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Langages
La stylistique de Charles Bally : de la notion de « sujet parlant »à la théorie de renonciationJean-Louis Chiss
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Chiss Jean-Louis. La stylistique de Charles Bally : de la notion de « sujet parlant » à la théorie de renonciation. In:
Langages, 19ᵉ année, n°77, 1985. Le sujet entre langue et parole(s) pp. 85-94.
doi : 10.3406/lgge.1985.1506
http://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1985_num_19_77_1506
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J.
L. Chiss
LA
STYLISTIQUE
DE
CHARLES BALLY
:
DE
LA
NOTION DE «
SUJET
PARLANT »
À
LA THÉORIE DE
L ÉNONCIATION1
« Sans
doute la rencontre de
Ferdinand
de
Saussure
a été
le
fait
décisif qui
a déterminé l'orientation de ma
pensée...
Toutefois
ce
maître incomparable ne s'est pas
attardé
spécialement aux questions qui m'ont
passionné
plus tard, celles
notamment
qui
concernent
le
langage expressif,
véhicule
de
la
pensée
affective.
D où
me
vient
donc
cette
hantise
de
la
parole
fonction
de
la
vie »
Ch.
BALLY, Journal de Genève, 10 avril 1957
(c'est
nous
qui
soulignons).
Une des dernières livraisons des
Cahiers
Ferdinand de
Saussure
(n° 36, 1982)
vient à point nommé pour
fixer
l'attention
des
spécialistes sur l'œuvre (et la vie) de
Ch. Bally
(1865-1947)
dont
le
nom reste
d'abord
attaché — avec celui
d'Albert
Sechehaye
— à l'édition
du
Cours
de
Linguistique générale ; la difficulté à autonomi-
ser le
travail
de
Bally par
rapport
au
saussurianisme
reste
sensible
dans
la
revue
susnommée — ce qui ne préjuge en
rien
de la nécessité de
revenir
à la
filiation, telle
qu'elle est exposée
par
exemple par G.
Redard
: «
Charles
Bally disciple de
Ferdinand de
Saussure
». Il reste
que,
limitée d'un
côté par
la relation maître/disciple, la
prise
en compte
pour elle-même
de l'œuvre de Bally se trouve
comme piégée
d'un
autre
côté par
l'étiquette de « Stylistique » assumée par son auteur, mais
génératrice
de
malentendus
persistants.
Pas plus qu'il n'apparaît dans l'histoire de la linguistique
structurale
comme
un théoricien
à part entière, Bally ne figure au rang des
précurseurs cités par
R. Jakobson dans
«
Linguistique
et poétique » (ce dont
s'étonne
R.
Godel).
La
conjoncture
théorique en linguistique marquée par la constitution de la
pragmatique comme nouvelle matrice,
le développement des problématiques de
renonciation
et
la
confirmation
des
recherches
sociolinguistiques,
semble
favorable
à
une
(redécouverte de Ch. Bally
dont on note
au moins les « ébauches
théoriques
étonnantes »
2.
C'est
au
sein des rubriques consacrées au « style », à la « stylistique », à la «
rhétorique » dans les encyclopédies
de
linguistique que
le
nom
de
Bally
apparaît :
ainsi
dans le
Dictionnaire
Encyclopédique des
sciences
du
langage (Seuil, 1972),
O.
Ducrot et
T.
Todorov insistent sur les ruptures de Bally par rapport aux
conceptions
1. Une partie de cette
recherche
a été présentée, sous forme de communication orale, au
Colloque
ICHOLS
III (Université
de
Princeton,
U.S.A.,
19-23
août 1984).
2.
Cl.
Haroche
et
I.
Michot-Vodoz
:
«
Autour
de
«
Théorie
du sujet
»
d'Alain
Badiou
»
in
D.R.L.A.V.
(Paris
VIII,
1984),
n° 30
: « La
Ronde
des sujets
».
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préexistantes
du style : la
stylistique de Bally, descriptive,
s'oppose
aux conceptions
littéraires du
style
pour renouer
avec
l'ancienne rhétorique ; pour les auteurs,
l'analyse
du
discours
constitue
une ouverture contemporaine
de
la « stylistique
restreinte » de Bally. Dans
le
Dictionnaire de linguistique (Larousse 1973),
la
définition
de la
stylistique
empruntée à Bally
est
très
nettement
opposée à
une
autre
définition
de la
stylistique
comme « étude scientifique du style des œuvres littéraires »,
appuyée
sur
une
référence
à
R.
Jakobson.
STYLISTIQUE ET
SUJET
PARLANT.
La « stylistique » comme Etude systématique des
moyens
d'expression
3,
étude
dégagée
— en principe —
de toute
préoccupation rhétorique ou
littéraire,
est, aux
dires de
Sechehaye, une
«
discipline que Ch.
Bally
a
créée » [J. de Genève,
16.3.1929). La position de cette discipline dans le dispositif de la linguistique est
explicitement
rapportée par Bally
lui-même
à
la
conceptualité saussurienne
:
« En
somme,
je
reste fidèle à la
distinction
saussurienne entre la
langue et
la
parole,
mais j'annexe au domaine de la langue une province qu'on
a
beaucoup de peine à lui
attribuer
:
la
langue parlée
envisagée
dans son
contenu
affectif
et subjectif. Elle réclame une
étude spéciale : c'est
cette
étude
que j'appelle
la
stylistique
» (cité par G.
Redard
in Cahiers
Ferdinand de Saussure, 36,
p.
18).
Si
pour
R.
Godel [ibid),
malgré la dédicace
« à mon maître,
Ferdinand de
Saussure
», ni le Précis de stylistique (Genève, Eggimann, 1905), ni le Traité de
stylistique française
(2
vol.
Heidelberg,
1909, 3e édition 1951,
Georg
et Cie et
Klincksieck,
abrégé en
T.
S. F.) ne
doivent
rien
à
Saussure,
il
n'en
reste pas
moins qu'outre la
distinction langue/parole, les orientations
saussuriennes
que sont le
projet sémiologique,
l'opposition
synchronie/diachronie,
la
différence langue
parlée/langue
écrite,
informent
la
tentative
de
Bally
pour
caractériser
le
français
contemporain.
Contre les
prismes
déformants
que constituent
les œuvres littéraires, l'histoire de
la
langue,
les décisions des
grammairiens, Ch.
Bally, dans l'introduction du T.S.F.
où
il
livre la « définition de la
stylistique
», se place
sur
le terrain de l'apprentissage
(le
livre est destiné
à
l'enseignement) 4
pour contester
les idées
dominantes
en la
matière :
apprendre une langue
serait
un
travail
mécanique (le recours à
l'introspection devrait corriger ce mécanisme), une opération
analytique (l'analyse
dite logique masque
le
caractère synthétique des faits
de
langage), une opération
historique (le caractère
scolastique
de l'enseignement est ici
générateur
d'illusions).
En
opposition, Bally propose son protocole pédagogique dans cet autre énoncé de
l'introduction
du
T.S.F.
(p.
IX)
:
« La propriété
du langage, la pureté de l'expression ne
s'acquièrent pas
avant tout
au
contact de la langue du passé, mais par
l'étude
intelligente de la langue d'aujourd'hui, dans
ses
manifestations
les
plus
vivantes,
les plus voisines de
la
pensée spontanée ».
On
le voit : Bally, au début du T.S.F., répond moins à la question : qu'est-ce
que la
langue ? qu à
l'interrogation : que doit comporter
l'étude
de la
langue ? Sa
réponse
3. Titre
d'une
conférence de Ch. Bally donnée
en
mai 1910 dont le texte
est
reproduit dans
A Genová
School Reader in Linguistics, edited by R.
Godel,
Indiana University Press, Bloo-
mington and London, 1969.
4. L'optique pédagogique
est
constante
chez
Bally comme est
constante
l'attention aux
spécificités
d'approche
de
la
langue
maternelle
et
de
la
langue
étrangère.
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apparaît
d'abord comme un élargissement de la définition saussurienne. A l'étude
du
système,
il
faut ajouter celle de l'activité du sujet parlant :
« L'étude de
la
langue
n est
pas seulement l'observation
des rapports existants entre des
symboles
linguistiques, mais aussi des relations qui unissent
la
parole à
la
pensée (...) c'est
une étude en
partie
psychologique, en
tant qu'elle
est
basée
sur
l'observation de
ce
qui se
passe dans l'esprit d'un sujet
parlant
au
moment où il
exprime
ce
qu'il pense »
(ibid p.
2).
Saussure, dans
le
chapitre
IV
du
CL. G.
: «
Linguistique
de
la
langue
et
linguistique de la
parole
», avait
déjà situé
la
nécessité d'étudier
l'activité du sujet
parlant
« dans un ensemble
de
disciplines
qui
n'ont
de
place dans la linguistique que par
leur relation avec la langue » (éd. de
Mauro,
Payot, 1972, p.
37).
On pourrait
penser, sans tirer argument de l'ordre
du
Cours, que le chap. V « Eléments internes et
éléments
externes
», fournit cet « ensemble de disciplines »
(ethnologie,
histoire
politique, littérature, dialectologie...), alors que les reformulations de Bally, à y regarder
de
près, déplacent plus
qu'elles
ne complètent
le
champ conceptuel
de Saussure.
Cela
malgré
les
dires mêmes
de Bally
qui dans
Linguistique
générale et linguistique
française
(1932 abrégé en L.G.L.F.) déclare à propos de la théorie saussurienne de
l'arbitraire
du
signe
la
«
compléter
»
et
la
«
systématiser
»
{L.G.L.F.
édition 1964,
p.
128).
Cependant,
la
notion
de sujet parlant, centrale
chez
Bally, alors qu elle n'est
pas à proprement parler un concept du Cours 5 apparaît consubstantiellement liée à
la définition
du
langage
que
propose le
T.
S. F.
:
« système de
symboles
d expression
»
et
« fait
social
». La théorie est centrée
sur
le « sujet qui parle spontanément
sa
langue
maternelle »
et à
travers
laquelle
il exprime
ses
« idées »
et
« sentiments »
et
communique avec autrui ; si la mise en évidence de la
correspondance
du
langage et de la
pensée
constitue
le
fondement de l'étude linguistique, seule la
«
réflexion
intérieure » du sujet parlant, son introspection, peut fournir le matériau
indispensable à l'observation « simultanée » de la
pensée et
de
son
expression
(ibid
p.
4).
La
recherche
de
ces
unités
de
pensée
et
leur
correspondance
avec
les
faits
d'expression
explique
le refus
par
Bally de
Yanalyse, celle
qui consiste à déterminer
les « éléments les plus simples
du
langage
», et
du découpage
arbitraire dans les
phrases d'éléments »
d après
des indices extérieurs, formels,
étrangers
au mécanisme
de la pensée
» (ibid
p.
3) 6. L'acharnement
de
Bally contre « l'instinct étymologi-
5. Absente de l'index
du Cours,
elle l est aussi de l'appareil
critique de
De
Mauro
ou de
Godel par exemple. Ce
qui
ne veut
évidemment pas
dire
que
Saussure s'interdise le
recours
au
sujet
parlant
dans Yanalyse subjective
synchronique
de la langue
: «
au point de vue de
l'analyse subjective, les suffixes et
les
radicaux ne valent
que
par
les
oppositions syntagmati-
ques
et
associatives
:
on
peut,
selon l'occurrence,
trouver un élément
formatif
et
un
élément
radical dans deux
parties
opposées d'un
mot,
quelles
qu'elles
soient,
pourvu qu'elles donnent
lieu à une opposition (...). D'une
manière
générale,
et
dans
des circonstances favorables, le
sujet
parlant
peut être amené à faire toutes les coupures imaginables (...) On
sait
que les
résultats de ces analyses spontanées se manifestent dans
les
formations analogiques de chaque
époque ; ce sont elles
qui
permettent de distinguer
les
sous-unités
(racines — préfixes — suffixes
— désinences)
dont
la
langue
a conscience
et
les valeurs
qu'elle y
attache.
» (Cours de
Linguistique
générale,
p. 258. C'est nous
qui
soulignons
les
termes mêmes qu'on retrouvera privilégiés
chez
Bally,
corrélativement
à la prépondérance du sujet parlant, alors que cette citation
apparaît,
chez
Saussure,
dans
les «
appendices
aux 3e et
4e
parties »).
6.
Le
rapport langage/pensée induit une théorie de
la
dérivation-composition : «
montagnard
» est
un
«
vrai
composé »
parce
que «
psychologiquement
(il) réunit deux idées, alors
que
foulard
ne
peut
s'identifier
qu'à
la
représentation
d'un
objet
»
(T.S.F.,
p.
37).
C'est,
selon
les propres
termes de Bally, une
«
conception du vocabulaire
»
(ibid.)
qui
s'élabore
ici par
la
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que
»
(critique
de la
notion
de «
mot
», de la
décomposition
des
mots
en
préfixes,
radicaux, suffixes) montre
le
lien
entre la
démarche
historique
et
le
formalisme
analytique,
tous deux
rejetés
du
même
geste
parce qu ignorant
« la
réalité
psychologique »
:
« Tout
ce
qui
n'est
pas sentiment
linguistique
spontané
est
étranger à
l'état
de
langage
étudié et ne peut faire l'objet de
notre
recherche
» (p.
34).
Cette
réalité
psychologique
impose
à
la
stylistique
son caractère synchronique
:
l'état
de langue est certes « une
fiction,
puisque
l'évolution
est
continue ; mais
pour
les
sujets parlants
elle
est
une
réalité subjective » qui « finit
par
s'objectiver » {Le
Langage et
la Vie,
1913,
édition
1952, p. 73,
abrégé en L.V.).
Le
critère
retenu par Bally
de l'usage vivant de la langue
maternelle,
la spontanéité, garantit l'unité de l'état de
langue chez tous
les sujets
parlants,
chez
qui l'on retrouve « un même réseau
d'associations
linguistiques
» {ibid. p. 73).
{Cf.
également « Statique et histoire » in
Linguistique générale
et linguistique française,
introduction p. 22).
De manière plus générale,
il
s'agit
de concilier l'expression de l'affectivité
individuelle avec la
thèse
du langage fait
social
: nous n'exprimons
«
des
mouvements de l'être individuel que
la
face
accessible à la
connaissance
des
autres individus
;
autrement
dit,
on
ne
peut
montrer
ce
qu'on
pense
et
ce
qu'on
sent
soi-
même
que par
des moyens d'expression
que les
autres peuvent comprendre
»
{T.S.F., p. 6.
C'est
nous
qui
soulignons).
Si la stylistique étudie « les faits
d'expression
(...) au
point
de vue de leur contenu
affectif, c'est-à-dire l'expression des faits de la sensibilité
par
le
langage
et l'action
des faits
de langage sur la sensibilité » (p. 16), ces faits d'expression sont ceux
du
langage organisé, «
ils concourent
à
former
le système
des moyens
d'expression
d'une
langue
»
(p.
1, c'est
nous
qui soulignons). La
subjectivité pensée
en
termes
d affectivité,
d'émotivité, est
inscrite
dans la
langue,
précisément dans la
langue
parlée
comme
seule
vraie
norme
supposant l'existence
de situations de
communication
concrètes.
Or, ces
situations concrètes
mettent en
rapport des
individus. Aussi faut-il
prêter
une
attention
particulière à
la
terminologie
de
Bally
qui
peut
paraître
«
floue
»
au premier
abord, et
ne pas
identifier
individu
et
sujet.
LINGUISTIQUE ET PSYCHOSOCIOLOGIE.
Bally note
que
la
marque
« sociale »
du langage peut être
l'expression de «
sentiments sociaux », c'est-à-dire de sentiments nés de
faits
étrangers à l'individu.
De
plus, dans le procès de
communication,
les «
symboles
d'expression » classent
l individu
socialement
et
reflètent
les
efforts qu il fait
pour
s'adapter
socialement
aux
autres individus
du
groupe.
Le
«
terme
familier
»
est
un
exemple
type
des
effets
par
évocation, qui informent sur le milieu (social) du
locuteur,
« avec les
sentiments qu'y
rattache
celui qui le
connaît » (p. 166). Il
faut
rapporter ce thème
des
« effets par
distinction entre
«
famille étymologique
»
et «
famille sémantique » avec
toujours le critère
décisif
ainsi
posé
: « qu'est-ce
qui se
présente
à la conscience du sujet parlant ?
»
(p. 42).
Il
est
d'ailleurs intéressant de
remarquer
que
la
stratégie
de
l'argumentation
linguitique chez Bally
est souvent exprimée
en termes de recours
explicite
au sujet parlant
— Bally —
dont l'écriture
retrace
le
processus
de pensée : «
Mais pourquoi
comparais-je
tout
à l'heure
frêle à faible
et
(question plus
importante),
pourquoi
faible est-il le
premier
mot qui se soit
présenté
à mon
esprit pour expliquer frêle ? (...). Si
je
suis plus fortement affecté en prononçant le premier...
»
{T.S.F.,
p.
97).
Ailleurs,
le
«je
»
peut
devenir
«
nous
»
(pp.
153-193).
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évocation
» à la problématique
générale
de
Y
association
d idées.
Si
les
« effets
naturels » désignent les impressions qui «
découlent
directement de la
signification
des
faits
de langage »,
Bally
parle d «
effets par évocation » lorsque
les
impressions
« résultent indirectement
des
formes de vie et
d'activité associées
dans l'esprit
aux
faits
de langage » (p. 221). L'étude des deux catégories d'effets
constitue
l'objet de la
stylistique.
Bally
se
montre particulièrement attentif
à
ce
que le
langage
implique de
« symbolique
sociale
» (p.
222) :
il complexifie la notion de « milieu » ou d « état »
dans lequel interviennent les paramètres de classe sociale, de niveau culturel, de
profession, de
mode
« d'activité
» et de «
pensée »... L'individu apparaît comme la
résultante de «
fils ténus d'influences contradictoires
» (p.
220). De nombreuses
notations préfigurent à
la
fois
les
linguistiques
sociales de la
covariance mais
plus
encore
les sociolinguistes
américains quand ils mettent en évidence la systématicité des
adaptation au « milieu » (p.
221),
à
la
situation de communication ;
l adaptation
non
réussie est
définie
dans
le
T.S.F.
comme
facteur de
classement (p.
226) ; les «
représentations
» (p.
222), le
«
dressage
social
», expression
affectée
de
guillemets par
Bally (ibid),
la
prononciation
pensée
comme
facteur
de
ce
que P.
Bourdieu
nommera
l'« habitus », dessinent des linéaments qu'on retrouve
par
exemple
chez
W.
Labov et
les
sociolinguistes
américains
quand ils
mettent
en évidence la
systématicité des
changements
stylistiques suivant
les
interlocuteurs, et
des adaptations
linguistiques
à
chacune des
situations.
Insistant sur la nécessité de
l'intelligibilité
de la communication, Bally ne cesse de
souligner
en même temps le « caractère vital et personnel de la plupart des choses
exprimées » (p. 287).
Mais
le traitement des
facteurs
psychologiques et sociaux
n'enferme pas Bally dans une problématique
psychologique
ni sociologique dans la
mesure
où
« le langage
est
ici but, non moyen... Nous ne faisons pas de la
psychologie
du langage,
pas
plus
que
nous
prétendons
faire
de
la sociologie
»
(p.
28).
Bien sûr, le T.S.F. comme d'autres
textes
de
Bally,
L.V. en particulier,
n'est
pas
avare
de
données psychosociologiques
générales,
voire
de catégories
philosophiques (instinct,
jeu, nature, vie,
intention...),
d'oppositions
constituant
deux
paradigmes : celui de la langue «
sentie »,
« vécue », « concrète », « affective »
vs
celui de
l'expression abstraite, «
intellectuelle
» ;
Bally
fait à la fois référence à des
classifications
de psychologues («
les tempéraments sanguins
»,
« colériques
»,
«
flegmatiques », «
sentimentaux
»
... T.S.F. p. 27),
à des caractérisations psychosiociologi-
ques comme la «
mentalité
moyenne » (en italiques chez Bally)
qui
est l'un des
facteurs
qui déterminent les
attributs
propres de la
langue
parlée («
l'homme
moyen
pense
pour
vivre
et
ne vit
pas
pour
penser
»,
T.S.F.
p.
287). Il
fait
aussi
appel
à
des
notions
socio-historiques
comme la « mentalité
européenne
» (dont les calques et
emprunts seraient une preuve),
ce
qui
l'amène
à risquer l'idée
qu il y
a une «
stylistique
européenne » (ibid., p.
23).
Evidemment attentif à
la
spécificité du français, Bally
n'en
fournit
pas
moins des
directions
de
linguistique
générale
et
livre
une conception des
rapports langue/pensée
plus
complexe que la
problématique classique
de
type expressiviste
à
laquelle
on
serait
tenté
de
le
réduire, jusqu à l'ouverture de perspectives énonciatives et
pragmatiques.
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7/11
DE LA LINGUISTIQUE PSYCHOLOGIQUE
À LA THÉORIE
DE
L ÉNONCIATION
Si le langage a
pour tâche d'exprimer
«
d'abord
» des «
idées
»,
cette
intellectualisation de principe apparaît
intenable à
В
ally
:
comme « nous
sommes
esclaves
de
notre
moi...
ce
langage,
qui exprime aussi
des
idées, exprime
avant
tout
des
sentiments
»
{T.S.F.,
p.
6)
:
« Les
mots
les plus
ordinaires tels que chaleur,
froid, marcher,
courir, etc..
évoquent
en
nous
des
sentiments
avant de
réveiller
des idées
; on
peut
être
à
peu près
sûr que,
suivant
les
personnes et
les
circonstances,
la phrase :
«
il pleut
»
fera surgir une
impression
de
plaisir
ou
de
déplaisir
avant de faire concevoir l'idée de la
pluie.
Il
en
va
tout
autrement
dans
une
langue étrangère...
»
(p.
159).
Il
conviendra de
développer
ici les positions philosophiques de Bally, la genèse de son
anti-logicisme
et
de son anti- ntellectualisme (cf., dans ce
numéro, l'article
de J.
Medina).
Il
n'en
reste pas moins
que
sa
problématique est celle
d'un linguiste
:
l'objet de la stylistique est l'expression parlée, et
non
le fait pensé. A
la
psychologie
du langage de s'occuper des « liaisons
pensées
sans être
exprimées
» {T.S.F., p. 313 ;
c'est tout
au
moins la position du « premier Bally
»).
Ainsi, ce qui compte, c'est
d'inventorier,
dans
une expression
donnée,
la combinaison
des
moyens
qui
concourent à l'expressivité : par
exemple
le
rôle de l'intonation
et de
l'ellipse dans l'énoncé
« le malheureux »
et
plus généralement l'importance de la mimique, de la
gestua-
lité, de
tous
les
procédés
de la syntaxe « affective »
(par
exemple la
présence ou
l absence
du déterminant — le — dans un S.N. apposé, p. 261),
la
nécessité de
partir
pour
l'examen d'un fait de langue « d une situation et d un contexte
déterminés
»
(L.V., p.
66)
qui peuvent transformer
une phrase
banale en
une formule pathétique
(« c'est
toi
qui as fait cela »,
ibid
p. 77), la constitution d une théorie des
associations.
Si le langage « reflète » la «
vie
de l'esprit », « réalise le contenu de
la
pensée »
(T.
S.
F.,
p.
152),
il
le fait
imparfaitement
:
«
Les
tendances
fondamentales
de
notre
esprit ne se réalisent
que
partiellement
dans
le
langage
(p. 165 et s.) et (...) en définitive le langage est un instrument toujours imparfait de
l'idée
pure
»
{ibid., p.
163).
Mais
alors
que
la langue est impuissante
à
refléter
le tout de
l'esprit,
il arrive
aussi
que
ce
soit
« l'infirmité de l'esprit
humain
» qui produise
un
langage comme le
langage figuré (ibid, p. 187).
La stylistique de Bally se trouve placée au point d'intersection entre l'esprit et
la
langue (le parler)
: si
l'esprit possède une
tendance
naturelle (le «
besoin logique »,
dans
les
termes
du
T.S.F., p. 40) à organiser une production
analogique (fabriquer
tel adverbe sur tel adjectif), l'usage ne sanctionne pas toujours
ces tentatives
de
réalisation. Alors que
les associations des
«
sujets parlants sont spontanées,
toujours
plus
ou
moins
affectives
et
la
plupart
du
temps
inconscientes
»
(p.
60),
qu il
existe
chez
le
sujet parlant « une synonymie
inconsciente
» (par opposition au
processus
de la
définition qui n'est
pas naturel
mais
étranger
au maniement spontané du langage), c'est
à la
stylistique qu il
revient d'établir «
des
distinctions et
des tendances générales
en
constatant
consciemment
ce
que l'esprit du
sujet parlant sent inconsciemment »
(p.
28).
Sur
le
plan théorique, Bally serre
de
près
la non-univocité
des
relations
entre
« procédés
linguistiques
»
et
« faits de langage » :
«
On ne trouverait guère, à une
époque
déterminée, de
moules
syntaxiques (temps,
modes, cas, relations par prépositions ou
conjonctions,
etc..)
qui
ne servent
qu'à
une
fonction
déterminée,
et inversement, on ne
trouverait pas
de
forme
de
pensée
qui
ne
se reflète
que
dans
un seul
procédé
»
(p.
257).
90
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8/11
Sur le
plan méthodologique,
la
perspective adoptée est
de se
poser
la question
à
propos
d'une
langue particulière, le
français
par
exemple : comment
peut-on
exprimer
qu on désire faire
une
chose ? Alors qu un
verbe
« désidératif » serait
un
moyen
direct (les
moyens
d'expression
directs
sont les
procédés
lexicologiques) d'exprimer le
désir, le
français a
la
tournure
si + imparfait de l'indicatif (les
procédés syntaxiques
sont
les
plus
importants
des moyens d'expression
indirects)
. Loin
que la
correspondance
univoque
soit
la
règle,
le
normal dans
les
langues, c'est
qu un
même
signe
ait
«
plusieurs
valeurs, et
que
chaque
valeur [soit]
exprimée par plusieurs signes » {L. V.,
p. 66). Ainsi, en chercheur
et
en enseignant, Bally détermine
une
méthodologie qui
fait
débat encore
aujourd'hui sur
le
terrain de
l'apprentissage
des
langues
:
« La
seule
méthode rationnelle consiste donc
à
partir
des
modalités et
des rapports
logiques supposés chez tous les
sujets
parlants d'un
groupe linguistique
et de
chercher
les
moyens, quels
qu'ils
soient, que la langue met à la disposition
des sujets pour
rendre
chacune de ces
notions,
chacune de ces modalités, chacun de ces rapports » {T.S.F., p. 129,
c'est
nous
qui
soulignons).
Tout se passe comme si,
au
fur et à mesure de l'intégration
par
Bally de la con-
ceptualité saussurienne,
l'accent
se
déplaçait
d'une
« linguistique psychologique » vers
une
linguistique unissant la
connaissance
du
système
(étude
des rapports entre
signifiants/signifiés) à une « théorie de renonciation »
(première
partie de
L.G.L.F.)
:
confirmer
que
« dans
un
système tout se tient » {ibid, p. 13) ce qui ne
veut pas dire que tout
est
« harmonie
» (voir
infra), insister
surtout
sur l'« emprise
de
la
langue
sur
la
pensée
» (p. 13) et faire ainsi mieux
ressortir
« la caractéristique
du français
» (la comparaison
avec
l'allemand est constante),
tels
sont les traits
marquants de l'ouvrage
L.G.L.F.
La « théorie de renonciation » chez
Bally
propose
non seulement
la dichotomie
entre
« dictum » et « modalité » (corrélative à l'opération
du
sujet pensant)
8,
et,
ce
7.
Il
est important de noter
la
part restreinte dévolue
à
la
syntaxe
dans le Traité de
Stylistique française
en
particulier
(seulement
travaillée
dans la 6e
partie
de
l'ouvrage, pp. 250 et sq. ).
Bally reprend d'ailleurs
(p.
132)
explicitement
l'argument
de Tobler
selon
lequel «
la
plupart
des faits de
syntaxe
se réduisent à des
faits
lexicologiques
».
On peut voir
dans
ce
privilège
du
lexical
un corollaire de l'attention au paradigmatique,
aux
associations, par opposition
à
un
certain formalisme du syntaxocentrisme tel que
Bally
le critique à travers
des
procédures
comme
celles de l'analyse grammaticale et
logique.
Bally,
attentif
à
l'implicite («
Marseille,
le
vieux
port
»,
légende
d'une gravure,
suppose l'existence
d'un nouveau port), y compris à
la
grande catégorie des
syntagmes implicites (cumul, signe zéro,
ellipse,
hypostase),
critique
«
l'étude
exclusive
des
formes
matérielles et perceptibles du discours :
conséquence de
l attention
trop
grande accordée
aux
textes écrits » {L.G.L.F.,
p.
23). Dans le procès de
communication
il
note
que
l'explicitation n'est
pas
nécessairement un
facteur
de
compréhension
:
«
l'expression devient
même plus
claire
et plus incisive
à
mesure que les mots font défaut »
{L.G.L.F.,
p.
41). Il est signiticatif de constater que
ce
« retour
du
lexique » trouve
son
plein
rendement
dans
le
développement
actuel
d'une lignée pragmatique
qui
veut
faire
la jonction
avec la
sociologie. La construction d'une théorie pragmatique du lexique
avec des
travaux
au
niveau du mot, de
la
dérivation (le T. S. F. est singulièrement occupé
de
ces questions)
pour
montrer
que
la
signification
est
inséparable
de la
référence
et
de l'usage
social des
mots,
semble
à
l'ordre
du
jour (cf. le n° 46
d'Actes
de
la recherche
en
sciences
sociales,
« l'usage de
la
parole
»,
mars
1983).
8.
A
Culioli propose en 1969 l'« Ebauche
d'une
théorie des modalités
»
(Conférence
prononcée devant la
Société
de
Psychanalyse).
E.
Roulet, dans le
cadre
pragmatique (cf.
Communicat ions,
n°
32, 1980, p.
216),
fait référence à
un article de
Bally
(1943)
sur
les auxiliaires
modaux,
«
Syntaxe
de
la
modalité explicite
»,
Cahiers
Ferdinand
de Saussure, n°
3,
pp.
3-13,
qu'il situe
comme initiateur d'un
courant
poursuivi
par
E.
Benveniste.
91
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9/11
faisant,
une définition
de
la phrase qui convertit l'analyse logique en analyse
psycholinguistique, mais encore elle
distingue la manifestation
du sujet parlant dans des
catégories grammaticales spécifiques de sa
présence
implicite dans certains
ensembles
des parties
du
discours (adjectifs,
substantifs,
etc.)
:
d'où
l'analyse des déictiques,
catégorie génétiquement première,
aux
dires de Bally, dans l'histoire des langues
indo-européennes, et des
termes évaluatifs,
relatifs
à la
norme portée par
le sujet
d'énonciation
{cf.
«
Les
notions
grammaticales
d absolu
et
de
relatif »,
Essais
sur
le
langage, éd. de minuit, 1969). Plus encore, elle intègre
le
contexte linguistique (geste,
mémoire, vue) pour chercher à penser ses
modes d'intervention
et son
efficace
dans
les actes du
discours.
Il
s'agit
d'une prise en compte de
l'énonciation
totale
selon
les
propres termes
de Bally.
Travaillant
sur les phénomènes de
dislocation,
d anticipation
et
d'anaphore,
Bally, avec
la
distinction
thème/propos
{L.G.L.F.,
p.
53)
retrouve,
à
partir
de ses propres
thèses,
les
orientations
de la linguistique textuelle
inaugurée
par l'école
de Prague
(cf. B.
Combettes, 1983, Pour
une
grammaire
textuelle, De Boeck-Duculot) ;
l'étude de
la
segmentation,
de la thématisation
vient
contredire la
thèse
de la linéarité linguistique :
«
C'est l'expressivité
qui
est la plus
grande
ennemie du discours déroulé sur une
ligne...
»
{L.V.,
p.
94).
On
voit bien ici Bally s'inscrire dans une tradition qui
conteste
l'emprise du logico-
grammatical,
le
modèle « analytique » avec
la priorité
accordée
au jugement,
à
l'entendement sur
le
« sentiment » et
la
« volonté »
:
travailler
sur
l'organisation
thématique
du
discours, précisément celui de «
la
langue parlée », permet de maintenir
dans la
langue
la
présence
de la
subjectivité.
Bien plus,
l'omniprésence
du
sujet
d'énonciation
chez Bally, même
si
ses traces
ne
sont
pas
matérielles,
recouvre là
aussi
une complexification
qui fait sa
place à une théorie
de la production
comme à une
esquisse
de théorie de la réception : Bally se
montre
attentif d'une
part au clivage, à
l'hétérogénéité du sujet parlant partagé
entre
le
sentiment
et l'intellect ; d'autre part,
il
insiste
sur le déséquilibre
entre les
deux versants de la
parole :
la parole, du point
de
vue
du
sujet
parlant,
est
«
moyen
d'action
et
d'expression
»
9
;
du point
de
vue du
sujet
entendant,
elle est « source d'impressions et de réactions » (L.V., p. 58).
Or,
« intentions et effets
ne se recouvrent pas
toujours »
{ibid).
Si l'étude de
l'appropriation
individuelle de l'appareil formel de la
langue
préfigure Benveniste, Bally n'oublie
jamais
de tenir le rapport
entre
expression
et
communication,
sujet
et social
10.
A l'encontre
de la manière
dont
est traditionnellement
caractérisé le sujet parlant «
porteur
de choix, intentions, marquant de manière
naturelle et
licite
ce qu il énonce » (la formule
est
d'A.
Meunier,
«
Sechehaye,
Bally : Le
sujet et la
vie», D.R.L.A.V.,
p. 150, op. cit. note 2) n, Bally s'intéresse aux
9.
Avec
l'affectivité,
l'activité face
à
l'autre
est une
forme
fondamentale
de
la
«
vie
du
langage » : force
de
rupture, instrument
de lutte, l'acte de langage est
aussi atténuation,
euphémisme, élément du «
consensus
» dans
la
«
communauté
linguistique » voire de l'« hypocrisie
sociale » {L.V.,
p. 21)
: « Le
langage devient
alors
une
arme
de
combat :
il s'agit
d'imposer
sa
pensée aux autres
:
on
persuade,
on prie, on
ordonne,
on défend
;
ou bien
parfois la
parole
se
replie
et
cède :
on ménage l'interlocuteur,
on esquive son
attaque, on
cherche à capter sa
faveur, ou bien on lui témoigne
son
respect, son
admiration
» {L.V., p. 18).
10.
Bally
note l'antinomie entre expression et communication
:
« La pensée tend vers
l'expression intégrale,
personnelle,
affective,
la
langue cherche à communiquer
la
pensée vite et
clairement
» {L.V., p. 80). Cf. également
la
fin de L.G.L.F.,
p.
363 sq., « Le français langue
de communication »).
11. Dans
ce
même ensemble, F. Armengaud
note à
juste
titre
que «
la conception
expressi-
viste
s'accorde
parfaitement
avec
une
vue
objectiviste
et
fonctionnelle
de
la communication,
92
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10/11
«f
nécessités impérieuses
auxquelles
obéit le
langage
dans
sa
fonction
naturelle et dans
sa
fonction sociale
» {T.S.F., pp. 179-180, c'est
nous
qui soulignons).
C'est dire à quel point les
perspectives
de Bally s'inscrivent contradictoirement à
la
visée
stylistique classique,
selon
laquelle
une
« étude de style » doit
montrer
la
manière dont un
auteur se libère
des servitudes linguistiques
12. Pour
Bally,
il
s'agit
d'abord
de dégager les
contraintes expressives et
leurs
mécanismes
:
d où son
attachement
à
souligner
les
démarcations
entre
sa
démarche
et
celle
de
la
«
critique
littéraire ».
Alors que
sa stylistique
étudie
la
«
nature d'un fait
d'expression
», la critique
littéraire s'intéresse à «
l'emploi (volontaire,
conscient, à visée
esthétique) qu en
fait
un
auteur » (T. S. F., p.
19),
ce qui n'empêche pas
parfois le recours
aux exemples
littéraires. Loin d'être pensés en terme
d'«
écart
», les « procédés du
style
ne
font
qu'organiser et régulariser les tendances naturelles du
langage
sponatané » (T.S.F.,
p. 100). Plus généralement et en
rapport
avec la «
seconde
»
conception
de
l arbitraire
qu il
développe (cf.
J. Médina), Bally critique les
conceptions
qui attribuent
une valeur «
esthétique
» aux langues, les thèses des effets onomatopéiques ou
de
l'«
harmonie imitative »,
toutes
ces dérives mimétiques
que
Gérard Genette a
auscultées
dans son «
Voyage
en Cratylie » (Mimobgiques,
Seuil,
1976).
Si la « stylistique de l'écart » semble étrangère à la
pensée
de Bally, la possibilité
d'un travail sur le
fonctionnemnet
globalisant des textes figure
par contre
dans sa
trajectoire de recherche. Dès le T. S. F., il
expose une esquisse
d'analyse des discours
avec un développement sur «
la langue
scientifique » (p. 117 «g)
appuyé
par un
« choix
des
textes » (p. 119,
Bally
présente un extrait de A. Meillet comme « texte
scientifique authentique »), sur la « langue littéraire » (p. 237 sq), sur la « langue
administrative » (p. 239).
Il y a
donc
bien des éléments à ranger
sous
la rubrique « ébauches
théoriques
étonnantes » que nous
évoquions
au
début
de cet article
et
l'œuvre de Ch. Bally peut
sans
doute se
prêter à un traitement dans
la
problématique
des lignées, influences,
filiations, etc. Le
point
de départ était ici différent : à partir de
l'examen
de
la
configuration épistémologique contemporaine
où
le concept de sujet parlant apparaît
central, il
s'agissait
de situer les théories où il fonctionne de manière excentrée
(Saussure )
ou
dominée
(le
« structuralisme »). Plus précisément, s'il est vrai
qu à
l intérieur
du
champ linguistique aujourd'hui,
le
«
domaine de mémoire
» (au
sens de
M.
Foucault
dans
l'Archéologie
du
savoir)
des
théories
énonciatives
et
pragmatiques
en
France englobe Bally comme une
référence anticipatrice, il
importe de montrer la
cohérence, la consistance, la
systématicité
de la «
stylistique
» de Bally, malgré ce
qui peut
apparaître comme
des flous
voire
des défauts de
conceptualisation,
et, en
telle qu'on
la
retrouve tant
chez
Shannon
que
chez
Jakobson
»,
conception pour
laquelle «
parler
consiste
à mettre en mots et en phrases, dont
on
ferait
un choix
libre et souverain, ce que
l'on veut
dire
».
La
problématique du
locuteur
comme
«
penseur
qui
s'exprime » (in
«
Locuteur
en relation
:
vers un
statut
de co-énonciateurs
»,
D.R.L.A.V., p. 72) et
celle
de l'échange
verbal
fonctionnalité
se confortent partout, jusque dans la tradition pédagogique française (cf.
l'histoire
des
Instructions officielles
pour l'enseignement du
français).
12.
Cf.
D.
Delas,
J.
Filliolet
:
Linguistique
et
poétique (Larousse,
1973),
particulièrement
le
chap. 3 « Linguistique
structurale
et stylistique ».
93
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11/11
même temps, suggérer
que
cette œuvre
n'est
pas une nouvelle matrice. On peut
la
considérer comme la réactivation
d'une
matrice préexistant à
Saussure
marquée
à
la
fin
du
XIXe au
sceau
de l'oral, de
la
langue vivante — ce
que
S. Auroux a pointé
avec la catégorie du
parler
13, « thèmes » récurrents dans la
pragmatique
et certaines
approches philosophiques et anthropologiques
préoccupées par
les articulations du
langage
et
de
la vie et
le
« souci de l'authentique ».
Il
reste
que
ce n'est
pas
une
découverte
de
penser
que
l'activité langagière
dans
le
jeu
réglé
de
la
communication
ne peut être
enfermée
dans la « linguistique de la parole »
au
sens saussurien du
terme.
Bally,
plus que tout autre prédisposé
à
l'accepter, a cessé
rapidement
de le
croire.
Pourquoi alors vouloir continuer à penser que la
distinction
saussurienne
langue/ parole a ouvert la voie à un structuralisme linguistique ignorant le rôle du
sujet parlant, « structuralisme » en réalité introuvable dans la
situation
française ?
13. Cf. « La catégorie
du
parler et
la linguistique
», Romantisme, 25/26,
1979.
Il faudrait
sans
doute
encore élargir
la
perspective
pour
analyser « l'obsession
de la reconnaissance du
locuteur
dans
la
langue
»
(expression
de
S.
Delesalle,
«
L'évolution
de
la
problématique
de
l'ordre des mots du XVIIe
au XIXe siècle
en
France. L'importance de
l'enjeu
»,
D.R.L.A.V.,
22/23, 1980), qui traverse toute la
pensée
linguistique européenne du milieu du XIXe siècle au
CL. G. et au-delà, et penser le
rapport
de ces problématiques
du sujet,
grammatical,
logique,
psychologique
telles
qu'elles
fonctionnent
chez les grammairiens
avec le développement
des
philosophies (ce qu'entament,
après
d'autres et à des titres
divers, plusieurs
collaborateurs de
ce
numéro
de
Langages).
14. Les
articles
consacrés au
Bulletin de la
Société de Linguistique
de
Paris,
à
G.
Gougen-
heim
et G. Guillaume dans
LINX
(Bulletin
du
Centre de
Recherches
Linguistiques de Paris X
Nanterre
n° 6, 1982,
« Les
débuts
de
la linguistique
structurale en
France 1937-1950
»)
montrent plus
les
avatars
d'une
réception que
la
constitution
d'un
structuralisme
français,
au sens
où
l'on
parle
du
fonctionnalisme
pragois, de
la
glossématique
danoise ou du distributionnalisme
américain.
94