LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

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MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE ………………… UNIVERSITE DE TOLIARA ..……………….. ECOLE NORMALE SUPERIEURE DE PHILOSOPHIE LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A TRAVERS LE PRINC LE PRINC LE PRINC LE PRINCE Mémoire en vue de l’obtention du C.A.P.E.N. (Certificat d’Aptitude Pédagogique de l’Ecole Normale), présenté et soutenu par MARODADY Inné, sous la direction de Monsieur RAKOTONIRAINY Ignace, Maître de conférences. Date de soutenance : 04 Mars 2002 Année Universitaire : 2007 - 2008

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MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE …………………

UNIVERSITE DE TOLIARA ..………………..

ECOLE NORMALE SUPERIEURE DE PHILOSOPHIE

LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A

TRAVERS LE PRINCLE PRINCLE PRINCLE PRINCEEEE

Mémoire en vue de l’obtention du C.A.P.E.N. (Certificat d’Aptitude Pédagogique de l’Ecole Normale),

présenté et soutenu par MARODADY Inné, sous la direction de Monsieur RAKOTONIRAINY Ignace, Maître de conférences. Date de soutenance : 04 Mars 2002 Année Universitaire : 2007 - 2008

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POLITIQUE DE MACHIAVELPOLITIQUE DE MACHIAVELPOLITIQUE DE MACHIAVELPOLITIQUE DE MACHIAVEL

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REMERCIEMENTSREMERCIEMENTSREMERCIEMENTSREMERCIEMENTS

Je remercie chaleureusement ceux qui ont bien voulu m’aider de leurs

conseils et de leurs remarques : Monsieur RAKOTONIRAINY Ignace, mon

encadreur, qui a accepté la lourde tâche de débarrasser le manuscrit des

nombreuses scories qui l’encombraient. Il ne doit pas être tenu pour responsable

de celles qui, par ma faute, pourraient y subsister.

Ce présent mémoire n’aurait pas pu être réalisé sans l’aide de Dieu et la

collaboration de quelques personnes généreuses, que je tiens à remercier

pareillement, de tout mon cœur :

- Monsieur ZENY Charles, Directeur de l’Ecole Normale Supérieure, qu’il

nous a donné un cours sur la méthodologie de recherche et de rédaction

d’un mémoire.

- Monsieur SAMBO Clément, Professeur Habilité, qu’il trouve ici

l’expression de mes sincères et vifs remerciements de ses cours et son

soutien moral.

- Monsieur RAZAFITSIAMIDY Antoine, Enseignant à la Faculté de

Philosophie de l’Université de Toamasina.

- Tous les Enseignants qui, dès la première année jusqu’à cette fin d’étude,

nous ont encadré et appris tant de connaissances.

- Mes parents et mes chères soeurs, qui m’ont soutenu financièrement et

moralement.

- Enfin, tous mes amis et toutes les personnes, de près ou de loin, d’une

manière ou d’une autre, qui m’ont apporté des conseils dans

l’amélioration de ce travail.

Cette page est insuffisante pour vous témoigner ma gratitude mais je vous

dis tout simplement et avec haut respect : « Infiniment merci ! ».

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INTRODUCTION

Partant de l’idée selon laquelle l’homme est l’animal le plus complexe par

excellence, nous constatons que dans son milieu social, il aspire toujours aux meilleures

conditions pour son bien-être. Dès l’Antiquité à nos jours, cette question préoccupe bon

nombre de penseurs et notamment les penseurs politiques. C’est dans ce cadre que les

pouvoirs politiques sont devenus nécessaires dans les différentes sociétés. De ce fait, en

politique, la nécessité est plus sollicitée car elle aide beaucoup les princes au pouvoir tout

en fragilisant les multiples influences venant de la méchanceté de l’homme. Conformément

à tout ce que nous assistons au monde politique à l’heure actuelle, nous remarquons que la

stratégie et la nécessité politique sont devenues l’unique principe de légitimité. Le fait

majeur est que la question sociale soit devenue mondiale : les aspirations des hommes au

pouvoir d’aujourd’hui, c’est de se débarrasser de la morale. De cette perspective, l’un des

penseurs de la Renaissance, Machiavel, est fier de la positivité de ses études dans la

politique, sans tenir compte de la réalité des autres en justifiant l’action du prince par la

nécessité et non plus par la morale. Cependant, pour faciliter nos réflexions sur ce point,

nous proposons de nous retourner à notre auteur.

Né à Florence, en Italie, le 04 Mai 1469, dans une famille de la haute bourgeoisie,

Nicolas Machiavel est le fils de Bernard Machiavel, trésorier pontifical à Rome et docteur

en droit, et de Bartolomea de' Nelli. Soucieux de faire de Florence un véritable Etat, à la

fois démocratique et théocratique, Machiavel s’est inspiré du moine dominicain Savonarole

entre 1452 -1498, année où il a exercé la fonction de secrétaire de la seconde chancellerie.

Il est un homme politique qui reçoit une éducation humaniste, et qui, loin des affaires de

son pays, se sent complètement inutile. Il mène des missions diplomatiques, en Italie

comme à l’étranger, se forgeant ainsi déjà une opinion sur les mœurs politiques de son

temps où se sont illustrées ses qualités d’observateurs. Durant cette même période,

Machiavel a accumulé une riche expérience diplomatique, militaire et politique. Cette

même expérience lui a permis de faire une excellente carrière politique de négociations et

d’opérations militaires pour le compte de la République de Florence. De telles compétences

diplomatiques l’ont conduit à étudier les stratégies adaptées par les dirigeants de son temps.

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Machiavel a ainsi réalisé qu’il serait difficile d’espérer sa survie sans le recours de ses

propres forces. On y trouve les prémices de sa conception politique dans Le Prince.

En 1513, il écrit Le Prince alors que quelques mois plus tôt, la République vient

d’être renversée par les Médicis aidés par les troupes d’occupation espagnoles. Machiavel

est soupçonné d’avoir participé à la conjuration fomentée par Pier Paolo Boscoli. Il a été

ainsi démis de ses fonctions, emprisonné quelques jours, sans doute torturé, et il est tenu

éloigné du pouvoir par les nouveaux maîtres de la cité. Dans ce temps, il s’est effectué de

continuer à écrire cet ouvrage le plus fameux, lequel relate les désordres du gouvernement

de la cité. Ce livre, publié après sa mort, est divisé en vingt-six chapitres : la première partie

est consacrée aux différentes formes de principautés et aux moyens de les conquérir ;

quelques chapitres analysent les grandes questions ayant trait à la vie intérieure et à la

politique étrangère de l'Etat, celles-ci finissant par se réduire à un seul aspect déterminant

l'organisation des forces armées. Mais les chapitres les plus marquants, et qui ont valu à

leur auteur de passer dans la langue courante avec l'épithète « machiavélique », sont ceux

consacrés au prince lui-même, à l'homme d'Etat et aux qualités dont il doit faire preuve

pour diriger les affaires publiques. Implacables et rigoureuses, faisant fi de toute

considération morale, montrant sans détour que la force est le seul principe sur lequel

s'appuie tout Etat digne de ce nom. Ces pages ont posé le fondement de l'analyse politique

moderne. En effet, le Prince énonce sur la politique des jugements si moralement

inadmissibles que le terme de « machiavélisme » a été forgé afin de les qualifier et de les

dénoncer. Est dit « machiavélique », le responsable politique capable d’employer n’importe

quel moyen pour parvenir à ses fins - agissant sans scrupule.

Le but de Machiavel est de dévoiler le pouvoir dans toute sa nudité, et de

s'interroger, non pas sur ce qu'un Etat devrait être, sur des idées à l'instar de Platon, mais

sur ce qu'il est en vérité, ce qui constitue à l'époque une innovation. La réduction de

Machiavel au machiavélisme est cependant trop simpliste. Le Prince est un ouvrage qui

peut sembler inattaquable par sa lucidité. Oeuvre géniale dans son ambiguïté, qui peut être

lu soit comme un traité de gouvernement à l'usage du despote, soit comme un ouvrage de

science, voire comme une critique déguisée du despotisme. On peut même lire Le Prince

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comme une des premières oeuvres de science politique car l'auteur ne cherche qu'à décrire

les mécanismes du pouvoir, à la manière du physicien qui détermine les lois de la

gravitation. De lecture simple en apparence, il est aussi un ouvrage d'une grande densité

dans lequel des théories fortes et nouvelles sont inscrites. Sans doute, pour Machiavel, son

ouvrage est une tentative de retrouver une place dans la vie politique de Florence. Dans ce

livre célèbre, il ose, comme il l'écrit dans sa dédicace, donner des règles de conduite à ceux

qui gouvernent. En effet, dit-il :

Il ne faut pas que l’on m’impute à présomption, moi un homme de basse condition, d’oser donner des règles de conduite à ceux qui gouvernent. Mais comme ceux qui ont à considérer des montagnes se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés lorsqu’ils veulent considérer une plaine, de même, je pense qu’il faut être prince pour bien connaître la nature et le caractère du peuple, et être du peuple pour bien connaître les princes1.

La tâche politique de Machiavel ne s’arrête pas avec Le Prince. Il a aussi

judicieusement commenté l’histoire romaine dans le Discours sur la Première Décade de

Tite-Live en 1520, où il a exprimé son propre vœu. C’est dans ce sens qu’il affirme que :

C’est pour détromper, autant qu’il est à moi, les hommes de cette erreur, que j’ai cru devoir écrire sur tous les livres de Tite-Live que la méchanceté des temps ne nous a pas dérobée. Tout ce qui, d’après la comparaison des événements anciens et modernes, me paraîtra nécessaire pour en faciliter l’intelligence. Par là, ceux qui me liront pourront tirer l’utilité qu’on doit se proposer de la connaissance de l’histoire 2.

Pour comprendre les réalités socio-politiques de son temps, cet ouvrage illustre avec

le principe, les principales occupations de Machiavel à savoir l’art de la pensée politique

qui trouve aujourd’hui sa justification partout dans le monde. Voilà pourquoi nous avons

choisi la pensée politique de Machiavel et, notamment ce qui a trait à l’analyse de la

stratégie du pouvoir. C’est ainsi que ce mémoire est intitulé : LA STRATEGIE ET LA

NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A TRAVERS LE PRINCE. Sur ce point, les

questions qui se posent sont les suivantes : Est-ce qu’un homme peut être gouverné par un

homme ? Comment accéder ou s'emparer du pouvoir ? Que faut-il faire pour le maintenir ?

Quelles qualités doit avoir l’homme d’Etat idéal ?

1 Nicolas Machiavel, Dédicace du Prince à Laurent II de Médicis. 2 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 378

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Dans Le Prince, Machiavel décrit non seulement l’art politique du prince pour

conquérir ou maintenir le pouvoir, mais aussi les méthodes techniques propres à faciliter la

tâche du prince sur son trône. Le Prince présente un régime politique où la Raison d'Etat

prime et doit permettre l'amélioration de l'homme et de la société. C’est ainsi que se définit

la philosophie politique de Machiavel, et qui n’est pas sans rappeler celle de Lénine, pour

qui, la fin justifiait souvent les moyens. Cependant, gardons-nous de considérer le

machiavélisme à un simple second degré, la volonté de Machiavel, de par des calculs rusés,

démagogiques et souvent perfides, est de préserver le peuple de soulèvements qui

pourraient le conduire à la famine et à la répression armée. Ici, on expose l'art et la manière

de gouverner en jouant habilement des humeurs antagonistes du peuple et des Grands, au

moyen d'une politique sachant faire usage aussi bien des lois que de la force et de la ruse3.

Pour ne pas être mal interprété, Le Prince doit être lu en parallèle avec le Discours sur la

Première Décade de Tite-Live, ouvrage explorant, à la lumière de l'exemple de Rome, les

moyens nécessaires à l'édification en Italie d'une véritable République. L'objet d’étude de

Machiavel est l'exercice du pouvoir.

Pour l’essentiel, ce travail est une esquisse d’analyse sur les concepts directeurs qui

anime la pensée de Machiavel, allant des principes machiavéliens aux modes d’acquisition

et de conservation du pouvoir, faisant appel à certaines stratégies biens déterminées. La

ruse et la force font néanmoins appel à certaines qualités d’âmes et de moyens technico-

financières : la virtù, l’habilité, la fortune. En entreprenant ce travail, tout un arsenal de

difficultés nous a assailli. Pour l’étude de fond, nous étions confrontés à la dispersion des

concepts machiavéliens qui sont, certes, assez explicites, mais qu’il faut analyser en

fonction de leur contexte lié aux situations politiques actuelles où le machiavélisme

s’affiche. Ce travail aussi apparaît comme un guide à tous ceux qui veulent se maintenir au

pouvoir. Malgré ces dispersions des textes de Machiavel, nous allons centrer notre travail

dans deux ouvrages : Le Prince et Le Discours sur la Première Décade de Tite-Live, et

nous sommes amenés à étudier ce sujet en trois parties. La première s’intitule : la spécificité

de la politique machiavélienne. Nous l’élaborons en trois volets principaux. Dans le

premier volet, nous analyserons les principes machiavéliens. Dans les deux autres, nous

3 Malcom-X, http://www.vulgum.org/spip.php, Samedi 03 Juin 2006 (20h 45)

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insisterons sur la conquête du pouvoir et l’art de gouverner une fois au trône. De là, nous

estimons indispensable d’étudier comment le prince entend conquérir le pouvoir suivi de

l’art politique dans l’exercice du pouvoir. Quant à la deuxième partie, elle constitue une

analyse politique de Machiavel, enrichie avec les rapports issus des activités politiques de

différents Etats du monde. Le premier chapitre définit le rapport entre Machiavel et le

prince, clôturé avec les principes moraux dans l’art de gouverner, au dernier chapitre. La

force et la ruse sont liées à l’art spécifique de paraître un homme de mérite. La dernière

partie du travail met l’accent sur les apports conceptuels de Machiavel, qui a commencé par

la modernité machiavélienne, faisant appel au rôle principal du prince et mis au point par

les grands traits de sa conception politique.

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PREMIERE PARTIE :

LA SPECIFICITE DE LA

POLITIQUE MACHIAVELIENNE

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Il faut d’abord rappeler que Machiavel est un penseur de la Renaissance, une

époque où se forment les nouvelles sciences physiques et naturelles. Elle se distingue du

Moyen-âge qui ne cherchait que le sens et la fin de l’univers dans une norme qui ne pouvait

être qu’au-delà de notre monde. Dans la maîtrise de la nature, la société renaissante se

transforme grâce aux savants et aux ingénieurs. Mais elle doit aussi inventer des techniques

propres pour assurer la domination d’hommes sur d’autres hommes si elle veut s’affranchir

de l’autorité de l’Eglise. C’est pourquoi, dans le domaine de l’histoire et de la politique,

Machiavel rompt avec la tradition chrétienne issue de Moyen-âge, renoue avec les

historiens de l’Antiquité et tâche d’éclairer de façon rigoureuse les pratiques politiques de

son temps. Essayons d’analyser les principes machiavéliens avant de mieux pénétrer plus

avant.

CHAPITRE 1 : LES PRINCIPES MACHIAVELIENS

Avant tout, la pensée selon laquelle tout n'est pas politique, mais la politique

s'intéresse à tout, nous incite à bien distinguer la politique proprement dite dans la stratégie

de Machiavel. Nous sommes maintenant en mesure de donner une définition générale de la

stratégie machiavélique. Sur ce cas, nous proposons de considérer comme machiavélique

toute stratégie qui consiste à servir ses intérêts par l’emploi de méthodes amorales sous le

couvert d’une apparence de moralité. A partir de cette définition, nous pouvons aisément

dire que c’est là le modèle fondamental de la stratégie de gestion. Pour s’en convaincre, il

suffit de constater l’influence considérable de l’analyse coût - bénéfices dans les décisions

d’affaires.

Ainsi, sous le couvert d’une rationalité scientifique, l’entreprise peut justifier

certaines de ses pratiques les plus douteuses, comme l’illustre le célèbre cas de la Pinto de

Ford. Dans les années 70, Ford produisait des voitures dont le réservoir à essence était situé

à un endroit peu sécuritaire car l’importance du style de cette automobile l’emportait sur les

exigences de l’ingénierie. Dans ce cas, à la suite d’impact, le réservoir à essence risquait

d’exploser et le résultat donne au moins 53 morts. Ford savait que sa voiture était

dangereuse, mais ayant évalué que ses pertes dues à ce défaut étaient inférieures au coût de

modification de ses véhicules, l’entreprise jugea que la décision la plus rationnelle était de

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ne pas procéder à la modification. Lors de poursuites judiciaires, Ford soutient qu’elle

n’avait rien à se reprocher car elle respectait toutes les normes de l’industrie. Elle

s’abstenait cependant de déclarer qu’elle avait tout fait pour retarder l’adoption de normes

de sécurité plus exigeantes. Ainsi, sous le couvert d’une vertueuse volonté de respecter la

loi, Ford avait manoeuvré de façon à servir ses intérêts sans tenir aucunement compte de

l’éthique4.

De la même façon, le cas de l’amiante constitue un autre exemple de stratégie

machiavélique. Afin de ne pas augmenter leurs coûts d’opération, les compagnies

d’amiante ont refusé pendant des décennies de reconnaître les risques que représentait

l’amiante pour la santé des travailleurs. Même s’il était scientifiquement prouvé depuis

1949 que la poussière d’amiante est nocive pour la santé, les compagnies avaient

sciemment négligé d’installer des dispositifs de contrôle et d’élimination de la poussière

d’amiante. De plus, afin de se donner une apparence de moralité, les compagnies

soumettaient leurs employés à un examen annuel dans leur propre clinique et leur déclarait

qu’ils étaient en santé alors qu’en fait ils étaient sérieusement atteints. C’est ainsi que l’on

demanda un jour à un cadre d’une compagnie d’amiante américaine : « Êtes-vous en train

de me dire que vous allez laisser ces gens travailler jusqu’à ce qu’ils tombent morts? » Et

le cadre répondit : « Oui, nous épargnons de cette manière beaucoup d’argent »5. Voilà la

raison qui nous permet de dire la stratégie machiavélique. Nous ne pouvons pas oublier

aussi que les maisons pré - fabriquées italiennes formant les cités universitaires malgaches

sont faites avec cette matière.

Les cas que nous venons de présenter sont sûrement de véritables abominations.

Mais il est également évident que si une entreprise décide de se doter de critères moraux

supérieurs à ceux de ses concurrentes, en investissant, par exemple, pour diminuer ses

émissions polluantes, améliorer la sécurité sur les lieux de travail et s’assurer de la sûreté de

ses produits, elle augmentera nécessairement ses coûts de production et risquera d’être

écrasée par la concurrence. Justifiant cela, Philippe Van Parijs nous dit :

Tournons-nous maintenant vers les entreprises et demandons-nous ce qui se passe lorsque l’une d’entre-elles, ou un certain nombre

4 Cf. Michel Dion, L’éthique ou le profit, pp. 103 - 105 5 Louise Otis, « Éthique et travail : un défi vers l’égalité », L’éthique au quotidien, p. 80 - 81

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d’entre-elles, s’efforce de faire prévaloir l’éthique sur la rentabilité, ses valeurs sur ses intérêts, là où il existe entre celles-là et ceux-ci un véritable conflit. Cette fois, non seulement le mécanisme du marché ne va pas conduire au triomphe de la vertu, à la moralisation de la conduite de ceux-là mêmes qu’aucune morale n’inspire. Mais, en raison de l’avantage concurrentiel dont jouissent les entreprises qui ne s’imposent aucune autre contrainte éthique que celle que motive la crainte de sanctions légales, il induit au contraire l’extermination systématique - éthique comprise - des entreprises qui tentent de se conformer, malgré leur coût, à des exigences éthiques plus fortes que le simple respect de la loi6.

Par conséquent, les exigences de la moralité ne peuvent influencer le monde des

affaires que si elles épousent sa logique interne, ce qui signifie que la moralité doit être

rentable pour l’entreprise. En effet :

Pour que l’éthique soit prise au sérieux par les écoles d’administration et la direction des entreprises, elle doit être liée d’une manière ou d’une autre à la performance économique7.

Telle est la réalité du marché capitaliste, qui est celle d’une guerre perpétuelle et

impitoyable qui ne sait faire que des gagnants et des perdants. En ce sens, nous pouvons

conclure que le capitalisme et le mode de gestion qui l’accompagne, constituent

l’incarnation économique du machiavélisme.

I.1.1 : L’immoralité et l’amoralité de Machiavel

Le prince est une personne honorable et considérable dans le pouvoir. Un bon

prince est un homme sage qui calcule ses projets, prévoit et réfléchit. Il doit être un homme

compétant pour dépasser toutes les formes d’entraves politiques ou difficultés sociales. Sur

le plan politique, la décision du prince doit être irréversible et doit défendre ses initiatives

jusqu’au bout. Par conséquent, il devient méchant quand ses intérêts sont menacés. Or, le

prince est un homme pacifique et généreux. En tant que chef d’Etat, il doit être aussi un

organisateur et homme responsable de son pays.

Par un souci de réalisme, Machiavel entreprend de voir l’homme tel qu’il est,

passionné et avide lorsqu’il est question de politique, et il refuse de le juger. Ce qui compte,

6 Philippe Van Parijs, Sauver la solidarité, pp. 63 – 64 7 Rogene A. Buchholz, Fundamental Concepts and Problems in Business Ethics, p. 23.

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c’est de lui donner les moyens d’être politiquement efficace. Le petit livre, Le Prince, se

veut donc réaliste dans ses constats et pragmatique dans ses recommandations ; il se définit

par là comme strictement amoral et immoral. Tout comme la maladie a besoin de

médicament pour qu’elle soit guérie, le pouvoir a aussi besoin d’un moyen nécessaire pour

être maintenu et conservé. Ainsi écrit notre auteur :

Et comme je sais que beaucoup ont écrit là-dessus, je crains, en écrivant moi aussi, d’être tenu pour présomptueux parce que je m’écarte, surtout dans la discussion de cette matière, du chemin suivi par les autres8.

Il est bien connu que Machiavel a découvert la nécessité de l’autonomie en politique

en rejetant la tradition religieuse tout en s’orientant vers l’immoralité. Cette immoralité est

l’unique cause de son opposition à ses devanciers. Car, pour eux, ils ne font que régler la

politique sur la tradition. Or, pour Machiavel, cette dernière est un élément de la politique.

Cependant, il convient de rappeler que les croyants sont qualifiés d’incultes ou alors des

hommes non cultivés parce qu’ils ne tirent pas des expériences valables par le présent. A

titre d’exemple, il est rare qu’un prince de ce genre parvienne à ses fins. Machiavel ne veut

pas l’usage de la morale traditionnelle parce qu’elle se cadre dans ce qui devrait être, ne

correspond pas à ce qui est, au présent, à la nécessité. Il est immoral car il a fait rupture

avec la morale des autres. Et sur cet ordre, les gens qui croyaient à la primauté de la

religion conçoivent la doctrine de Nicolas Machiavel comme doctrine satanique. Dans Le

Prince, Machiavel définit les fins du gouvernement : sur le plan extérieur, maintenir à tout

prix son emprise sur les territoires conquis ; sur le plan intérieur, se donner les moyens de

rester au pouvoir. Parce que les hommes sont égoïstes, le prince n'est pas tenu d'être moral.

Cet ouvrage de Machiavel a souvent été accusé d'immoralisme, donnant lieu à l'épithète

machiavélique, bien qu'il ait été aussi loué comme traité politique, par exemple par

Rousseau qui en faisait le « livre des républicains ». L’amoralité dans son œuvre est aussi

frappante et lui fera fameux. L’adjectif « machiavélique » qualifie un comportement

cynique et immoral, au service de la passion de domination. Pour Machiavel, le prince doit

être un homme de décision ferme et de volonté. Car cette volonté unique est à l’origine du

pouvoir politique. De plus, il doit être un homme doué d’intelligence pour gérer le pouvoir.

8 Nicolas Machiavel, Le Prince, trad. par Yves Lévy, 1983, p. 155

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I.1.2 : La morale individuelle et le but de la pensée machiavélienne

Contrairement aux princes qui ne pensent qu’à tromper et trahir les gens, un bon

souverain juge bien nécessaire de faire apparaître une solution dans une situation au lieu de

miser sur ces qualités susdites. On assiste à une mutation dans la pensée machiavélienne :

tous les moyens sont bons. Machiavel a rompu avec la morale traditionnelle parce que cette

morale constitue toujours un frein au niveau de la politique. Autrement dit, la politique n’a

pas un aspect positif au niveau de la morale traditionnelle. Et ce serait une des raisons qui

pousse les politiciens modernes à mettre en valeur la nécessité politique tout en étudiant le

présent. Eric WEIL a souligné que : « Il n’y a pas de progrès moral, personne n’a jamais

réussi à le prouver, ou seulement d’indiquer les moyens d’une preuve. »9

Par conséquent, on peut nier l’importance de cette morale dans la vie politique en

tournant le dos à la pensée réaliste de Machiavel. Si la morale individuelle, qui se définit

comme point de base de la politique machiavélienne, est une bonne chose, utile et féconde

et qu’elle est un des moteurs nécessaires dans sa politique, il faut penser qu’elle est un des

aspects de la dignité de l’homme en politique. Même des institutions plus ou moins

déréglées ont des valeurs nécessaires si la morale individuelle les appuie. Sur ce point de

vue, la morale individuelle est un facteur du domaine de la politique, car elle aide le

dirigeant actuel à persister au pouvoir. La rupture entre la morale traditionnelle et la

politique a conduit Machiavel à être pragmatiste politique. Il est un réaliste parce qu’il veut

mettre fin à la morale des anciens et établir une séparation entre la politique et la morale

individuelle. Il veut considérer les hommes tels qu’ils sont.

Quant au but, la pensée de Machiavel est de sauvegarder le Souverain. Machiavel

accorde son attention aux principautés. La principauté est un petit Etat gouverné par un

prince, qui est une réalité institutionnelle d’une organisation politique. A titre d’exemple, la

principauté de Monaco. Sur ce cas, Machiavel distingue plusieurs types de principautés tels

que la principauté héréditaire, la principauté nouvelle et la principauté mixte. La première

est un mode d’organisation politique qui se transmet par droit de succession sans

9 Eric WEIL, Philosophie et réalité, p. 266

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modification. Ce pouvoir peut appartenir à un prince et cette principauté est facile à

gouverner. Voilà pourquoi Machiavel affirme :

Je dis donc que dans les Etats héréditaires et accoutumés à la race de leur prince, la difficulté à les conserver est beaucoup moindre que dans les nouveaux, car il suffit de ne point transgresser ni enfreindre l’ordre des ancêtres10.

Dans cette optique, la principauté héréditaire est plus facile à conserver parce que

les peuples sont déjà habitués à l’obéissance de l’ordre des ancêtres. L’auteur du Prince

donne une importance aux principautés nouvelles, car c’est dans et par ce genre de pouvoir

qu’on rencontre les multiples problèmes et qu’on fasse également appel à la nécessité

politique. C’est ce qu’affirme notre auteur quand il déclare : « Aussi est-il nécessaire au

prince qui se veut conserver d’apprendre à n’être pas bon et d’en user ou n’user pas selon la

nécessité. »11

Dans cette perspective, Machiavel préconise des méthodes nécessaires pour le

prince nouveau. Ce dernier doit établir des choses nouvelles pour que le pays conquis soit

nouveau. Il convient également d’ajouter que le souverain doit se fier au peuple qu’à des

rivaux qui aspirent aux mêmes avantages ou à des Grands, qui ont aussi envie d’accéder au

pouvoir. Toutefois, même si on se fie à la populace, on doit mettre en garde des forces

armées, car les Grands ne cesseront jamais de créer des moyens qui leur permettront

d’accéder au pouvoir. Pour mieux gouverner, le prince doit agir en connaissance de cause

ou par nécessité. Machiavel s’est inspiré de la décadence politique de son époque pour

fonder sa propre pensée politique. Sa théorie apparaît comme étant le fruit de sa propre

expérience politique. L’étude minutieuse des principes et écrits de la pensée de Machiavel

nous amène à analyser l’action politique dans la principauté mixte.

I.1.3 : L’action politique dans la principauté mixte Tout d’abord, une République, pour Machiavel, est un Etat dans lequel le peuple se

donne ses propres lois sans les recevoir d'un prince. Elle est un Etat libre. C'est un régime

idéal, mais il n'est pas toujours réalisable. Seul un prince peut rétablir l'ordre dans un Etat

10 Nicolas Machiavel, Le Prince, pp. 290 – 291 11 Ibidem, trad. de Jacques Gohory, pp. 98 – 99

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corrompu. Machiavel étudie les Républiques dans ses Discours sur la Première Décade de

Tite-Live. Quant à la principauté mixte, elle est un type d’organisation d’un Etat qui est

sous le commandement d’un autre Etat. Prenons par exemple, le cas de l’Irak, qui dépend

toujours du gouvernement de George Walker Bush, Président des Etats-Unis actuel. Cette

principauté est plus difficile à gouverner par rapport à la principauté héréditaire, car on peut

y trouver des politiciens représentants des intérêts différents. La principauté mixte est un

mélange de deux Etats différents. Le prince doit chercher une manière efficace pour

conserver et gouverner les principautés. Machiavel veut parler seulement de ces

principautés en disant :

Je m’arrêterai seulement aux principautés en retissant sur la trame ourdie ci-dessous, à disputer par quelle manière elles se peuvent gouverner et conserver12.

La principauté mixte fait partie d’un pouvoir anarchique. Ce pouvoir entraîne des

désordres et des confusions à l’égard du prince. Il peut entraîner aussi la faiblesse de

l’autorité publique. Ce pouvoir nous montre que les hommes veulent changer

volontairement leurs seigneurs dans la mesure où ils aiment toujours la nouveauté. Dans cet

amour, ils prennent les armes pour changer leur maître. Voilà pourquoi Machiavel

affirme que :

Les hommes changent volontiers de maître, pensant rencontrer le mieux. Laquelle opinion est cause qu’ils courent aux armes contre leur seigneur en quoi ils s’abusent, car ils connaissent après l’expérience, qu’ils ont inspiré des conditions13.

Dans la nouvelle théorie politique de Machiavel, un nouveau prince doit cacher ses

griffes avec lesquelles il va combattre ses ennemis. Cependant, il faut éviter une principauté

mixte car elle contient des désordres et peut entraîner une perte. Dans ce pouvoir, le prince

aura toujours d’ennemis étrangers venant d’un autre pays. Un prince fort doit se méfier de

la pénétration des étrangers dans son territoire national ; à titre d’exemple, la pratique

politique de Nicolas SARKOZY, Président de la République française actuel. Il doit

prendre en considération les désordres qui se présentent dans son pays. Il doit être habile à

donner des remèdes à ces désordres. Machiavel note dans le chapitre II du Prince :

12 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 290 13 Ibidem, p. 41

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15

Ils firent donc en ce cas ce que les princes sages doivent faire, qui ne doivent pas seulement avoir regard aux désordres présents mais à ce qui adviendront, et mettre toute leur habilité à les éviter ; d’autant qu’en les prévoyant de loin on y peut facilement remédier14.

En outre, un prince habile doit être vigilant pour éviter la ruine du pays. Il est

nécessaire à un prince d’instaurer quelques règles afin d’éviter les erreurs et les fautes. Ces

fautes sont au nombre de six, selon Machiavel. Dans ces fautes, les cinq premières sont

tolérables ; tandis que la sixième consiste à accroître la puissance de l’Eglise. Machiavel se

réfère à Louis XII, roi qui a commis pas mal de fautes intolérables :

Louis avait donc fait cinq fautes : ruiner les plus petits, accroître en Italie la puissance d’un puissant, y avoir introduit un étranger très puissant, n’y être point venu demeurer et n’y avoir point envoyé des colonies. Lesquelles fautes pouvaient, de son vivant du moins, ne pas lui nuire, s’il n’eut fait la sixième : d’ôter leur s Etats aux Vénitiens ; car s’il n’eut point fait le Pape si puissant ni mis l’Espagne en Italie, il était bien raisonnable et nécessaire de les abaisser15.

La principauté mixte est un Etat qui a souvent des difficultés d’ordre social, car

chaque pays du monde veut d’intérêt à son voisin. Cet intérêt engendre des conflits et des

conquêtes. Dans cette conquête, le prince aura du mal à gouverner un pays qui est

accoutumé à vivre en liberté. Nous reconnaissons que les hommes sont stupides en matière

de gouvernance. Aux yeux de Machiavel, une principauté ancienne, nouvelle ou mixte

repose sur les bonnes lois et les bonnes armes. Il y a des difficultés pour se maintenir dans

les principautés nouvelles, acquises par un prince de sa propre valeur et ses propres armes.

Ici, le prince doit être un homme de valeur et de mérite. Il doit montrer son mérite à la tête

de l’Etat. Ce mérite ne s’obtient que soit par la valeur, soit par l’appui de la fortune que

nous verrons plus tard. Le mérite du nouveau prince réside sur la façon d’éviter les dangers

qui risquent de menacer son Etat.

Bref, Machiavel convient d’abord de faire la distinction entre la République et la

principauté. Seules les principautés sont prises en considération dans le Prince. La

principauté héréditaire ne présente pour lui qu’un intérêt médiocre. Pourtant, cette

principauté est facile à acquérir et facile à conserver à condition de ne pas outrepasser

l’ordre et les mesures établies par ses prédécesseurs et de céder à propos aux évènements.

14 Ibidem, p. 295 15 Ibidem, p. 297

Page 18: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

16

Machiavel s’attache à étudier la principauté nouvelle ou principauté non héréditaire. Il en

distingue deux : la principauté mixte et la principauté ecclésiastique (difficile à obtenir car

il faut payer). La principauté nouvelle présente un danger d’instabilité, car le peuple peut

espérer qu’un nouveau prince sera supérieur au prédécesseur. Il faut recourir aux moyens

pour conquérir et maintenir le pouvoir.

CHAPITRE 2 : LA CONQUETE DU POUVOIR ET L’ART DE GOUVERNER

Le pouvoir est une capacité légale de faire une chose. Il est une fonction juridique

consistant à dicter les règles d’une organisation politique et administrative d’un pays. Bon

nombre de politiciens sont alors mis en jeu entre ce problème de la conquête du pouvoir et

l’art de gouverner. Mais nous allons mettre au point de départ que : là où la volonté est

grande, les difficultés diminuent ; et que, pour être efficace, il faut cacher les intentions !

Sur ces points, plusieurs étapes sont à affronter dans la conquête et l’art de gouverner. La

conquête est une action pour conquérir le pouvoir par la force ou par la loi. Ainsi, conquérir

c’est prendre le pouvoir par les armes. Un pouvoir conquis est celui qu’on a conquis par la

conquête militaire. Il peut être aussi un pouvoir qu’on veut gagner par la sympathie et

l’amour du peuple. En d’autres termes, par l’unanimité du peuple ou des opposants, un

politicien peut conquérir le pouvoir ; d’où l’expression : « L’union fait la force. »16

Pour Machiavel, dans le Prince, conquérir le pouvoir va s’efforcer de prendre le

gouvernement. Un conquérant qui veut conquérir le pouvoir doit calculer les désirs de son

peuple, parce que l’opinion du peuple est changeante. Sur ce cas, il doit créer des

obligations plus fortes et doit cultiver des sentiments de crainte devant les sujets. Ces

sentiments ne doivent pas s’accompagner de la haine s’il veut gagner du succès dans sa

conquête.

Il distingue plusieurs façons d’acquérir des principautés : premièrement, par la vertu

qui est une énergie, ressort, résolution, valeur farouche, et, s’il le faut, féroce, l’habilité

politique et ses propres armes qui sont difficiles à installer en faisant croire par la force,

mais faciles à conserver. Deuxièmement, faciles à acquérir mais difficiles à maintenir, c’est 16 Selon l’adage

Page 19: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

17

par la fortune et par les armes de l’autrui : la fortune montre surtout son pouvoir « là où

aucune résistance n’a été ». Les nouveaux princes dépendent trop de la volonté et de la

fortune ; ils manquent des racines profondes. Troisièmement, par la « scélératesse ». Il

distingue des bonnes et des mauvaises cruautés pour conserver un Etat usurpé. Les

« bonnes » sont pratiquées tout au début du règne et tout à la fois comme l’exemple

d’Hitler, les « mauvaises » se multiplient. Quatrièmement, par la faveur de ses

concitoyens : fortune et vertu. Le prince peut être élevé par les Grands (conflits), ou par le

peuple (mieux). Un prince qui s’est déjà détaché du peuple peut gouverner une principauté

de deux manières : soit, par son hérédité, il hérite d’un trône, soit par la conquête, il étend

sa principauté. Pour ce faire, Machiavel propose différentes règles pour être sûr de

conserver ces nouvelles conquêtes. Plusieurs critères entrent en considération comme la

présence ou non des Grands qui facilitent la conquête, mais compliquent la conservation ou

les coutumes antérieures. De toute façon, il faut éteindre la race des princes précédents, ne

pas modifier les lois en place, s’allier avec les petits alliés voisins, se méfier des grands

princes alentours, installer des colonies et non des garnisons et si possible installer sa rési-

dence, toutes ces mesures ayant pour but de ne pas porter atteinte aux anciens intérêts du

peuple qui ne veut que la stabilité.

Machiavel pose le délicat problème des Etats conquis sous le régime républicain,

« libre » ; il est beaucoup plus dur pour un prince d’y instaurer son pouvoir. Machiavel

propose comme formule la plus simple de tout détruire ou d’y aller faire sa résidence. Par

ailleurs, le prince doit incarner l’égalité dont l’Etat a besoin en usant de la loi comme

technique de conquête. Pour conquérir le pouvoir, le prince doit avoir des armées. Ces

dernières sont l’ensemble des forces militaires d’une nation. Il doit calculer et utiliser des

stratégies pour pouvoir réussir. Il faut savoir garder le trône tout en faisant taire les

opposants. Pour faciliter cette action, il faut réduire les Etats en un Etat.

I.2.1 : La réduction des Etats en un Etat

La division de l’Italie, au XVIème siècle, a engendré des guerres et des pillages.

L’objectif de Machiavel est de voir l’Italie unie. Cette unité ne verra pas le jour sans la

réduction des Etats en un seul Etat. Ce dernier se définit comme un ensemble des individus

Page 20: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

18

qui assurent l’administration d’un pays. De plus, il ne faut pas confondre un Etat et une

société parce que :

En philosophie politique, l’Etat est la société organisée, dotée d’un gouvernement et considérée comme instance morale à l’égard des autres sociétés semblablement organisées. L’Etat implique ainsi l’existence d’institutions politiques, juridiques, militaires, administratives, etc.17.

Par contre, la société est l’ensemble des hommes vivants en communauté. C’est

l’Etat qui doit gouverner cette société. En effet, le fondement de l’Etat appartient à la

totalité des citoyens sans distinction de race, de fortune ou de capacité. Cette idée est l’une

des facteurs principaux de la politique. Elle ne vise pas l’intérêt particulier, mais l’intérêt

commun.

Selon notre théoricien politique, il faut prendre les hommes tels qu’ils sont mais non

pas tels que l’on aimerait qu’ils soient. Dans ce cas, le prince doit considérer les hommes

comme des êtres rationnels, sinon, il est difficile de comprendre leur méchanceté. Sur ce, le

prince doit mener les citoyens dans un seul but, qui est le bien de l’Etat en utilisant un

moyen efficace pouvant réduire les Etats à un Etat. Le prince doit savoir que son peuple à

un mode de vie et un comportement propre. Il doit savoir aussi se masquer dans les

coutumes du pays qu’il gouverne. Pour être un bon politicien, il faut savoir combattre

l’égoïsme des hommes. Le combat doit s’orienter vers le bien de la communauté. Comme

disait Edmond Barincou :

La politique est une activité fondamentalement orientée vers le bien de la communauté, ou toute instruction de considérations étrangères, si honorable qu’elles paraissent (indifférent à la religion, à la morale à l’honneur mondain est loin d’être insensible à la pitié) ne peut apporter que des déceptions18.

En fait, pour gouverner, le prince doit être capable d’unir le pays. Car dans plusieurs

Etats, il n’est pas en mesure de décider, ni d’être respecté par ses citoyens. Il faut réduire

ces petits Etats en un seul Etat. Dans ce cas, le prince doit faire en sorte que les activités des

hommes se réalisent dans l’Etat. Un dirigeant doit respecter tous les citoyens. Hegel

soutient que :

17 Baraquin Noëlla, in Dictionnaire de philosophie, p. 137 18 Edmond Barincou, Machiavel par lui-même, p. 19

Page 21: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

19

L’homme est l’essence fondamentale de l’Etat. L’Etat est la totalité réalisée, élaborée et explicitée de l’essence humaine. Dans l’Etat, les qualités et activités essentielles de l’homme se réalisent dans des « états » particuliers, pour être à nouveau ramenées à l’identité dans la personne du chef de l’Etat. Le chef de l’Etat doit représenter sans distinction tous les « états », ils sont tous devant lui également nécessaires et également justifiés. Le chef de l’Etat est représentant de l’homme universel19.

Pour réduire les Etats, le prince doit être fort et cruel pour introduire ses nouvelles

lois modifiant le comportement social afin de garder la souveraineté. Le fondement d’Etat

oblige le prince d’être cruel. Le prince doit toujours triompher dans ses décisions dans la

mesure où son autorité est totale. Selon une expression comorienne : « L’Etat ne doit pas

avoir peur du diable. »20 Le prince aussi doit être un homme prudent et s’engager dans la

voie sans peur des opposants, pour mieux gouverner. Voilà pourquoi Machiavel affirme :

« L’homme prudent doit suivre toujours les voies tracées par les grands personnages,

imitant ceux qui ont été très excellents. »21

Aux yeux de Machiavel, la réduction des Etats en un Etat permet au prince de

réduire les différents partis politiques afin de bien rester longtemps au pouvoir. Malgré tout,

aux yeux de Jean Louis Quermane, les partis constituent un dynamisme politique qui sert à

mobiliser l’opinion non seulement sur certains objectifs, mais de participer également au

pouvoir. Selon ses propres termes :

Les partis sont des forces politiques organisées qui groupent des citoyens de même tendance politique, en vue de mobiliser l’opinion sur un certain nombre d’objectifs et de participer au pouvoir ou d’infléchir son exercice pour les réaliser22.

En tant qu’un parti est une réunion d’hommes qui professent les mêmes doctrines

politiques23, il ne doit viser qu’une seule idéologie politique. Pourtant, l’homme a toujours

des nouvelles revendications à faire pour avoir ses intérêts personnels. Ces derniers doivent

être défendus dans le public. Car, la vie politique est fondée sur les débats entre les intérêts

particuliers et les intérêts communs. Dans ce débat, chaque politicien a sa façon de voir la

politique qui permet au prince d’éliminer les partis politiques. La réduction des partis 19 Cf. Hegel, in Machiavel et Marx, philosophie d’aujourd’hui, p. 134 20 Attoumane Abdou, la nécessité de la psychologie dans la stratégie politique de Machiavel à travers le

Prince, Mémoire de maîtrise, p. 17 21 Nicolas Machiavel, Le Prince, in œuvres complètes, p. 303 22 Jean Louis Quermane, Les régimes politiques occidentaux, p.194 23 Ibidem

Page 22: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

20

politiques constitue la meilleure concentration du pouvoir. Dans cette perspective, le prince

doit être respecté. Dans ce respect, les paroles du prince doivent être sacrées. Nous

soulignons que les hommes sont rivaux. Il faut que le chef d’Etat sache gérer cette rivalité

des conflits humains pour régner.

I.2.2 : La résolution des conflits

La nature de l’homme est l’ensemble des caractères innés, physiques et moraux,

propres à l’être humain. Elle vient du latin « natura » qui signifie réalité physique existant

indépendamment de l’homme. Elle est un ensemble des caractères fondamentaux propres à

l’être humain, à une chose ou à un animal24. Ici, l’homme a une nature conflictuelle qui est

une détermination naturelle. Nous constatons que ce sont les désirs particuliers qui

entraînent les hommes à des conflits dans l’organisation politique. La connaissance de la

nature conflictuelle de l’homme nous permet de bien organiser notre société. Cette

organisation est nécessaire, car les hommes veulent vivre en paix. Dans cette politique, un

chef d’Etat a toujours des opposants comme une réalité de l’insociabilité. Cette insociabilité

se trouve aussi dans la vie sociale des hommes. Cette opposition se manifeste par le fait que

la justice peut être corrompue par les hommes. L’homme est un être social qui veut des

intérêts surtout dans la vie politique. En revanche, Lucien SFEZ nous met en garde que la

politique n’est pas seulement affaire d’intérêts, sinon elle prendra le nom d’« économie ».

Selon sa propre expression :

La politique n’est pas spécifiquement affaire d’intérêts, sinon il se nommerait « économie » ni de structure, sinon son domaine serait couvert par la sociologie25.

L’amitié et l’égoïsme sont au fond de cette politique d’intérêt. La deuxième est une

disposition de l’homme à chercher exclusivement son plaisir et son intérêt personnel. Il

vient du latin « ego » qui signifie moi, c’est un vice de l’homme qui rapporte tout à soi. Il

engendre des rapports d’hostilités entre les hommes à cause de la lutte pour pouvoir

s’approprier les moyens de satisfaire ses propres intérêts. A ce stade, l’égoïsme fonde et

24 Petit Larousse illustré, 1988, p. 622 25 Lucien SFEZ, in la nécessité de la psychologie dans la stratégie politique de Machiavel à travers le Prince,

Mémoire de maîtrise, p. 9

Page 23: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

21

justifie la nature de l’homme. Par ailleurs, la tâche d’un chef d’Etat est de savoir gérer

l’égoïsme et l’intérêt conflictuel. Cette régulation est la grande affaire de la politique. La

pensée politique de Machiavel est une pensée ayant un regard lucide et sans illusion sur la

société. Cette pensée politique nous permet de constater l’idée d’Aristote selon laquelle :

« L’homme est par nature un animal politique.»26

Le but de l’homme est de vivre ensemble. En réalisant cette tendance de vivre en

société, l’homme tend vers son bien propre. L’individu est inachevé ; il vit donc en cité,

non pas par intérêt, mais pour y réaliser son bonheur. Par ailleurs, la société est un groupe

d’individus unis. Ce groupe humain veut toujours un chef pour défendre l’intérêt collectif.

Cette réflexion se contredit par la pensée de Hobbes quand il affirme que : « L’homme est

un loup pour l’homme. »27 A l’état de nature, l’homme vit sans loi ni Etat et le plus fort

devient chef. Dans cet état, les hommes sont égaux et chacun a le droit de faire tout ce qu’il

veut. Ils sont libres d’utiliser ses pouvoirs naturels et tous les moyens pour bien vivre.

Au contraire, Rousseau condamne la société fondée sur la propriété. Il pose l’état de

nature comme état idéal28. Car dans cet état, les hommes entretenaient naturellement des

relations harmonieuses. L’homme était heureux et innocent. Alors, Chez Machiavel,

l’homme doit être dans une organisation politique pour imposer ses lois et ses droits. A ce

point, le prince doit avoir une bonne organisation politique. De nature, l’homme a besoin de

quelqu’un pour gouverner. Car, la condition naturelle de l’homme est un système de droit

et de pouvoir. Elle permet à chacun d’être le meilleur juge de son pouvoir. Toutefois, le

déséquilibre est né de la composition du désir du pouvoir et de la crainte de la mort

violente. Pour Machiavel, l’homme est naturellement méchant et ambitieux. Dans cette

étude, nous constatons que l’état naturel est instable dans la mesure où il y a manque de

sécurité. Raison pour laquelle, l’auteur pose une politique rude et pénible. Cette politique

est insupportable pour les moralistes. Pour Machiavel, la politique doit se baser sur la

nature de la communauté humaine même si la nature de l’homme est changeable. Par ce

changement inévitable, il y a des conflits qui surgissent. Par nature, l’homme dévoile sa

propre nature qui est cultivée par le désir du pouvoir. La nature humaine est mauvaise parce

26 Aristote, La politique, p. 28 27 Thomas Hobbes, in Histoire des Philosophes, p.146 28 Cf. J.J. Rousseau, Le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, p. 250

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22

que tous les hommes sont égoïstes et toujours en conflit. Il n’a pas de penchant naturel à

aimer ses semblables mais à les jalouser et finalement à les attaquer. Pour pouvoir mettre

en lumière notre argument, Machiavel a écrit que :

Les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer qu’à un autre qui se fait craindre ; car l’amour se maintient par un lien d’obligations et parce que les hommes sont méchants, là où l’occasion s’offrira d’un profit particulier, ce li en est rompu ; mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne te quitte jamais29.

Dans cette perspective, le conflit repose sur l’attrait des désirs. L’homme veut

toujours poursuivre ses intérêts personnels. A ce stade, l’homme est en conflit avec l’autre

dans les diversités de ses conduites. A ce propos, Hobbes déclare :

La nature de l’homme est la somme de ses facultés naturelles, telle que la nutrition, le mouvement, la génération, la sensibilité, la raison[…] Nous nous accordons tous à nommer ses facultés naturelles ; elles font renfermer dans la notion de l’homme que l’on définit un animal raisonnable30.

Toute forme d’organisation politique postule un conflit d’intérêt entre les hommes

dont la base est le maintien du pouvoir. Par là, le prince doit maîtriser l’art de gouverner.

Bref, les conflits sont soient ouverts, lorsqu’ils mettent en danger le régime, soient latents,

quand le prince a réussi à imposer l’ordre. Dans le premier cas, les sujets font valoir leurs

intérêts par la violence ou la révolte, alors que dans le second, ils subissent le contrôle

opéré par le monarque et par ses lois. Le plus fort gagne, et le faible accepte sa domination,

attendant une occasion de se rebeller. La paix sociale est une apparence que seules les

armes soutiennent. L’ordre paraît, le conflit demeure. Pour aller assez loin, il n’y a pas une

société sans conflit, sans désordre et sans politique. Cette dernière vise la paix et la sécurité

de l’homme. Cette vision politique nous permet de voir que Machiavel nous parle des

exigences du prince dans la conservation du pouvoir.

29 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 79 30 Thomas Hobbes, De la nature humaine, p. 3

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23

I.2.3 : Les exigences du prince dans la conservation du pouvoir

La conservation et la sauvegarde du pouvoir, en fonction de ses intérêts, sont le but

de l’être humain. Il faut que le prince utilise la force sans brutalité, gouverner selon la

réalité, prendre des mesures en fonction de ce qui est mais non pas de ce qui doit être. Il

doit être un homme habile sans pour autant être sentimentale et aussi fort dans sa politique.

Il doit toujours recourir à la force, quand c’est nécessaire, pour accomplir sa mission dans

le maintien du pouvoir. Un prince qui veut se maintenir au pouvoir dépend de la nécessité.

C’est pourquoi Machiavel affirme : « Le prince qui veut se maintenir doit donc apprendre à

ne pas être bon, à l’être ou ne pas l’être selon la nécessité. »31 La capacité de conserver le

pouvoir est un signe d’efficacité des actions du prince, mais il faut viser un objet qui est la

conservation du pouvoir. En politique, il est important de réussir, c’est-à-dire faire régner

l’ordre public, conserver la cohésion sociale et garantir la liberté du peuple. Il est nécessaire

au prince aussi de trouver des moyens efficaces pour réaliser son but. Machiavel conseille

au nouveau prince de savoir conserver son pouvoir en formant une troupe nationale capable

d’assurer sa victoire :

C’est pourquoi un prince sage évite toujours de telles troupes et recourt aux siennes propres ; il aime mieux perdre avec les siens que gagner avec les étrangers, estimant que celle qu’on obtient avec les armes d’autrui n’est une vraie victoire32.

Le prince doit tenir compte que certains hommes n’aiment pas la stabilité

politique. Il doit être capable de défendre les intérêts de l’Etat. Il peut conserver son

pouvoir par le choix de la prudence. Dans ce choix, il doit agir d’une façon bestiale, si

les circonstances l’exigent. Le prince peut faire des actes moraux dans son action. Car

pour gouverner, il faut être à la fois moral et immoral. Finalement, le prince doit aussi se

présenter en personne devant son peuple pour être aimé.

Machiavel constate que la pauvreté est un mal, en rupture avec le modèle

traditionnel, valorisant la générosité. Il écrit qu’un prince, pour ne pas devenir trop

pauvre, pour pouvoir défendre son Etat s’il est attaqué, pour ne pas surcharger ses sujets

de nouveaux impôts, doit craindre d’être taxé d’avarice puisque ce prétendu vice fait la

31 Cf. Nicolas Machiavel, De machiavel à nos jours, in Dictionnaire des œuvres politiques, p. 25 32 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 71

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24

stabilité et la prospérité de son gouvernement. De plus, le nouveau prince doit établir des

nouvelles règles. Il doit nommer des nouveaux magistrats, des autorités nouvelles et des

nouveaux hommes. Raison pour laquelle Machiavel affirme que :

Il consiste, puisqu’il est prince nouveau, à établir toutes choses comme lui ; ainsi, nouvelles magistratures, nouveaux noms, autorités nouvelles, hommes nouveaux33.

En effet, la politique, en tant qu’art de gouverner le peuple, ne doit pas être à la

portée des ignorants. Ce qui veut dire, gouverner un peuple n’est pas une entreprise facile.

Il faut être un homme de stratégie pour conserver le pouvoir.

CHAPITRE 3 : L’ART POLITIQUE DU PRINCE DANS L’EXERCICE DU POUVOIR

Tout d’abord, on entend par art politique, ce qu’on doit faire dans la politique. Ainsi,

au cours du XVème et du XVIème siècles, l’Europe a été ébranlée par des secousses

politiques et religieuses. A cette époque, l’Italie est divisée et morcelée. Devant ces réalités

politiques, Machiavel, un grand connaisseur de l’histoire de l’Antiquité, est conscient que

pour résoudre le problème, il faut se référer aux exemples antiques. Il s’est d’abord plongé

dans une réflexion profonde sur l’histoire de l’Antiquité. Puis, en tant que diplomate et

magistrat florentin, il a observé attentivement les données de la vie politique de son époque,

pour finir par proposer une synthèse de ses expériences, lorsqu’il occupait encore des

postes politiques. On peut déduire que la pensée de Machiavel a été la résultante de la

décadence politique de son époque. Dans son œuvre, il informe les dirigeants politiques sur

la marche à suivre pour éviter les malheurs pouvant surgir, comme le coup d’Etat, pour ne

citer que cela. Sa doctrine est née d’une bonne volonté de veiller à la longévité saine de

l’organisme de l’Etat, ou encore, qui le sait, pour la raccourcir ; car le peuple peut se

soulever pour aller à l’encontre d’un dirigeant machiavélique. C’est ce qui a fait dire Sami

NAÏR que : « Le pouvoir chez Machiavel est nu. »34

En fait, un politicien doit être efficace dans son action politique ; car l’effet

politique exige une réussite. Réussir c’est utiliser les moyens efficaces pour conquérir et

garder le contrôle du pays. Dans cette optique, un bon conquérant doit écarter les valeurs 33 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 442 34 Sami NAÏR, Machiavel et Marx, p. 18

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25

morales des anciens. C’est pourquoi Machiavel, dans ses écrits, utilise l’image du lion et

du renard pour représenter le prince. Le lion symbolise la force et le renard symbolise la

ruse. Donc, force et ruse sont des déterminations fondamentales dans la conception

machiavélienne du pouvoir, mais la force sera le dernier recours. De cette façon, le projet

du prince est de combattre pour durer et de fortifier son implantation au pouvoir car :

Il est nécessaire aux princes de savoir bien pratiquer la bête et l’homme […] puis donc qu’un prince doit savoir user de la bête, il doit choisir le renard et le lion. Il faut donc être renard pour connaître le filet et le lion pour faire peur aux loups35.

Cette vision montre que le prince doit être rusé et capable d’user de la force si c’est

nécessaire, pour les intérêts de l’Etat. Il faut donc « savoir bien user de la bête et de

l’homme ». User de l’homme, c’est faire appel à la loi ; user de la bête, c’est se faire

comme un lion et un renard. Il faut que le prince choisisse le renard et le lion ; car le lion

ne peut se défendre des filets, le renard des loups. Il faut avoir également besoin d'être

renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent

tout simplement à être lions sont très malhabiles. Pour élever sa personnalité, il faut qu’un

prince sache user de l’une ou de l’autre nature, et que l’une sans l’autre ne soit pas

durable36. Ceux qui veulent seulement faire les lions ne comprennent rien à la politique.

De tous les moyens de conquérir ou de conserver le pouvoir, la ruse est plus économique

que la force. Machiavel ajoute que la tradition philosophique n’ignorait pas ce précepte.

C’est ce que donnent à entendre les auteurs anciens qui nous disent que les princes grecs

comme Achille furent élevés par Chiron, le plus sage des centaures37. Machiavel suggère

peut-être ainsi que l’idéalisme politique de la tradition philosophique n’était qu’une

façade. Sa nouvelle métaphore, « user de la bête », se montre tantôt lion, tantôt renard,

signifie, faire usage tantôt de la force, tantôt de la ruse. Dans ce cas, notre auteur insiste sur

la ruse, la ruse portée à sa forme extrême : l’infidélité à la parole donnée, mais une

infidélité habilement dissimulée. Pour mieux comprendre et appréhender cette analyse,

nous allons voir cette notion de la ruse.

35 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 141 36 Cf. ROUX-LANIER Catherine, Le temps des philosophes, p. 181 37 C’est un être fabuleux moitié homme et moitié cheval.

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26

I.3.1 : La place de la ruse

La ruse est l’art de dissimiler et de tromper qui témoigne la personnalité du prince

en tant que « homme ». Elle est l’acte astucieux, ingénieux et une démarche en finesse qui

permet au prince de se procurer les intérêts de l’Etat. Elle est un moyen habile, honorable et

convenable à un chef d’Etat. A titre d’exemple, il est nécessaire d’utiliser la ruse dans la

guerre. Car, l’emploi de la ruse contre un ennemi ne s’appellera pas tromperie mais

prudence militaire. Chez Machiavel, elle est la stratégie d’un homme politique et non d’un

homme vulgaire. La ruse, plus qu’une stratégie, elle est une détermination spécifique dans

la conservation du pouvoir.

Par ailleurs, la ruse a aussi une importance capitale dans la conquête du pouvoir

avec deux significations différentes. D’une part, elle est une stratégie ou une tactique

utilisée par le prince pour ménager ses forces. Elle apparaît comme une arme habile et

civilisée qui économise la violence et épargne la vie de ses sujets. Elle consiste également à

atteindre un objectif visé qui n’est rien d’autre que l’acquisition du pouvoir ou sa

conservation. D’autre part, la ruse dissimule les ambitions du prince face au peuple. Dans

ce cas, le prince doit affecter ses vertus pour se faire obéir. C’est ainsi qu’en faisant allusion

à cette dissimulation, la ruse apparaît comme étant la clef de la réussite au pouvoir. Elle

peut éviter des répercussions de l’opinion du peuple pouvant bloquer l’action du

gouvernement. De ce fait, la ruse contribue à l’essence du gouvernement. Elle satisfait deux

certitudes : la transformation du pouvoir déjà possédé et la préservation de la paix. Tenant

compte de ces certitudes, le prince doit bien analyser ses paroles pour garder l’unité de son

peuple. Machiavel conclut que : « Ce prince doit donc soigneusement prendre garde que

jamais ne lui sorte de la bouche un seul mot qui ne soit masqué. »38

Pour amplifier cette idée, prenons l’exemple de César Borgia qui a établi la paix et

la stabilité politique en Romagne grâce à la ruse. Il a usé de cette technique pour préserver

les ressources de son Etat. Il a justifié l’utilisation de la brutalité par son ministre cruel et

expéditif pour ramener la paix dans son pays. Mais, César Borgia veut gagner les hommes ;

c’est-à-dire, il veut le soutien de la population. Dans ce cas, il a utilisé la ruse pour exécuter

38 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 94

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27

son ministre publiquement. La ruse est une attitude politique, combinant le calcul des

intérêts personnels, la manipulation d’autrui et la violence. César Borgia a tué son ministre

pour gagner la faveur du peuple. Il se donne une apparence d’homme bon en instituant un

procès et en accusant son ministre d’être source de l’oppression du peuple. Cet exemple de

Borgia montre bien l’importance de la ruse politique. Un chef ne doit pas donner une

procuration dans un acte criminel. Il doit donner tout simplement l’ordre verbalement à son

ministre. Dans cette perspective, on ne tient pas compte de l’acte cruel, mais la façon dont

le prince a agi pour écarter son ami dans la scène politique. Ici, la ruse est un moyen

préférable à la vérité politique car elle peut unir deux rivaux politiques pour discuter sur

une même table. Elle est un comportement caractéristique d’un homme politique en

utilisant sa raison pour parvenir à ses fins, sans respect de la morale. La ruse est une arme

d’un homme habile, non violent et moral. Cette arme permet au prince d’économiser la

violence à l’égard de son peuple. Prenons par exemple, la fable de la Fontaine qui parle du

corbeau et du renard. Sur ce cas, le renard séduit le corbeau par la parole. Il a récupéré la

proie sans faire la guerre ou la vengeance39. Sur le plan politique, la ruse est très honorable,

et Machiavel la loue quand il dit :

Quoique la ruse soit détestable partout ailleurs, elle est cependant très honorable à la guerre ; on loue le général qui lui doit la victoire comme celui qui l’a remportée de vive force40.

Pourtant, la ruse se voit aussi dans les relations des hommes et des femmes.

L’homme est capable de persuader une femme avec des belles paroles. Dans ce cas, la

femme croit aux paroles de l’homme et elle tombe finalement dans le piège. Le mensonge

doit être un comportement secret de l’homme pour séduire une femme. Effectivement, il ne

faut pas être trop confiant pour ne pas être trompé, mais le mensonge est toujours un art de

conquérir une personne ou un pouvoir. Bref, la ruse incarne le mensonge et l’homme rusé

doit être intelligent et habile. Elle doit trouver son efficacité dans la naïveté ou dans la

tromperie des hommes. Elle peut suffire à un prince pour maintenir son pouvoir. En

politique, la ruse est l’art nécessaire d’un prince qui doit gouverner son pays avec efficacité.

Elle permet aussi au prince de justifier l’utilisation brutale de la violence dans son pays.

Cette violence est justifiée par la Raison d’Etat. Dans une situation de crise, le prince doit

39 Cf. Jean de la Fontaine, Les Fables, p. 20 40 Nicolas Machiavel, op.cit., p. 706

Page 30: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

28

réagir de manière réaliste et apprendre à être aussi cruel que ses adversaires. Il doit soigner

son image auprès du peuple en poursuivant toujours ses objectifs, sans être bon. Sur ce

point, Michel SENELLART donne faveur à Machiavel en affirmant que : « La Raison

d’Etat désigne l’impératif au nom duquel le pouvoir s’autorise à transgresser le droit dans

l’intérêt public. »41

Le recours à la ruse a un double constat relatif à la nature humaine telle que la

méchanceté, la crédulité et la naïveté des hommes. La méchanceté des hommes est leur

caractère passionnel comme l’ambition, le goût du changement, etc. Le prince n’a pas à

compter sur la loyauté de ses sujets. A lui de prendre des précautions à cet égard, et il n’a

pas à attendre d’avoir été trompé pour tromper. La crédulité et la naïveté des hommes, qui

donnent toute leur efficacité à la ruse du prince, tiennent aussi une grande part. Un prince

bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait

nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le

précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ;

mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne tiendraient point leur parole,

pourquoi le prince devra la tenir ?

On voit là encore l'amoralisme du prince car il n'est pas à proprement parler

immoral, mais il est au-dessus de la morale. La morale ordinaire ne vaut pas pour lui. Le

devoir du prince étant d’assurer la stabilité de l'Etat, il se place au-dessus de toute morale42.

Et d'ailleurs, un prince doit avoir de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il

a promis. Aujourd’hui, on qualifie de machiavélique ce qui est rusé, perfide et tortueux.

Cela n’est pas faux, mais on oublie souvent que Machiavel n’a fait que proposer la recette

du succès politique par l’abstraction de la morale. L’emploi de la ruse ne veut pas dire

assassiner son prochain ou détruire une province, mais est un moyen stratégique pour

éliminer les adversaires.

Enfin, si certes, il est très louable pour un prince d’être fidèle à ses engagements, il ne

faut pas risquer de perdre le pouvoir par un excès de vertu. Il faut donc essayer d’être

honnête, mais, si besoin est, déroger à cette honnêteté. Combien il serait louable chez un

41 Michel SENELLART, Machiavélisme et Raison d’Etat, p. 5 42 Cf. Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17)

Page 31: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

29

prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le comprend.

Toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels dirigeants ont fait de grandes

choses qui de leur parole ont tenu peu compte, et qui ont su par ruse manoeuvrer la cervelle

des gens, et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté.

I.3.2 : La place de la force

La force, ici, est la possibilité, pour quelqu’un, de faire un effort physique ou

intellectuel important, de résister à une épreuve43. Elle est une puissance physique qu’est la

cause provoquant un mouvement ou un effet. Elle est aussi un pouvoir ou une intensité de

l’action d’une chose. En fait, la force et le pouvoir sont deux expressions inséparables dans

la politique parce que le fondement de tout pouvoir est la force. Par contre, cette dernière

est un acte de fondation. Elle peut faire peur aux hommes. Machiavel écrit à ce sujet : « Les

hommes nuisent ou par peur ou par haine. »44 Celle-ci renvoie à l’idée de la fondation et de

la justification du pouvoir politique. Sur ce concept, tout Etat est fondé sur la force. C’est la

raison pour laquelle, aux yeux de Noëlla BARAQUIN : « La force doit être toujours au

service du pouvoir politique, et le but de Machiavel est de constituer l’Etat comme force

légitime. »45

La politique, en tant que science de gouverner des Etats, peut se servir de la force

pour l’organisation intérieure d’une société. La force joue un rôle décisif sur le plan

international. Elle sert aussi à garantir l’existence de chaque citoyen dans une ambiance sûre

et pacifique. Claude ROUSSEAU affirme que : « Sans la force, rien ne se crée, mais non

plus selon Machiavel, ne se conserve. »46 Autrement dit, la force est la source de toute

fondation du pouvoir. Elle assure le bien-être du prince et la paix au sein d’une société. Elle

est primordiale à un individu qui veut conquérir le pouvoir et de s’y maintenir. La réalité

historique de la force humaine se voit dans un homme fratricide. Voilà pourquoi Léo

STRAUSS affirme que :

43 Cf. Petit dictionnaire de la langue française, 1987, p. 462 44 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 123 45 Noëlla Baraquin, in Dictionnaire des philosophes, p. 198 46 Claude Rousseau, Profil d’une œuvre : le Prince de Machiavel, p. 14

Page 32: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

30

La société civile n’est pas enracinée dans la justice mais dans l’injustice, et le fondateur le plus célèbre des empires est un fratricide 47.

Sans doute, la force est le fondateur du pouvoir étant donné que la nature de

l’homme est un être désireux. C’est dans ce sens que Machiavel déclare :

La nature a créé l’homme tel qu’il peut désirer tout sans pouvoir tout obtenir ; ainsi le désir étant toujours supérieur à la faculté d’acquérir, il obtient le mécontentement de celui qu’il dépossède pour n’avoir lui-même que petit contentement de sa conquête48.

Le désir est supérieur à la faculté d’acquérir quelque chose, et la force

intellectuelle peut régner dans toutes les affaires politiques. Chez Machiavel, la force se

définit comme principe de puissance pour conquérir le pouvoir. Elle peut contraindre

celui qui n’a pas le pouvoir. Prenons l’exemple de César Borgia qui est un modèle d’un

bon prince à travers sa force pour faire régner l’ordre public. Il était un homme fort et

craintif de son pouvoir. Sa stratégie vise la sécurité d’un peuple qui a envie de rester le

seul maître du jeu. L’idée de Hobbes va dans ce sens quand il écrit : « Il faut que le plus

fort l’emporte, et c’est au sort du combat à décider la question des vaillances. »49

Dorénavant, Machiavel pose la question de la stratégie sur la politique

proprement dite : un prince ne doit pas surestimer ses forces. La volonté unique du

prince est compréhensible dans son rapport avec la force. Cette dernière est un principe

logique et ontologique de tout pouvoir. Le pouvoir est fort dans la mesure où il s’élève

sur la base d’un rapport de force. La force est puissante selon la volonté du prince ; car la

prise du pouvoir est basée sur la puissance. Cette puissance renforce le pouvoir d’un

prince. En ce sens, la force est inhérente à la volonté unique du prince. Et, l’expression

de la volonté unique s’identifie à la loi car la loi est faite en fonction des objectifs du

prince. Elle est le facteur majeur pour défendre le pouvoir et joue un rôle décisif dans sa

conservation. Ici, il faut savoir donc qu'il y a deux manières de combattre : l'une avec les

lois, l'autre avec la force ; la première est propre à l'homme, la seconde est celle des

bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la

seconde. Donc, la force est juste quand elle est nécessaire et, amplifions par l’idée que :

47 Léo Strauss, Droit naturel et historique, p. 194 48 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 461 49 Thomas Hobbes, Les citoyens ou les fondements de la politique, p. 29

Page 33: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

31

« Si tu peux tuer ton ennemi, fais-le, sinon fais-t’en un ami. »50 Dans cette vision, la

force est nécessaire parce qu’elle est un instrument propre du pouvoir politique. Par

conséquent, elle est aussi, à la limite, la qualité d’un acte ou d’un jugement d’un chef

d’Etat qui permet d’exécuter un ennemi. Elle se base sur l’ensemble des formations

d’une armée nationale qui est à la disposition du prince pour assurer le respect de la loi et

de l’ordre. Cette armée a pour mission d’écarter tous les conflits de la cité. Elle ne doit

pas avoir peur d’une autre force. Machiavel écrit :

Il voudra mieux ne céder qu’à la force plutôt qu’à la peur de la force. Si vous cédez à la force, c’est pour écarter la guerre et vous ne l’écarterez pas51.

Le prince utilise la force pour éviter toutes les manifestations du peuple. Il peut se

servir de cette force pour conserver l’intégrité territoriale du pays. La force est le moteur de

la paix sociale. Chez Machiavel, elle s’identifie au lion étant donné qu’il est capable de

produire le mal dans n’importe quelle circonstance. Le prince doit se référer à cet animal

pour que les individus aient l’idée de la crainte. Par la force, le prince doit résister à toute

attaque brusque et violente. De là, il doit être en mesure de commander son peuple par la

force. Pour Machiavel, la force doit être utilisée au dernier moment pour calculer la

violence. Le prince ne doit pas hésiter son application car elle sert à consolider le pouvoir.

Grâce à la force, il doit être capable de l’utiliser dans sa diplomatie politique. La force est

utile pour garantir l’ordre de chaque citoyen. Elle peut assurer le bonheur de tous. L’idée de

la force nous permet de réfléchir sur les milices, les mercenaires et les troupes auxiliaires

que nous parlerons plus tard.

En un mot, la force est un concept qui désigne l’ensemble des hommes armés d’un

Etat. Elle est une condition indispensable pour la défense de la nation. Elle est très

importante dans les affaires politiques, seulement elle est insuffisante pour atteindre le

résultat final. Le machiavélisme est une théorie nécessaire des dirigeants car il contient de

la force. Pour bien régner, le prince doit avoir une puissance forte. Un prince fort doit être

en mesure de résister à toute attaque venant d’un pays étranger. Sa force doit être une

violence calculée sans brutalité. Cette violence est non gratuite mais au service de l’intérêt

50 Encyclopédie Agora, http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Nicolas_Machiavel, 05 Décembre 2006 (18h 40) 51 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, pp. 548 - 549

Page 34: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

32

du pays. Elle est justifiée par la Raison d’Etat. De cette violence calculée, nous allons

analyser l’art du paraître du prince.

I. 3. 3 : L’art du paraître

Dès le début du chapitre XIV du Prince, Machiavel met nettement en garde contre

toute tentative de se détourner de ce qui est, et qui est toujours mêlé, au profit de ce qui est

pur et sans mélange. En effet, l’ignorance de la distance entre ce qui est et ce qui doit être

fait oublier la nature des hommes. Le prince doit nécessairement tenir compte des réalités

effectives. Il doit prendre conscience, et faire avec, de la spécificité de l’espace social et

politique, le contexte de son action. En cet espace, l’apparence domine. Le prince ne peut

pas l’ignorer et doit savoir lui-même en jouer, sinon, il sera pris au piège de cette dualité

trompeuse : être - apparence.

Le verbe « paraître » signifie avoir l’apparence de quelque chose, ou traduit

vaguement par « sembler ». Le prince doit paraître commencer à être visible ou à exister. Il

doit manifester sa présence devant le peuple comme un être bon. Par là, le paraître est l’un

des moyens le plus dynamique d’un nouveau prince. Ce dernier doit varier ses propositions

politiques pour enrichir son pouvoir. Il doit maîtriser son art de paraître pour calmer l’esprit

du peuple et pour exercer son pouvoir ; car il lui permet de changer son image en cas de

circonstances néfastes au pays. Dans cette situation, il doit utiliser tous les moyens pour

ramener le calme dans le pays. Les qualités qui font louer ou blâmer les hommes ne sont

pas celles qu’ils ont réellement, mais celles qu’ils paraissent avoir. Il n’est donc pas

nécessaire d’être, mais seulement de paraître. Autrement dit, il n'est pas bien nécessaire

qu'un prince possède toutes les bonnes qualités, mais il l'est qu'il paraisse les avoir.

Machiavel ose même dire que, s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans

sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours utile d'en avoir

l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, pitoyable, fidèle,

humain, religieux, sincère et droit... Pour bien mettre l’idée au point culminant, l’art du

paraître peut avoir toutes les qualités d’un bon prince. Ce dernier doit se présenter comme

humaniste pour convaincre son peuple en utilisant la prudence. Cette prudence est une

attitude qui consiste à percevoir les dangers. Elle permet au prince d’éviter les

Page 35: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

33

circonstances fâcheuses d’une action du peuple. Faut-il dire qu’il ne faut pas être vertueux

mais seulement le paraître ? Machiavel partage-t-il le jugement populaire sur la valeur des

qualités morales ? Il dit seulement qu’il est utile d’être vertueux. Pourquoi ?

La vertu n’est pas un bien en soi, il est même parfois dangereux de la pratiquer

dans un milieu qui ne la reconnaît pas. Il vaut mieux ne pas pratiquer la vertu plutôt que de

risquer de perdre le pouvoir. De ce fait, Machiavel donne comme exemple, le renard et il en

tire la leçon suivante : il faut savoir jouer sur l’opposition de l’être et de l’apparaître.

Notamment, il va dire qu’il faut parfois que le prince revienne sur ses promesses, mais il ne

doit pas le montrer. Les vertus politiques ne peuvent donc s’aligner sur les vertus privées de

l’amitié et de la confiance réciproque. Dans l’analyse, il faut toujours sauver les apparences

de la moralité à cause de leur effet politique et il n’est pas toujours nécessaire ni même

souhaitable d’être moral. Sans doute, il est utile aussi d’être vertueux parce qu’il est alors

plus facile de le paraître. Un point est en tout cas très clair : il n’est pas souhaitable d’être

toujours vertueux ; ce serait politiquement préjudiciable. Prenons comme exemple les

démagogues et les politiciens qui n’hésitent pas à trahir les paroles données.

Les vertus que l’on aime chez les hommes ordinaires sont peu appréciées chez les

princes et peuvent même être dangereuses. Le prince doit persévérer dans le bien lorsqu’il

n’y trouve aucun inconvénient et s’en détourner lorsque les circonstances l’exigent. Donc,

le prince ne doit pas tenir sa parole quand cela se retournerait contre lui, et quand les causes

qui l'ont conduit à promettre ont disparu. Et jamais un prince n'a manqué de motifs

légitimes pour colorer son manque de foi. De cela l'on pourrait donner une infinité

d'exemples modernes, et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues

caduques et vaines par l'infidélité des princes. Celui qui a su mieux user du renard est arrivé

à meilleure fin. Autrement dit, celui qui a mieux su faire le renard s'en est toujours le mieux

trouvé. Mais il faut savoir bien masquer cette nature, être grand simulateur et dissimulateur.

Pour Machiavel, le prince doit paraître devant son peuple sous forme d’une autorité

incontestable, capable d’imposer sa force, sans être contesté. Il doit à chaque instant

contrôler la diffusion de son image, sans avoir trop confiance en elle. Il doit savoir forger

son image s’il veut conserver son pouvoir. On retrouve donc ici, sa perspective, non

l’idéalisme mais le réalisme politique. Ce qui compte, c’est l’efficacité politique, valeur

Page 36: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

34

suprême. Pour être efficace, le pouvoir doit tenir compte de ce que sont les hommes qui en

sont les sujets, des êtres qui ont quelque chose de spécifique telle que l’aptitude à respecter

un ordre légal et à avoir des sentiments moraux, et des êtres passionnels qui n’obéissent

qu’à la force. L’art du paraître se base sur l’intention de la morale traditionnelle. Dans ce

cas, le prince doit faire semblant de respecter la religion. Or, il doit agir contre cette

religion et doit savoir que le paraître relève de l’apparence. Machiavel précise quand il

écrit :

Mais faisant beau semblant de les avoir, alors elles sont profitables ; comme de sembler être pitoyable, intègre, religieux, et de l’être, mais arrêtant alors ton esprit à cela que, s’il faut ne l’être point, tu puisses et saches user du contraire52.

En politique, ce qui compte c’est la réussite et la nécessité, quelque soit le chemin

qu’on suit. Dans l’examen de la nécessité politique qui s’oppose aux vices, Machiavel se

désintéresse toujours à des intentions morales pour n’envisager que la seule relation du

gouvernant aux gouvernés. Ceci laisse à dire que l’être du prince n’existe que pour le

dehors et que les gouvernés jugent sur les apparences. Ces dernières sont aussi une

condition sine qua non, puisque les hommes jugent aux yeux. Il est clair qu’un dirigeant ne

doit reculer ni devant la cruauté ni devant la fourberie, pour faire régner l’ordre public et

garder son pouvoir. Cette phrase que Machiavel n’a jamais écrit « la fin justifie les

moyens » semble résumer toute sa politique. C’est ce qui a fait écrire Machiavel que :

Tout le monde voit bien ce que tu sembles mais peu ont le sentiment de ce que tu es et ces peu-là n’osent contredire à l’opinion du grand nombre, qui ont de leur côté la majesté de l’Etat qui le soutient53.

Cette citation nous montre finalement ce qui est plus important dans la nécessité

politique de Machiavel. Il est évident de marcher derrière la force, mais elle doit être

équilibrée du fait que tout excès ne mène jamais une entreprise à terme. Pourtant, tout le

monde voit ce que le prince paraisse ; peu connaissent à fond ce qu’il est : Etre ou paraître?

Le politicien doit répondre aux attentes de son public pour que la scène politique porte bien

son nom. Le prince est un acteur dont on ne sait rien au-delà des rôles qu'il joue. Il faut qu'il

gagne son public sur la base de sa performance et non sur celle de sa nature privée, son être

52 Nicolas machiavel, Le Prince (œuvres complètes), p. 342 53 Ibidem, pp 128 - 129

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35

véritable54. Et ce petit nombre n'osera point s'élever contre l'opinion de la majorité,

soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain. L’art du paraître intervient sur les

affaires politiques parce qu’il y a des lois morales et lois politiques qui ne sont pas bonnes.

Au surplus, dans les actions du prince, ce que l'on considère c'est le résultat. S'il y

réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde55.

En d’autres termes, un prince est souvent contraint, pour maintenir ses Etats, d'agir contre

sa parole, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion puisque tous les moyens

seront toujours estimés honorables et loués de chacun, car le vulgaire ne juge que de ce

qu'il voit et de ce qui advient. Ici, l’art du paraître est une attitude et une sorte de stratégie

adoptée par le prince pour faire face aux différentes occasions qui peuvent se présenter dans

le pays afin de pouvoir gouverner. Il est aussi un moyen efficace pour éliminer

physiquement un adversaire. Le prince doit masquer sa propre image devant la foule afin de

fuir la haine. Il doit faire ces calculs secrets sans qu’il dépende de personnes. Il doit faire sa

politique sous l’apparence de la morale et apparaître comme un homme moral, religieux

mais il doit être sanguinaire quant à la nécessité. L’art du paraître est une arme habile du

prince pour enrichir son pouvoir et préserver ses intérêts. La question de la loyauté et du

mensonge est au coeur de toute la philosophie morale depuis l'Antiquité. Sur cette question,

Machiavel oppose la théorie à la pratique. La question de savoir ce que doit faire le prince

reviendra une fois encore à se demander ce qui est le plus avantageux du point de vue de

l'efficacité politique.

54 Cf. Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17) 55 Cf. Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 343

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DEUXIEME PARTIE :

L’ANALYSE POLITIQUE DE

MACHIAVEL

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37

La politique machiavélienne se fonde sur un principe de méfiance étant donné que

l’homme est voué par sa nature à haïr et à jalouser ses semblables. De ce fait, on ne peut

pas l’arrêter à ne pas faire du mal à ses congénères. Si les hommes sont capables de se nuire

les uns des autres, la stabilité politique est au prix de la nécessité. En effet, c’est à cause de

la mauvaise nature humaine que l’usage de la nécessité est très important pour le prince. Le

gouvernement doit toujours s’attendre aux réactions de ceux qui veulent aussi s’emparer du

pouvoir. Si on traite de la nécessité politique, c’est en raison de son importance. Elle n’a

d’autre but que d’atteindre des objectifs politiques. Nous allons approfondir nos analyses

sur le rapport entre Machiavel et le prince.

CHAPITRE 1 : LE RAPPORT ENTRE MACHIAVEL ET LE PRINCE

II.1.1 : La place de l’opinion et l’opposition du prince

Tout d’abord, l’opinion vient du mot latin « opinio » qui signifie jugement. Elle est

un jugement commun, ensemble des idées ou convictions communes à une collectivité. Par

contre, une opposition est une résistance qu’oppose une personne ou un groupe. Elle est un

ensemble de personnes opposées au gouvernement. Elle vient du latin « oppositio » qui

signifie empêchement ou obstacle. Pourtant, un prince est celui qui possède une

souveraineté ou qui appartient à une famille souveraine. Il détient le pouvoir et il peut être

aussi une personnalité noble.

Pour Machiavel, le prince ne doit pas se fier aux différentes opinions et aux flatteries

du peuple ; car les hommes font semblant de lui donner des conseils, alors qu’ils sont

malhonnêtes. Ils cherchent des moyens pour déstabiliser le pouvoir. D’ailleurs, Machiavel

montre que les hommes changent d’opinions selon les circonstances. Dans ce cas, le prince

doit avoir une attitude qui consiste à percevoir les dangers. Il doit réduire les Etats car la

non réduction des Etats permet aux hommes de manifester leurs opinions. Cette

manifestation d’opinion entraîne le goût de l’honneur et du bonheur. En tenant compte de

cet argument, les décisions du prince doivent être confidentielles ; car le peuple apparaît

comme étant une force aveugle qui change toujours d’opinion. C’est ainsi que

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38

MANGALAZA Eugène Régis montre que : « Le peuple est comme une force aveugle qui

change précisément d’opinion ; ce qu’il applaudit aujourd’hui, il rejette demain. »56

Le prince doit avoir des notables capables de fournir des informations par

l’espionnage. Il doit donc faire des arrestations à tous ceux qui veulent déstabiliser le pays.

Et, s’il veut bien rester au pouvoir, il doit avoir des espions partout dans le pays. Il ne doit

pas prendre en considération toutes les opinions. A ce point, Machiavel nous écrit :

Il n’y a pas d’autres moyens de se regarder des flatteurs que de faire comprendre aux hommes qu’on ne s’offensera pas d’entendre la vérité ; mais en vous disant la vérité, on vous manquera de respect57.

De plus, le prince ne doit pas avoir une confiance totale à ses conseillers. Toute

action, surtout l’organisation du gouvernement, doit être sous l’ordre du prince après avoir

entendu les conseils des gens selon son désir. C’est pourquoi Machiavel déclare :

Le prince doit toujours entendre les conseils, mais selon son désir à lui, non sur celui des autres, il doit même décourager chacun de lui donner des conseils qu’il ne sollicite point. Il doit cependant souvent les solliciter, et entendre ensuite patiemment la vérité requise, s’irrite même si quelqu’un la dissimule par prudence58.

Effectivement, plus le prince ne doit pas se laisser entraîner par les flatteries de ses

conseillers, il doit toujours savoir se méfier des opinions des gens qui l’entourent. Comme

il n’est pas sur le même pied d’égalité que les gens, donc, il doit les écouter avec prudence.

Il faut savoir garder certaine méfiance envers les hommes. A titre d’exemple, dans une

réunion publique, un mauvais prince croit avoir obtenu les renseignements voulus et

valables. Or, ce ne sont que des flatteries qui embellissent seulement les discours. Ce type

de prince court au danger, car, il croit aux opinions des gens infidèles. Il faut que l’attitude

du prince apparaisse comme un caméléon qui change de couleur en fonction du milieu. Le

prince doit s’informer lui-même après avoir écouté les opinions de ses conseillers. Il doit

prendre lui-même ses propres décisions et ne pas se laisser simplement dominé par des

flatteries. Car les bons conseils proviennent de la sagesse du prince. D’où Machiavel

déclare :

56 MANGALAZA Eugène Régis, Lire et comprendre Platon, p. 8 57 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 109 58 Ibidem, p. 126

Page 41: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

39

C’est pourquoi je conclu que les bons conseils, d’où qu’ils viennent, procèdent toujours de la sagesse du prince et non la sagesse du prince de ces bons conseils59.

De ce fait, le prince doit découvrir ce qui est caché dans les différents conseils

qu’on lui donne. Il doit savoir également que certains conseils peuvent manquer de la

sagesse ou du respect. Il doit aussi consulter les conseillers sur une situation difficile et

incompréhensible. Dans cette situation, il prend ses décisions après avoir analysé les

diverses opinions. Il ne doit pas limiter l’espoir de son peuple. Car, l’espoir est un moyen

de faire vivre les hommes. Machiavel conseille de ne se reposer en rien sur l’opinion mais

de compter essentiellement sur la force et la ruse. En revanche, par ruse, pourquoi ne pas,

en plus, manipuler l’opinion et se faire aimer de la foule, sans oublier qu’il est « plus sûr

d’être craint que d’être aimé » ?

Comme nous avons vu dans l’art du paraître du prince, à propos du vulgaire, deux

éléments doivent être mis au point ; mais que faut-il entendre par vulgaire ?

La foule par opposition à l’élite, la foule aveugle ou myope par opposition à une élite

clairvoyante. C’est le sens de l’opposition entre : « voir » et « percevoir » et « juger par les

yeux » et « juger par les mains ». Or que voit la foule ?

Ce qui est voyant est le résultat de l’action politique. Elle ne perçoit pas les moyens mis en

œuvre. Autrement dit, en politique, il n’y a que le résultat qui compte. Constat peut-être

pessimiste… Dans le monde où il n’y a que le vulgaire, le prince n’a pas à redouter les gens

clairvoyants, qui auraient « perçu » les aspects discutables de sa politique. Parce que ces

gens sont peu nombreux et qu’ils ne pèsent d’aucun poids auprès de la foule, le prince a su

se gagner celle-ci par certains résultats voyants de sa politique. Puisque les hommes, en

général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Machiavel oppose ici la

connaissance à l'opinion. En politique, on acquiert la connaissance en participant à l'action

et non en regardant. Pour gouverner, le prince doit pouvoir s'appuyer sur l'opinion publique.

Or, le peuple assiste à l'action politique en spectateur. Il n'a pas l'occasion de participer

directement à l'action. Il ne peut donc que se fier aux apparences. La véritable connaissance

de la chose politique lui manque. Il n'a pas accès à « la vérité de la chose ».

59 Ibidem, p. 75

Page 42: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

40

Les hommes sont si simples et si faibles que celui qui veut tromper trouve toujours

des dupes. Le caractère des peuples est mobile, on les entraîne facilement vers une opinion,

mais il est difficile de les y maintenir. Le prince doit être attentif à ce que l’on dit, à ce

qu’on croit de lui, à ce que reflète l’opinion. La réputation, la rumeur publique, sont des

constructions fantasmatiques qui peuvent être à distance des qualités et défauts du prince ;

mais il ne s’agit nullement de s’en détourner, au contraire, il faut savoir en profiter. Il n’est

nullement le maître de l’opinion, ni de l’impression qu’il donne. Machiavel dit que cela

doit se faire avec le but de se faire aimer de son peuple. Son comportement est justifié,

comme il le dit tout au long de son ouvrage, en ce que sa volonté est de défendre son Etat,

et de chercher à le perpétuer.

Bref, on voit ici que le prince machiavélien n’est pas machiavélique ou un tyran.

En effet, ce que veut dire Machiavel, c’est, non pas que le prince fait ce qu’il veut, au gré

de ses caprices, de son bon vouloir, mais qu’il est un être fragile, ayant à s’exercer dans un

monde fragile, et dépendant de tout ce qui est « au-dehors ». Le prince est triplement

dépendant de la constitution, de la société ou des groupes qui ont favorisé son accès au

pouvoir, et les humeurs de chaque classe sociale étant changeants. Il ne faut pas faire

dépendre son pouvoir de la satisfaction des attentes immédiates ; car les gens oublient vite

les faveurs passées. En fait, le nouveau prince ne doit pas se reposer sur l’opinion du peuple

étant donné qu’elle est changeante. De cette analyse, un prince qui se fonde sur cette

opinion sera anéanti par les opposants. Il doit manipuler les opinions pour se faire aimer de

la majorité du peuple. Ce talent permettra au prince d’éviter les pièges du peuple. Comme

la plupart des hommes portent leurs jugements sur l’apparence des choses, l’apparence du

prince doit donner beaucoup d’espoir à son peuple. Dans cette optique, le prince doit être

social, généreux et incarner les meilleures qualités humaines ; car la réalité du pouvoir

politique repose sur le jeu des apparences. Ces dernières permettent au dirigeant d’être un

homme médiatisé. Le prince doit savoir que la politique est instable. Ce qui signifie qu’il ne

peut pas rester éternellement au pouvoir. Néanmoins, il est obligé d’utiliser ses capacités

intellectuelles pour faire régner l’ordre. Il doit être un grand calculateur habile pour mesurer

ses forces et régler ses projets politiques pour ne pas se tromper. Car, la politique est une

lutte perpétuelle.

Page 43: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

41

II.1.2 : La politique comme lutte perpétuelle

Diverses définitions sont proposées sur la politique. Elle est une science ou art de

gouverner un Etat et une conduite des affaires publiques. Elle englobe l’ensemble des

affaires publiques d’un Etat, les événements et les luttes des partis. On peut la définir donc

de la manière suivante :

La politique est l’art d’administrer une société, d’y maintenir la paix sociale, de transformer la législation pour l’adapter aux modifications entraînées par l’histoire, de contrôler les diverses activités des hommes de telles sorte que les institutions soient justes et efficaces, de régler les relations entre l’Etat et les autres Etats60.

Pourtant, le mot perpétuel vient du latin « perpetualis » qui signifie durer ou se

maintenir longtemps. Une lutte perpétuelle est une lutte qui ne finit pas ou qui ne cesse pas.

Elle dure toute la vie et revient sans cesse dans la politique. Comme disaient bon nombre de

savants, les choses de la terre sont tous dans le mouvement et ne peuvent demeurer fixes.

Donc, la vie de l’homme repose sur un changement de lutte perpétuelle des choses. Ici, la

politique est une lutte perpétuelle dans la mesure où elle est un art d’organiser une société.

Cette politique-lutte se voit entre les politiciens et les citoyens comme une guerre

permanente vis-à-vis des différentes oppositions d’idées et d’intérêts. Le dirigeant doit

lutter contre ses adversaires jusqu’au bout pour rester au pouvoir. C’est la raison pour

laquelle, le prince doit lutter perpétuellement afin d’aboutir à son objectif par sa capacité.

Car, la lutte apparaît comme étant une condition essentielle de la vie. Il faut savoir que

l’univers est une lutte, la justice, un conflit et que le devenir est déterminé par la

discordance61. Le prince doit savoir que tout oppresseur peut se défendre par tous les

moyens. Il a pour fonction essentielle de maintenir l’équilibre politique dans son pays. Mais

sans la justice, cet équilibre n’est pas possible.

Comme nous avons vu auparavant, les hommes entrent en conflits pour accroître

leur puissance et les conflits entrent dans le cadre des luttes perpétuelles. Et, la ruse entre

dans l’art de la guerre car elle permet au chef d’Etat de faire la guerre. Cette dernière est

nécessaire à ceux qui veulent conquérir un pouvoir. Elle est comme son unique moyen de

60 Cours sur : « L’Ethique politique et bonne gouvernance », Avec RAZAFINDEHIBE Etienne Hilaire,

Université de Toamasina, Juin 2006 61 Cf. Battistini (Yves), Les trois présocratiques, p. 47

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42

gouverner et conçue comme une activité d’un homme politique. Dans la guerre, chez

Machiavel, il perd, celui qui sait ce qu'il va faire s'il gagne ; il gagne, celui qui sait ce qu'il

va faire s'il perd. L’art de la guerre est une condition indispensable qui permet au prince de

réussir dans la politique. Dans cette politique, le prince doit faire preuve de la ruse et de la

force pour faire disparaître les ennemis et garder son honneur. Toutefois, la force et la ruse

doivent aller ensemble en cas de guerre. Car l’utilisation de la force seule engendre des

conflits et des haines dans le pays. D’où la déclaration de Raymond ARON :

Les conflits surgissent lorsque les techniques de la prise de la conservation, requiert l’emploi de la force et la ruse, et surtout, plus généralement, un monument amoral des humains62.

Le but de l’homme politique, c’est de trouver une unité pour une finalité commune,

qui est la conquête du pouvoir. En d’autres termes, chaque politicien désire entrer dans la

classe dirigeante. Celui qui aura la chance d’atteindre ce but ultime doit diriger sa pensée en

tenant compte du peuple. Car la vie politique ne stagne jamais, elle change continuellement.

Et ce changement est inévitable dans la mesure où il prend source auprès des hommes.

C’est ainsi qu’un homme au pouvoir doit être un homme de guerre. Ici, Machiavel affirme :

« On fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut. »63 Et il ajoute aussi que :

« On ne doit jamais laisser se produire un désordre pour éviter une guerre ; car on ne l'évite

jamais, on la retarde à son désavantage. »64

Pour faire la guerre, le prince doit avoir des troupes armées. Car la ruse de la guerre

est composée des troupes qui appartiennent au nouveau prince. Ces troupes sont les armées

nationales utilisées par un prince, pour conquérir et asseoir son pouvoir. D’après l’auteur,

on distingue quatre types d’armées : les armées propres ou armées de citoyens, les armées

mercenaires ou armées de guerriers professionnels non citoyens, les armées auxiliaires ou

armée d’un Etat et les armées mixtes ou la combinaison de trois. Pour lui, les armées

propres sont les meilleures étant composées de citoyens. Elles seront fiables contre

l’ennemi extérieur et contre les abus du pouvoir. En effet, l’armée de citoyens veillera à ce

que les lois soient bonnes, c’est-à-dire établies pour le bien du peuple.

62 Raymond Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, p. 210 63 Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17) 64 Ibidem.

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43

Etymologiquement, le mot mercenaire vient du mot « merces » qui signifie salaire.

Le terme mercenaire désigne un soldat étranger à la solde d’un Etat. De la même manière,

l’armée auxiliaire est formée par des combattants étrangers comme les mercenaires pour

aider également le chef d’Etat. Mais la différence est que si les mercenaires sont dangereux,

l’armée auxiliaire est pire. Cette dernière est une troupe unie. Elle n’est pas comme les

mercenaires. Toutefois, le prince doit être attentif pour ne pas tomber dans le joug. Il doit

aussi former des milices pour assurer la puissance du prince. Dans cette puissance, la force

doit devenir une loi. Car, la loi bien fondée constitue une force. Selon les explications de

Machiavel :

Les mercenaires et les auxiliaires ne valent rien et sont fort dangereux ; et si un homme veut fonder l’assurance de son Etat sur les forces mercenaires, il ne sera jamais soutenu ferme, car elles sont désunies, ambitieuses, sans discipline, déloyales ; graves chez les amis, lâches devant l’ennemi ; elles n’ont point de crainte de Dieu ni de foi avec les hommes, et tu ne diffères ta ruine qu’autant que tu diffères l’assaut ; en temps de paix tu seras pillé d’eux ; en temps de guerre, des ennemis. La cause de cela est qu’ils n’ont autre amour ni autre occasion qui les tienne au camp qu’un peu de gages ; ce qui n’est pas suffisant à faire qu’ils veuillent mourir pour toi 65.

L’armée est toujours nécessaire pour surmonter les obstacles d’un Etat. Mais,

l’armée de mercenaires présente des inconvénients (coût, fidélité fragile) car : « En temps

de paix, le mercenaire dérobe ; en temps de guerre, il déserte. »66 C’est pour cette raison

que l’armée de mercenaires ne devrait constituer qu’une force d’appoint à une armée

nationale (fidèle car elle se bat pour elle-même, moins coûteuse car il suffit d’assurer son

entretien). Ici, le prince doit faire de l’art de la guerre, leur unique étude et leur seule

occupation ; c’est là proprement, la science de ceux qui gouvernent. Le pouvoir est toujours

le fruit de l’emploi efficace de la force. Bref, le prince idéal doit disposer de « bonnes

armes » et cultiver « l'art de la guerre ». Il peut ainsi s'assurer de ses ennemis et se concéder

l'amitié des faibles. Quand un prince conduit une armée, gouvernant une multitude de

soldats, c’est alors qu’il ne se faut nullement soucier du nom de cruel, car sans ce nom, une

armée n’est jamais unie ni prête à aucune opération.

65 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 325 66 Ibidem

Page 46: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

44

Le prince, bon stratège et sage, saura parfaitement choisir son armée en se défiant

des mercenaires et des soldats auxiliaires. Le prince vertueux sera celui qui mène lui-même

au combat ses armées, constituées de ses propres sujets. Il doit posséder l’art de la guerre et

savoir bien régner sur son armée. Autrement dit, on peut dire que le prince doit être un

homme de guerre, « un lion » autant qu’« un renard ». Il faut qu’il soit rusé, comme un

renard, et fort, comme un lion, pour atteindre ses objectifs. Il use de la ruse pour avoir son

peuple et, en cas de force majeur, il fait intervenir la force. Du même coup, le prince doit

évaluer s'il a assez d'hommes et d'argent pour entretenir une armée assez forte pour

défendre son Etat contre une attaque extérieure. Si ce n'est pas le cas, il doit s'assurer

d'avoir la confiance de ses sujets et défendre en priorité sa capitale. Un prince doit

examiner alternativement aussi les actes des armées anciennes. Car, les techniques d’une

armée sont nécessaires pour l’intérêt du prince.

Cependant, par les armes, un prince peut se faire obéir et respecter de ces

concitoyens. L’usage de l’armée permet au prince de faire peur à ses opposants. Sa stratégie

est de veiller à sa sécurité et celle du peuple. Le prince doit être fort et capable, pour réagir

dans une situation difficile, dans la mesure où cette politique, comme lutte perpétuelle, a

comme but d’atteindre le pouvoir ou les objectifs politiques. En effet, la lutte perpétuelle

entraîne la haine et la division du peuple. Cette division engendre la corruption aux biens

de l’Etat. D’ailleurs, la force n’intervient que lorsque le peuple agit contre le pouvoir en

place. Bien que l’art de la guerre soit le moyen principal d’arriver à ses fins, le prince peut

aussi faire preuve de ruse et de scélératesse, pour manipuler ses adversaires. Toutefois,

voulant restaurer l’ordre de sa monarchie, s’il doit commettre des actes cruels ou

répugnants, il doit le faire sous couvert d’un bien paraître que rien ne peut altérer. Ainsi, la

nature de l’homme est virulente, il s’ensuit que le gouvernement s’arme et sache son rôle

vis-à-vis de la guerre. Cette dernière est juste quand elle est nécessaire, parce que :

La guerre est nécessaire pour restaurer la liberté ou la maintenir quand elle est menacée. Pour Machiavel, toute guerre est juste quand elle est nécessaire67.

Pourtant, la guerre n’est rien d’autre que la manifestation de l’humanité naturelle

qui dresse les uns contre les autres. En ce sens, le prince doit être un homme de guerre, car

67 Frolov (Dr), in Dictionnaire des philosophes, p. 118

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45

le pouvoir se maintient toujours avec les armes. Il ne doit pas s’assurer du capitaine mais il

doit chercher à le discréditer dans l’armée. Pour cela, il doit être cruel et incontestable de

ses ennemis. Il doit être un vrai commandant ayant la maîtrise convenable de l’art de la

navigation. Comme nous voyons que sans commandant, les matelots constituent une force

aveugle. De même, c’est dans le guide de la nation que le prince et ses soldats doivent

savoir bien nager pour éviter des éventuels échecs.

Les luttes politiques sont éternelles car de nature, l’homme aime toujours le

pouvoir. Dans ce pouvoir, le prince se trouve obligé de s’engager à des guerres car il a des

ennemis. Or, ces guerres engendrent des troubles. De ces troubles, chacun souffre et lui

devient ennemi. Un prince qui veut éviter le malheur de soupçonner ou celui d’être ingrat

doit commander en personne toutes les expéditions68. Bref, la politique est un combat entre

deux camps. L’un des dirigeants et l’autre des dirigés. La première désigne le prince et son

entourage et la seconde incarne les opposants et le peuple. En d’autres termes, diriger ou

gouverner les hommes est un combat acharné du prince face aux opposants. Par cette

raison, les conflits ne cessent d’éclater dans le pays. Cette lutte perpétuelle est nécessaire

dans la vie humaine, même parfois sanguinaire ; car le prince qui se fait lâche doit

s’attendre à la mort. Il faut que le prince n’hésite pas à faire le mal s’il est question de

chercher le bien de tout le monde. En un mot, la guerre joue un double rôle sur la défense

contre les menaces extérieures et intérieures. Ici, il ne faut pas prendre la guerre au sens

négatif. Elle a aussi ses côtés positifs, vu que toute tentative de guerre vise un certain ordre.

De ce fait, la guerre est dans sa globalité inévitable pour ceux qui veulent gouverner.

Pendant la guerre, on se prépare à la paix ; pendant la paix, on se prépare à la guerre. Pour

cela, Machiavel conçoit l’homme comme un être méchant. Ainsi, allons-nous maintenant

nous consacrer sur cette analyse.

II.1.3 : L’anthropologie machiavélienne

L’anthropologie machiavélienne se présente comme une anthropologie unitariste et

pessimiste. Elle est en quelque sorte une étude existentialiste. L’anthropologie est l’étude

des cultures de différentes collectivités humaines comme les institutions, les structures

68 Cf. Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, p. 448

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46

familiales, les croyances et les technologies. Elle est une science qui étudie l’homme. Elle

peut étudier aussi l’espèce humaine des points de vue anatomique, psychologique et

biologique69.

Tout gouvernement doit envisager une manière de se défendre. Il ne s’agit pas de

deviner ce que va faire l’ennemi mais ce qu’il peut faire ; car un danger prévu est à demi

vaincu. La prudence est une vertu militaire ; et on dit souvent qu’à la règle de la prudence,

correspond la règle du moindre mal. Gouverner signifie, pour Machiavel, arracher l’homme

à sa méchanceté naturelle pour le rendre bon. Ici, l’anthropologie machiavélienne se résume

sous la formule suivante : « Tous les hommes sont méchants. »70 Cette méchanceté est

interprétée de différentes manières comme par exemple, l’interprétation morale selon

laquelle les hommes sont pervers ou mal intentionnés. Vis-à-vis de cette interprétation,

nous arrivons à inscrire la pensée de Machiavel dans une orthodoxie du péché originel.

Machiavel reconnaît une pensée politique qui se détourne bien de la voie théocratique qui

vise à spiritualiser le monde. Chez lui, la méchanceté est une détermination spécifique de

l’homme. Elle se voit dans le désir, qui est une tendance particulière à vouloir obtenir

quelque chose pour satisfaire un besoin. En d’autres termes, elle est une tendance à se

procurer une émotion déjà éprouvée ou imaginée. Donc, l’homme est un être désireux,

ambitieux et méchant. Cette nature désireuse vient de la nature, car l’homme cherche

toujours une satisfaction. Cela montre que les désirs de l’homme semblent bien être à

l’origine de la méchanceté humaine. Machiavel voit en l’homme une méchanceté innée.

L’homme a le désir naturel d’acquérir un pouvoir qui lui rend méchant. Dans cette

méchanceté, il crée des lois et des contraintes dans la vie sociale. Pourtant, les hommes

doivent vivre ensemble, par des lois des contraintes. C’est pourquoi Léo STRAUSS affirme

que :

Les hommes sont méchants, il faut les contraindre à être bons. Mais cette contrainte doit être l’œuvre de la méchanceté, de l’égoïsme de la passion égoïste71.

La méchanceté fait partie intégrante de la nature humaine mais cette nature humaine

est mauvaise. C’est pourquoi, l’anthropologie est une nature qui se veut méchante. La

69 Cf. Encyclopédie de la psychologie générale, p. 182 70 Nicolas Machiavel, Le Prince (œuvres complètes), p. 339 71 Léo STRAUSS, Qu’est-ce que la philosophie, p. 46

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47

connaissance de l’homme est un atout indispensable en politique car il permet au prince de

faire obéir aux hommes par les lois. Par nature, tous les hommes ont des caractères

communs tels que la méchanceté, le désir, l’égoïsme... Cette nature est l’ensemble des traits

qui constituent l’être humain. Si chaque individu est désormais considéré comme un être

égoïste qui dresse sa puissance contre les puissances du monde (la nature et les autres

hommes), comment doit-il se comporter pour assurer au maximum sa conservation?

Il importe de toujours éviter les tromperies de l’imagination et de la morale. La vie

ne doit plus être considérée comme un passage vers une existence meilleure, ou comme un

ici-bas méprisable devant être transcendé. La vie est sur terre et c’est une lutte acharnée

contre la fortune. La motivation fondamentale de la bête humaine est l’égoïsme. Et cette

fortune contre laquelle se dresse l’égoïsme d’un individu, est souvent l’égoïsme des autres

comme dans le commerce et la politique, par exemple. Si tous les hommes sont égoïstes,

alors personne ne doit tenter d’être bon car cela lui risque d’être fatal. La bonté est un luxe

pour un royaume imaginaire et une République fantasmatique. La morale conduit tout

simplement à la perte de celui qui veut la respecter. En effet, la méchanceté humaine vise à

justifier l’égoïsme et le désir. Selon Jean Jacques ROUSSEAU, l’homme est bon mais il est

méchant dans et par la société. Voici ce qu’il nous dit sur ce sujet :

On pourrait dire que les sauvages ne sont pas méchants précisément parce qu’il ne savent pas ce qui est bon, car ce n’est ni le développement des lumières ni le frein de la loi, mais le calme des passions ou ignorance du vice qui les empêchent de mal faire72.

A l’état de nature, l’homme n’est ni bon ni méchant au sens moral de ces mots ;

mais il devient méchant dans l’état social. Cette méchanceté est dure grâce à l’influence des

multitudes des passions factices, haineuses et cruelles qui rendent les hommes ennemis les

uns les autres. C’est ainsi que notre auteur met l’accent sur la méchanceté humaine en

disant :

Tous les écrivains qui se sont occupés de politique s’accordent à dire que quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois doit supposer d’avance les hommes méchants, et toujours prêts à montrer leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion73.

72 ROUSSEAU (J.J.), Discours sur les inégalités parmi les hommes, pp. 388-389 73 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, pp. 388-389

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Dans cette perspective, nous pouvons dire que la nécessité est ce qui est

indispensable dans une situation donnée. L’homme fait le bien ou le mal par nécessité. Il

est enfermé dans le désir de passion ou de conservation de soi. Il ne peut pas échapper à la

méchanceté au fur et à mesure qu’elle fait partie de la nature humaine ; d’où la déclaration

de Raymond Aron : « Rien ne peut assouvir les désirs insatiables de l’homme […]. Il en

résulte dans le cœur humain un mécontentement perpétuel. »74

L’homme peut entrer en conflit avec les autres pour pouvoir satisfaire ses passions

infinies. En rapport avec cette idée, la méchanceté incarne également le désir de conserver

et de prendre le pouvoir. Elle se définit comme un penchant de l’homme à faire du mal à

autrui. C’est dans la société que les hommes s’entretuent eux-mêmes. Ce passage de

Hobbes illustre bel et bien cette idée : « La nature de l’homme est la somme de ses facultés,

telles que la nutrition, le mouvement, la génération, la sensibilité, la raison etc. »75 C’est le

sentiment de l’homme qui désire, entraîne une opposition avec autrui. Cette multitude

diversité est une donnée naturelle, ou une donnée de la méchanceté humaine. Dans ce cas,

l’homme devient méchant et jaloux dans la société, parce qu’il y a une opposition des

intérêts entre les hommes. Cette opposition rend les hommes méchants. Cette méchanceté

des hommes apparaît comme une indignité morale ou une corruption dans la vie sociale.

Malgré tout, Nietzsche nous met en garde que la méchanceté est la réalité même de la

réalité. Car, il faut qu’il y ait du plaisir. C’est pour ce plaisir que l’individu devient non

seulement égoïste mais aussi méchant. C’est juste à titre que Nietzsche a fait cette

remarque :

La méchanceté n’a pas pour but le mal d’autrui pour lui-même, mais notre propre jouissance ; comme aucun plaisir égoïste n’est ni bon, ni mauvais, pas de vie sans plaisir. La lutte pour le plaisir est une lutte pour la vie76.

Par la méchanceté, l’homme fait des actes désagréables ou étonnants. Par la

réflexion, l’homme est un animal qui a besoin d’être dirigé. Dans ce besoin, l’Etat est la

base de l’homme pour assurer la paix sociale. Dorénavant, le prince doit savoir que la

méchanceté n’est pas le fruit du hasard. L’homme ne fait pas la méchanceté par goût ou

74 Raymond Aron, Machiavel et les Tyrannies modernes, p. 68 75 Thomas Hobbes, De la nature humaine, p. 3 76 Frederich Nietzsche, La volonté de puissance, Essai de transmission de toutes les valeurs, p. 120

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encore par volonté mais pour atteindre un but ou un objectif. Bref, le souverain doit, en cas

d’urgence, être capable de faire aussi le mal. Dans l’intérêt de la conservation du pouvoir, il

n’est pas utile d’être bon, mais seulement de paraître bon afin d’être apprécié par le peuple.

Pour plus de compréhension, nous allons approfondir le point suivant, les principes moraux

dans l’art de gouverner.

CHAPITRE 2 : LES PRINCIPES MORAUX DANS L’ART DE GOUVERNER .

Gouverner vient du latin « gubernare » qui signifie diriger, manœuvrer ou

exercer le pouvoir politique sur un groupe. C’est administrer, voir la conduite politique du

peuple. En effet, la politique est l’art de gouverner le peuple. Elle vise le bien être de tous

les citoyens. A ce niveau, un prince doit savoir diriger, commander, organiser les membres

de la cité pour vivre en harmonie. Il doit être le chef d’Etat pour qu’il y ait égalité entre les

individus. Pourtant, l’Etat est une entité politique constituée d’institutions diverses pour

organiser une société. L’homme d’Etat doit participer à la direction du pouvoir. Il doit

avoir la capacité de présider, de diriger et de conduire la société civile dans le bon sens. La

politique est une technique adoptée par le prince pour réaliser le bien commun de la

société. Elle doit être efficace. Car, selon la propre expression de Philippe BROUD :

L’objet réel de la science politique est donc l’étude du champ politique, sans empiétement sur les territoires des autres sciences de l’homme77.

La technique de la politique concerne l’organisation, l’administration et la gestion

des affaires publiques. Elle est l’activité qui consiste à gérer ou à diriger le pouvoir intérieur

ou extérieur du pays. A ce stade, l’art d’administrer sert à instaurer l’ordre de tous les

membres de la cité. Il se base dans l’ordre des institutions légales. En effet, l’art de la

politique a pour objet de connaissance les différents aspects de l’homme et de la société.

Cela montre que l’homme est un être voulant ; c’est-à-dire, qui a des besoins et des désirs.

C’est par les désirs que Machiavel reconnaît en l’homme une ambition de gouverner. Les

difficultés du prince viennent du fait qu’il veut introduire de nouvelles institutions et de

reformes des coutumes, pour bien fonder son Etat et assurer son pouvoir. Dans l’exercice

du pouvoir, le prince doit profiter des occasions de la politique pour augmenter son 77 Philippe BROUD, La science politique, p. 15

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autorité. Dans cette vision, il doit penser au bien de son peuple en garantissant également la

sécurité de tout un chacun. Il doit être à la hauteur pour gouverner l’Etat, avec une méthode

efficace, écarter toutes les autres formes de réflexions, de ne plus reconnaître que la réalité

pure et rejeter toutes considérations éthiques ou religieuses.

En fait, un chef d’Etat doit être sage et garder l’unité du peuple pour fortifier sa

souveraineté. Il doit être dynamique et capable de réagir rapidement face à une situation

quelconque qui se présente. Il ne doit pas être lâche et efféminé. Il doit être honnête et bon

dans l’apparence. Cette apparence du prince doit être un désir d’atteindre la gloire ou la

réussite sociale. Le prince doit avoir l’ambition de rendre utile son pouvoir. Cela signifie

que le prince doit être ambitieux à conserver son pouvoir. C’est pourquoi notre auteur attire

l’attention du prince en disant : l’appétit du pouvoir est tel qu’il ne loge pas seulement dans

le cœur de ceux qui y ont des droits, mais aussi dans celui des autres78. Gouverner, c’est

prendre conscience de la réalité humaine qui est la recherche de la gloire et de la richesse.

Nous allons essayer d’appréhender maintenant, le rapport entre le prince et l’Etat.

II.2.1 : Le prince et l’Etat

Dans l’exercice de la souveraineté, le prince est censé être ferme. Il doit se

conformer ou imiter ses prédécesseurs ; car ces princes ont fait aussi des bonnes choses. La

notion de « prince » peut désigner : premièrement, celui qui détient seul l'autorité politique

et deuxièmement, le souverain, c'est-à-dire l'autorité politique, qu'elle soit détenue par un

individu ou un groupe. Pour Machiavel, c'est le premier sens qu'il faut retenir.

Pourtant, un bon prince doit faire face aux difficultés de l’Etat pour dénouer les

problèmes. Il doit avoir du talent pour conserver son Etat, car le talent ou la prudence peut

aider à résoudre les problèmes. En politique, l’Etat apparaît comme étant une personne

morale de droit public qui personnifie la nation à l’intérieur et à l’extérieur du pays dont il

assure la gestion, ou l’administration. Il peut avoir le monopole de la violence, le bon usage

de la cruauté. Pour fonder un Etat, il y a des difficultés qui se basent sur les institutions et

les usages. Pour cela, le prince doit toujours fonder sa sécurité. Machiavel avance que :

78 Cf. Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 615

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Ceux qui semblablement, doivent à leur mérite de devenir princes, ont des difficultés, et les difficultés, qu’ils ont à parvenir au pouvoir naissent en partie des institutions et des usages nouveaux qu’ils sont forcés d’introduire pour fonder leur régime et leur sécurité79.

Quant à la fonction, l’Etat a le pouvoir de capturer un homme devenu dangereux. Il

peut assassiner un homme rebelle qui veut faire un coup d’Etat. Dans cette situation, le

prince doit utiliser sa cruauté à tous les insurgés pour conserver son Etat. Par là, l’Etat doit

s’inspirer de la crainte. Dans les conflits, les hommes proposent des solutions bâtardes mais

qui sont pires. Ces solutions ne sont ni dans la bonne voie ni dans la mauvaise voie. C’est la

raison pour laquelle la mission d’un chef d’Etat est de faire régner l’ordre et de massacrer

les ennemis. En rapport avec cette analyse, selon Philippe Guilhaume, « Il n’y a pas un

individu qui ne serait regardé pour criminel s’il se permettait ce que l’Etat se permet. »80

Machiavel est le premier auteur à avoir employé le mot « Etat » dans son sens

moderne. L’Etat est un cadre dans lequel diverses formes de pouvoir son exercées. D’autres

questions vont aussi être avancées, notamment celle de la « Raison d’Etat », qui est une

considération invoquant l’intérêt supérieur de l’Etat pour justifier une action contraire aux

règles de droit habituelles ou aux règles morales reconnues. Machiavel apparaît comme

l’inventeur de ce concept qui consiste à tout légitimer, à justifier, même les actions les plus

cruelles dans l’unique but de la préservation du régime. Par exemple, dans le cas du crime,

alors que la clémence serait à première vue, la méthode la plus démocratique et humaine.

La sûreté de l’Etat implique d’appliquer une méthode exemplaire, draconienne, qu’un

prince se trouvera plus humain en faisant un petit nombre d’exemples nécessaires, que ceux

qui, par trop d’indulgence, encouragent les désordres. Seulement, seule la Raison d’Etat

peut justifier pour une courte période, la pratique de tels actes. C’est par cette notion de

Raison d’Etat que Machiavel achève le Prince par une exhortation à la libération de l’Italie

par un libérateur qui, par tous les moyens, devra réunifier son pays en appliquant les

préceptes machiavéliens.

Le prince, vivant en danger permanent, doit apprendre à ne pas être toujours bon, à

l’être ou pas « selon la nécessité ». Ce qui compte, c’est uniquement le résultat : survie

79 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 81 80 Philippe Guilhaume, Lettre ouverte à tous les Français qui veulent plus être pris que pour cons, p. 113

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personnelle et préservation de l’Etat. Il a le devoir de veiller sur les desseins des puissants

dans l’Etat et sur les desseins des puissances environnantes. Il doit se méfier des autres

princes puissants et bien choisir ses conseillers. Après avoir discerné les bonnes relations

avec le peuple et l’armée, Machiavel s’attache aux Grands, la troisième composante de la

population d’un Etat. Dans le choix des ministres, ceux-ci doivent être intelligents et plus

intéressés par les affaires publiques que par les siennes, car le prince sera jugé suivant son

entourage. De même, par sa prudence, le prince doit savoir se méfier de l’avis de ses

conseillers qui tendent souvent à la flatterie et ne reflètent pas la réalité de leur intention.

On doit bien comprendre qu'un prince, et surtout un prince nouveau, est souvent

obligé, pour maintenir l'Etat, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion

même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que

le vent et les accidents de la fortune le commandent. Il faut que, tant qu'il le peut, il ne

s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal. Un

homme de bien et un bon prince ne gagnent pas leur réputation de la même manière. En

effet, un homme de bien doit bien conduire sa vie, mais un bon prince doit bien gouverner

son Etat. Les obligations et les responsabilités ne sont pas les mêmes. C'est pourquoi un

prince peut déroger à ses obligations, en tant qu'homme, sans déroger à ses obligations, en

tant que prince. L’Etat doit utiliser des moyens pour satisfaire les besoins de la population.

Ces moyens sont surtout la création des emplois. L’homme doit travailler pour vivre. Sous

cet angle, l’Etat doit être l’ennemi du chômage, mais comment s’effectue le rapport entre le

prince et le peuple ?

II.2.2 : Le prince et le peuple

Partant du principe qu’étant à la fois homme du peuple et homme politique,

Machiavel prétend connaître les princes et pouvoir écrire une œuvre didactique, dans le but

d’éclairer aussi bien le peuple que les princes, sur l’art de la politique. Il est finalement un

moraliste puisqu’en révélant ce qui est, il nous permet précisément de comprendre le secret

de la Raison d’Etat et d’agir. Donnons un exemple de cette belle mise en lumière du

phénomène politique : le prince doit être cruel. Ensuite, le peuple, vient du latin

« populus », se définit comme un ensemble d’êtres vivants sur le même territoire ou ayant

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en commun une culture, des mœurs et un système de gouvernement. L’existence d’un

peuple exige une constitution. Cette dernière est l’ensemble des lois fondamentales qui

déterminent la forme de gouvernement d’un Etat. Ce gouvernement est dirigé par un prince.

Ce prince doit être le fondateur de la constitution du peuple. Cette fondation marque déjà

un premier rapport entre le prince et le peuple. Par cette réflexion, les lois permettent au

prince de gouverner parallèlement avec le peuple. Dans cette gouvernance, il y a une

relation symétrique entre le prince et le peuple :

On doit mettre en parallèle avec ses princes, un peuple gouverné comme eux par des lois ; c’est alors qu’observera dans ce peuple la même vertu que dans ces princes, et on ne le verra ni servir avec bassesse, ni régenter avec insolence81.

Le peuple est l'ensemble des citoyens qui ne distingue ni la richesse, ni le

pouvoir. Il est le plus sûr soutien du prince. Mettons au point de départ que l'expérience

prouve que : jamais les peuples n'ont accru leur richesse et leur puissance sauf sous un

gouvernement libre. A cet égard, le prince doit renforcer sa relation avec le peuple. Cette

relation se base sur la loi morale. Dans cette loi, le prince doit faire semblant de respecter

les institutions vénérables de la religion dominante du pays. Cette apparence morale peut

renforcer le pouvoir du prince. En cas de trouble, le prince doit se référer à la loi du pays.

Cette loi n’est rien d’autre que la loi faite par le prince. Malgré tout, Charles WERNER

nous met en garde que les lois de l’Etat ne doivent pas être n’importe quoi. Car elles

doivent être inspirées de la contemplation philosophique. Selon sa propre expression :

« Les lois de l’Etat doivent être tirées de l’immuable perfection qu’est l’objet de la

contemplation philosophique. »82

Machiavel étudie l’attitude que doit avoir le prince vis-à-vis du peuple. Il part du

fait que celui-ci est de toute façon mauvais et corrompu pour montrer que tout prince,

même bon à l’origine, doit se comporter comme le peuple pour être sûr de maintenir son

pouvoir. Machiavel légitime les actions, non toujours morales du prince, par le fait que

celui-ci doit s’aligner sur la perfidie du peuple. Il cite trois défauts que le prince doit savoir

user pour se conserver : l’avarice, la cruauté et la perfidie. Le prince avare laisse au peuple

la possession de ses biens et même s’il est méprisé, il n’est pas haï par son peuple. Trop de 81 Nicolas Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, p. 502 82 Charles WERNER, La philosophie grecque, p. 109

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clémence encourage le désordre et la rébellion. Un prince ne sera plus humain s’il a recours

à la cruauté exemplaire qui le fait craindre et respecter du peuple et qui calmera les

rébellions. Il en est de même pour l’armée qui doit subir une stricte discipline. Pareillement

à la tromperie, elle doit être efficace pour berner le peuple. La politique du prince a pour

unique fonction d’éviter le mépris et la haine du peuple. La politique donc, est un mal

nécessaire qui exige le respect de certaines règles et l’approbation, sinon ouverte, du moins

tacite de la majorité de la population ; c’est ce qu’on appelle le « consensus ».

Pour Machiavel, le prince doit être prudent, avoir de la sagesse et calculer les

intérêts du peuple pour être apprécié par la communauté internationale. En revanche, il doit

faire en sorte que la justice défende et protège les intérêts du peuple. Car le prince veut

l’obéissance du peuple. Il est en quelque sorte le premier responsable de la vie du peuple.

Régner c’est assurer les lourdes responsabilités du peuple. Car, l’amour du peuple enrichit

le pouvoir du prince. Machiavel en déduit que :

On peut blâmer le caractère d’un peuple que celui d’un prince, parce que tous sont également sujets à s’égarer quand ils ne sont retenus par rien83.

Toutefois, le meilleur jugement du prince est d’avoir le soutien du peuple. Il doit

être doué pour prévoir le bien et le mal. En effet, un acte juste dans l’entreprise du prince

est considéré comme un acte utile. Ce dernier est un fait qui peut satisfaire le besoin du

prince. Par exemple, le fait de tuer quelqu’un est utile si le prince veut garder la

souveraineté. Pour maintenir l’ordre du pays, le prince doit utiliser la force comme moyen

utile. Il doit être amoral pour conserver le pouvoir. Pourtant, le prince et le peuple doivent

vivre dans un territoire bien déterminé. Dans cette situation, le prince peut contrôler le

peuple, en cas de mutinerie ou de révolte par la violence contre le prince. Dans cette

révolte, le prince doit mener en personne ses négociations avec le peuple. Cet acte politique

permet au peuple d’accorder une grande valeur au prince. Certes, certains actes du prince

sont mal compris par le peuple. Mais, le prince, pour préserver le bien public, doit être

toujours tendre à l’égard des ennemis. Raison pour laquelle, la cruauté du prince s’exerce

83 Nicolas Machiavel, op. cit., p. 503

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contre ceux qu’il juge comme ennemis de son intérêt particulier. D’où l’affirmation de

l’auteur :

Les cruautés du peuple ne s’exercent que contre ceux qu’il soupçonne d’en vouloir au bien public ; celles d’un prince, contre ceux qu’il redoute comme ennemis de son intérêt particulier84.

Ici, le prince doit examiner ce que désire son peuple, qui est toujours la liberté ;

c’est-à-dire, il veut se sentir libre. Par là, le meilleur moyen est de se concilier avec le

peuple. Par cette amitié, le prince doit se délivrer de l’inquiétude du peuple. Car, l’amour du

peuple est une occasion favorable du prince. Dans cette occasion, le vœu le plus cher du

peuple est la liberté. Par cette liberté, le prince ne peut pas satisfaire le désir de tous les

citoyens. Car, le désir des citoyens est de commander le pays. Toutefois, le prince doit

prendre des mesures durables pour instaurer la sécurité et l’ordre. Cet ordre doit être

conforme aux lois. Par ailleurs, le prince doit s’abstenir de pilier les biens des autres.

Le pouvoir du prince et le pouvoir du peuple sont symétriques. Cette symétrie enrichit

le pouvoir du prince. Le peuple est donc son plus sûr allié. Les Grands veulent toujours

opprimer, être supérieurs et avoir le pouvoir. C'est pourquoi le prince doit toujours aussi

craindre la conspiration des Grands. Le peuple veut seulement n'être point opprimé. Certes,

son désir est tout à fait innocent. Le désir (ou la fin) du peuple est plus honnête que celui

des Grands. Mais, c’est d’une bonté toute passive ou négative qu’il s’agit. Cela dit,

Machiavel, en dévalorisant radicalement les prétentions des Grands à la vertu et en faisant

du peuple le support de la seule honnêteté que l’on puisse trouver dans la cité, est le premier

penseur démocratique. Il est vrai que si le peuple devient ennemi, le prince ne peut s'en

assurer, parce qu'il s'agit d'une trop grande multitude ; tandis qu'au contraire, la chose lui est

très aisée à l'égard des grands, qui sont toujours en petit nombre. Mais, au pis aller, tout ce

qu'il peut appréhender de la part du peuple, c'est d'en être abandonné, au lieu qu'il doit

craindre encore que les Grands n'agissent contre lui. L'opposition du peuple est passive,

celle des Grands est active. Machiavel ne semble pas envisager le cas d'une révolution

populaire spontanée, qui ne serait pas manipulée par les Grands. La force du peuple est

physique : c'est la supériorité du nombre. La force des Grands est intellectuelle : c'est la

84 Ibidem, pp. 505 - 506

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supériorité de la ruse. Vis-à-vis du peuple, la seule tâche du prince sera, non de satisfaire ses

intérêts instables, mais de ne pas se faire haïr.

Selon Machiavel, trois forces s’opposent au sein de la société : le prince, les Grands

et le peuple. Les Grands veulent dominer et le peuple simplement ne pas l’être. Quant au

prince, il veut conserver son pouvoir avec une tâche difficile de neutraliser leurs ambitions,

tout en se défendant contre les puissances étrangères. En ce sens, il doit être en mesure de

voir la réalité telle qu’elle est et d’agir en conséquence. Il s’en tient au bien, s’il le peut,

mais sait entrer dans le mal, s’il le faut. Selon notre auteur, l’intérêt du prince est de

satisfaire le peuple afin de s’appuyer sur lui, car le peuple est un meilleur appui que les

grands, les nobles oisifs et corrompus. Ici, le prince ne doit jamais donner l’impression de

bafouer ce que le peuple tient pour « sacré ». Un peuple qui n’a jamais été libre ne pourra

pratiquement pas le devenir, un peuple qui a connu la liberté ne l’oubliera plus jamais. Le

peuple n’est jamais considéré comme un rassemblement de personnes mais uniquement

comme une entité représentative d’une faction de l’Etat au même titre que l’armée et les

Grands.

En grosso modo, un prince, s'il est sage, doit savoir se conduire de sorte que ses

sujets aient besoin de lui. Celui qui devient prince par la faveur du peuple doit travailler à

conserver son amitié, mais à celui qui le devient par la faveur des Grands, contre la volonté

du peuple, il doit chercher à se l'attacher, et cela est facile encore, puisqu'il lui suffi de le

prendre sous sa protection. Du reste, en comptant sur le peuple, le prince s'est fondé sur une

base très solide ; mais pas forcement car : « Qui se fonde sur le peuple, se fonde sur la boue.

»85 Bref, le prince doit donc, s'il est doué de quelque sagesse, imaginer et établir un système

de gouvernement86.

85 Microsoft corporation, Encyclopédie Encarta, « Le Prince de Machiavel », Version 2005 86 Cf. Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, http://www.pages.infinit.net/sociojmt, "Les classiques des sciences sociales", @ 30 Mai 2004

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II.2.3 : Le prince et la « virtù »

D’une manière générale, Machiavel aime le chemin vers un Etat durable. Le

fondement de cela est la qualité et la volonté de puissance d’un souverain. Un homme

politique doit parler peu et écouter beaucoup. Ce n’est pas par l’idée du bien ou du mal

qu’on peut gouverner un pays, mais par l’intelligence ou la « virtù ». C’est ainsi qu’un

homme au pouvoir doit être nécessairement un homme « virtueux ».

La « virtù » vient du mot « vir » qui signifie « virilité ». Par définition, la « virtù »

est une énergie, valeur farouche ou féroce d’un homme politique. Elle est un mot traduit

improprement par « vertu » qui désigne une valeur personnelle. Elle est un principe actif

inaugural de l’histoire. Elle détermine les qualités telles que : l’audace, le talent, l’habilité,

la fermenté, la prudence d’un homme politique. Ainsi Sami NAÏR déclare que :

La virtù est sans doute comprise ici comme force, mais aussi comme lucidité, intelligence de la situation, conscience de la supériorité qui rend possible l’inouï d’un champ de bataille : tranquillité dans le massacre87.

Cette « virtù » est un principe actif dynamique de la politique. Elle détermine le

comportement socio-politique d’un chef. Un prince doué de « virtù » est un prince agissant.

Donc, une société doit être constituée par la « virtù » sinon c’est l’anarchie qui règne dans

le pays. A ce propos, Sami NAÏR écrit : « Une société où le pouvoir n’est pas constitué, où

la « virtù » fait défaut, est une société livrée à l’anarchie et à la décadence. »88 La « virtù »

est une capacité de pouvoir maintenir n’importe quelle situation en main, soit au moment

du désordre ou de l’ordre. C’est ce qu’on appelle accommodation. Il est manifeste à un

prince d’avoir cette qualité, vu le changement naturel en l’homme. Ici, la « virtù » exprime

la capacité, la compétence qui dépasse toutes les formes d’entraves politiques ou difficultés

sociales. Chez Machiavel, tout bien est nécessairement accompagné du mal car, le mal

incarne certains biens. De même, la « virtù » est nécessaire à un prince qui veut gouverner

avec efficacité. C’est ainsi que Verdine Hélène déclare :

87 Sami NAÏR, Machiavel et Marx, p. 63. 88 Ibidem, p. 38.

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Dans le Prince, le concept de virtù se dépouille de tout son caractère éthique traditionnel pour se réduire à la seule recherche de l’efficacité89.

En analysant ce concept de « virtù » dans son utilisation et dans sa fonction

significative à l’intérieur du système machiavélien, plus précisément dans la nécessité

politique, on constate que c’est une qualité très recherchée pour ceux qui gouvernent. Elle

est une disposition constante qui porte à faire le bien et à éviter le mal. Machiavel montre

qu’un bon dirigeant doit être un homme de « virtù ». Un chef est censé avoir cette qualité,

car étant un homme de « virtù », il pourra induire son peuple avec pleine assurance à des

comportements meilleurs. En d’autres termes, un prince doué de « virtù » peut forcer son

peuple d’aller vers l’avant ou de l’induire à des comportements meilleurs. Il peut tenir son

peuple de façon unie. En ce sens, le gouvernement qui aura la chance d’avoir un homme de

« virtù » peut mener à bien son pouvoir. Il peut le maintenir assez longtemps. La virtù

conserve mieux le pouvoir, car en réalité, elle fonde la positivité du pouvoir. A cet égard, la

« virtù » est la faculté d’organisation, de fonder et de conserver le pouvoir, en tant que

totalité sociale où les intérêts particuliers sont harmonisés. Elle est à l’origine de la

grandeur du peuple dans le champ politique que dans les domaines culturels. Elle est un

principe constitutif du peuple, parce qu’elle assure la cohérence, la réalité, la fondation et la

durabilité d’un pouvoir. De ce fait, un homme de « virtù » a de la chance d’être à la tête

d’un pays. Il est un homme qui dispose des capacités audacieuses pour dominer le pouvoir

politique qui est la manifestation de la « virtù ». Cette dernière assure l’instauration du

pouvoir et sa conservation. Claude Rousseau affirme cela de cette façon :

Si la fortune concourt à donner le pouvoir, elle ne permet de le conserver ; un prince qui veut durer doit compter avant tout sur la « virtù »90.

La « virtù » fonde mieux le pouvoir que la force brutale et immédiate des armes.

L’échec de Jérôme Savonarole, le moine dominicain, vient justement du manque de la

« virtù ». Il était incapable d’utiliser les ressorts de la religion pour prendre et conserver le

pouvoir. Machiavel conçoit la figure historique de cet homme comme un prophète désarmé.

Car il n’était pas capable de battre la fortune par la violence. Il a pratiqué des reformes

profondes des mœurs. Cette politique lui a conduit à pratiquer des autodafés. Par 89 Verdine Hélène, Le Prince de Machiavel (profil d’un œuvre), p.28. 90 Ibidem

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conséquent, Savonarole a brûlé publiquement les œuvres des écrivains humanistes estimés

licencieux. Malgré, il est condamné par le Pape Alexandre VI, et progressivement

abandonné par les grandes familles de l’oligarchie florentine. Savonarole fut arrêté, torturé

et exécuté sur la place de la seigneurie en 1498. Par cet exemple frappant, Savonarole

n’avait pas le talent de pouvoir maintenir la situation en main. Il n’était pas doué d’une

certaine « virtù ». Il n’était au pouvoir que par la chance. Il a perdu le pouvoir aussitôt que

le peuple commence à ne plus croire en lui. Par ailleurs, selon Machiavel, Moïse est un

prophète armé et devenu prince par valeur mais non par fortune. Il est parmi les princes les

plus excellents. Il a été un simple exécuteur des choses qui lui avaient été commandés par

Dieu. En effet, la « virtù » est un principe d’équilibre social ou politique. Elle est la faculté

qui incarne l’audace d’un prince. Sami NAÏR ajoute :

La « virtù » a donc une triple fonction. Elle organise la grandeur d’un peuple et de ses institutions, aussi bien dans le champ politique que dans le domaine de mœurs ; elle est le principe actif, dynamique, dans la totalité close et à jamais analogue du monde ; elle surgit ici comme une lumière soudaine et irrésistible, et disparaît comme une étoile dans la nuit : elle est alternative et mouvante91.

De ce fait, la « virtù » est également postulée comme savoir-faire, qualité quasi

technique, mais elle est toujours dominée par l’élément de la conscience. Elle est sans doute

comprise ici comme lucidité, intelligence de dominer une situation. Elle est le choix des

moyens d’actions adaptés par le prince dans les circonstances. Elle est une qualité

spécifique à l’homme politique digne de son nom. Elle devient une force matérielle. Elle

est aussi sous une forme d’aventure pour avoir de succès comme disait Sami NAÏR :

La « virtù » est donc ce qui permet au projet de se réaliser dans les institutions, de devenir une force matérielle. Et l’aventure, de passer d’homme privé à un prince trouve là sans doute son assurance et ses chances de succès92.

La « virtù » donne une forme de puissance incontestable de l’homme politique.

Alors, elle permet au nouveau prince de résister à la fortune, qui est un désordre ou une

violence. Pour éviter cette dernière, le prince doit être un homme de « virtù ». De ce point

de vue, la « virtù » est un ensemble de qualités et d’atouts majeurs du prince pour bien

91 Sami NAÏR, Machiavel et Marx, p. 59 92 Ibidem, p. 61

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maîtriser la chose politique. En ce sens, aux yeux de Noëlla BARAQUIN, la « virtù » ne

doit pas être que la vertu du sage :

La « virtù » doit être entendu non comme la vertu morale du sage, mais comme un ensemble des qualités, audace et ruse, sagacité, énergie dans la conception et rapidité dans l’exécution, qui constituent en quelques sorte le génie politique, c’est-à-dire l’art de choisir les moyens en fonction des circonstances et de maîtriser ainsi la fortune93.

La « virtù » d’un prince ne tient plus de l’astuce que des valeurs morales, mais il

n’est pas une conception morale. Elle est une puissante virtuosité qui incarne la prudence

des grands hommes politiques. C’est dans cette incarnation que ces derniers deviennent

capables d’exploiter la fortune à leur profit. La fortune désigne les circonstances complexes

et changeantes. Machiavel élabore l’attitude que le prince devra adopter : homme de vertu,

de mérite, courageux à l’idée de conduire ses propres armées et savoir analyser les

circonstances pour connaître la fortune. La maîtrise de soi est une des caractéristiques de la

force de caractère du prince que Machiavel appelle « virtù ». Autrement dit, cette dernière

englobe dans sa signification, une partie de ce qu’on appelle ambition, courage, force,

violence, volonté, talent ou alors savoir - faire : qualité sine qua non. Le prince doit

posséder ces notions pour prendre et conserver son pouvoir. A titre de rappel, le mot

« virtù » est différent de la vertu qui est une disposition à faire le bien et à fuir le mal. Or la

« virtù » incarne quelque chose du mal. Pour être clair, prenons le cas de la vertu chez

Platon. Ce dernier parle d’un Etat idéal, que chaque citoyen ait en lui les quatre vertus

cardinales à savoir : la sagesse, le courage, la tempérance et la justice. D’où les trois classes

distinctes de la cité idéale : En tête, les philosophes-rois qui correspondent à la vertu de la

sagesse ; ensuite, les gardiens président de la vertu du courage, enfin les producteurs, les

artisans ou les agriculteurs doivent avoir la vertu de la tempérance. La vertu est une

disposition acquise dans la vie sociale, dans la mesure où elle définit la conduite d’un

homme sociable.

Selon Aristote, la vertu apparaît sous un double aspect, à savoir l’intelligence et la

morale. La première provient de l’instruction dont elle a besoin pour se manifester et se

développer, sans oublier l’exigence de la pratique et du temps. La vertu morale provient des

93 Noëlla BARAQUIN, in Dictionnaire des philosophes, p. 61

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bonnes habitudes, plus précisément des mœurs. Pour Aristote, la vertu d’un Etat est le but

ou la fin envisagée par l’Etat. Dans cette situation, un prince doit utiliser ses

comportements pour réaliser son but. En politique, il se trouve toujours obliger d’agir à

l’encontre de la loi morale car la « virtù » est un moyen nécessaire pour exercer les actions

politiques.

Pour Machiavel, la politique se caractérise par le mouvement, par le conflit et des

ruptures violentes. Afin de prendre, conserver puis stabiliser son pouvoir dans un Etat, le

prince doit faire preuve de « virtù », pour s'adapter au mieux aux aléas de la fortune. La

virtù du prince n'est donc pas morale mais politique : c'est l'aptitude à conserver le pouvoir

et à affronter les contingences de l'histoire, en sachant doser la crainte et l'amour qu'il peut

inspirer de façon à maintenir l'ordre et l'unité de sa cité. L'originalité de la pensée de

Machiavel est, cependant, de ne pas conseiller pour autant au prince de mépriser toute

forme de moralité, pour s'assurer du soutien et d'appui de la population. Le prince devra

respecter publiquement, au moins en apparence, les règles de morale admises par son

peuple. Dans le pouvoir, le prince doit assurer toute la responsabilité de son action par la

« virtù ». Il doit être généreux et homme de pays. Il doit adapter son comportement aux

circonstances. Il doit reconnaître les exigences de la fortune et s'y adapter pour mieux la

dompter. S’il doit se maîtriser, c'est finalement pour mieux maîtriser la fortune94.

94 Cf. Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17)

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TROISIEME PARTIE :

LES APPORTS CONCEPTUELS DE MACHIAVEL

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Machiavel inaugure l’analyse politique moderne en ne considérant que le but de

toute action politique, insistant sur le fait que la fin justifie les moyens. Son seul objectif est

l’efficacité, faisant passer au second plan toutes considérations de doctrine, de morale ou de

principe. C’est pourquoi on a pu glorifier Machiavel pour sa perspicacité et l’honnêteté

parfois brutale de son analyse, ou le rejeter pour son inhumanité et son dédain pour le

peuple. Toutefois, qu’on l’aime ou qu’on le méprise, Machiavel est un auteur

incontournable et le Prince fut le livre de chevet de bien des chefs d’Etat moderne.

CHAPITRE 1 : LA MODERNITE MACHIAVELIENNE

L’étude du chapitre XXV du Prince, intitulé « comment dans les choses humaines

la fortune a du pouvoir, et comment on peut y résister », montre que Machiavel propose

une attitude résolument moderne. Ce chapitre expose les attitudes possibles face à la

fortune. Conscient que sa thèse est à l’encontre de l’opinion courante, Machiavel

commence par exposer cette dernière, en avouant avoir déjà été tenté par elle, que tout

serait contrôlé par la fortune et par Dieu ; l’homme n’ayant qu’à se soumettre aux caprices

du destin. Machiavel tente de corriger cette vision fataliste des choses, que la volonté

humaine serait capable de maîtriser la moitié des évènements. Il ne faut pas se laisser

écraser par la force des choses. Nous devons, par la puissance de notre raison et la volonté

de notre action, canaliser les forces qui tentent de nous asservir pour les amener à nous

servir. En utilisant sa raison pour agir contre la nature, l’homme adopte une attitude active,

c’est la prise en main de son destin par la science. Machiavel imagine qu'il peut être vrai

que la fortune dispose de la moitié de nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre

moitié en notre pouvoir. Il faut choisir non seulement d’agir de telle ou telle façon, mais de

choisir aussi les raisons de ce choix par le libre arbitre qui est une capacité de

s’autodéterminer. En politique, il faut vouloir ou prévoir, et ce qui est en notre pouvoir,

c’est la force de notre volonté ou de la « virtù ».

Notre étude tentera de montrer comment le machiavélisme a fourni le cadre

interprétatif du capitalisme moderne et du mode de gestion qui lui est associé. Nous avons

déjà vu que la politique est un combat, et la guerre est le vrai métier du prince. Les deux

façons de se battre sont : ou avec les lois, ou avec la force. On oppose généralement le

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droit et la force. Voir en particulier la célèbre critique du « droit du plus fort » au chapitre

III Du Contrat social de Rousseau. Pour Machiavel, au contraire, les lois et la force sont

comparables en tant que ce ne sont que deux manières différentes de s'imposer. C'est

reconnaître qu'il y a une force des lois sans laquelle celles-ci ne seraient que des vains

mots. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes. En associant les lois

à l'homme et la force à la bête, Machiavel oppose implicitement l'état civil et l'état de

nature. Cependant, loin d'être disjoints, ces deux états coexistent en politique. La politique

est donc toujours un peu inhumaine. Mais comme souvent, celle-là ne suffit point, on est

obligé de recourir à l'autre. Il faut donc qu'un prince sache agir conformément à ce que les

circonstances (la fortune) exigent. Ensuite, d’autres facteurs entrent en jeu, dont

principalement le hasard et le talent du prince.

L'avenir d'un Etat dépend de trois facteurs : la nécessité, la « virtù » et la fortune. La

nécessité est l'ordre du monde. La fortune est le hasard ou la chance due à la complexité des

événements qui les rend imprévisibles. C'est le caractère incontrôlable des circonstances

mais, en partie, l'effet de la nécessité. La virtù est la force de celui qui est capable d'imposer

sa loi envers et contre les circonstances ; c'est-à-dire envers et contre la fortune. C'est donc

l'exercice de la liberté qui infléchit le cours des événements.

III.1.1 : Le rapport de la fortune avec la « virtù »

Tout d’abord, la fortune est un mot qui signifie obstacle ou résistance. Elle est

l’ensemble des éléments dont l’homme n’est pas le maître. Elle est une porteuse d’occasion

d’agir. La fortune est une force non humaine, la chance, bonne ou mauvaise, qui intervient

dans les affaires humaines. Elle n’est pas une richesse mais une chance, c’est-à-dire le

hasard des circonstances. Ici, ce n'est pas la chance des jeux de hasard, mais le bonheur, au

sens premier du terme, de voir le cours nécessaire des circonstances s'accorder avec nos

projets et nos aspirations. La fortune est une puissance qui incarne du bonheur ou du

malheur aux humains. Elle peut incarner la chance d’un homme valeureux. C'est en ce sens

que l'on dit « faire contre mauvaise fortune, bon cœurs ». Machiavel résume ainsi sa

conception du devenir historique :

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Le temps chasse également toute chose devant lui, et il apporte à sa suite le bien comme le mal, le mal comme le bien. Il appartient au prince de savoir profiter de la bonne fortune et résister à la mauvaise95.

La fortune est considérée comme une ennemie à abattre. Il faut agir sans attendre

ses bons coups. Il faut penser à tout et ne rien laisser au hasard. Machiavel nous offre une

image puissante de la fortune qui montre que l’on peut la dompter. Il en est de même de la

fortune qui montre surtout son pouvoir, là où aucune résistance n'a été préparée, et porte ses

fureurs, là où elle sait qu'il n'y a point d'obstacle disposé pour l'arrêter. Sur ce cas, Fichte

proclame que :

La bonne fortune particulière qui surgit de différents événements, c'est chaque individu qui se l'approprie et l'attache à sa suite, en s'engageant dans une grande entreprise avec un plan profond et ample96.

D’une manière générale, la fortune est en harmonie avec la « virtù » qui est le culte

de s’adapter aux circonstances. En ce sens, elle est une opportunité et une occasion dont

l’homme doit profiter. Cette occasion ne se présente pas à tout moment. La fortune n’est

pas fiable car elle est un principe aveugle. En outre, la « virtù », traduit abusivement par

vertu, principale qualité du prince, renvoie à une disposition humaine de réaction ou de non

réaction, face à l'évènement. S'exerçant dans et à travers la fortune, la virtù est au cœur de

l'art du prince. L’ensemble des qualités requises, que Machiavel nomme « virtù », est

l’audace, le courage, la détermination et la prudence. Par contre, la fortune est une réalité

incontournable dont le prince doit se fier mais la « virtù » est une connaissance rationnelle.

Machiavel conçoit la fortune à l’image de la femme. Elle est l’amie des jeunes gens, parce

que les jeunes sont moins circonspects. Un prince qui s’appuie sur la fortune tombe quand

elle change. Il faut que le prince bouscule la fortune. A ce propos, Machiavel nous

explique : « La fortune est femme, et elle est nécessaire, si on veut la soumettre, de la battre

et de la bousculer. »97

D’ores et déjà, la nature est plus forte que nous, elle nous dépasse. Il ne reste plus

qu’à développer une attitude d’acceptation et de modération. Il est clair qu’avec une telle

95 Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17) 96 Ibidem 97 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 115

Page 68: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

66

perspective sur le monde, l’homme ne puisse absolument rien faire contre la puissance

écrasante de la fortune et sa seule liberté est d’accepter l’ordre du monde. C’est pourquoi,

comme le soutient Aristote dans L’Éthique à Nicomaque, le but de la vie humaine, son

ultime bonheur, est la contemplation théorétique du réel. Nous le voyons bien, cette attitude

est passive. La société qui l’a fait sienne, l’occident médiéval, par exemple, n’évolue que

très lentement. Pour Machiavel, la politique se caractérise par le mouvement, par le conflit

et les ruptures violentes.

Dans un univers dominé par le hasard que Machiavel nomme « fortune », il

convient de repenser les normes du comportement politique valeureux, afin de fournir un

modèle de comportement aux nouveaux responsables politiques. Il faut donc prendre garde

à la portée morale des arguments machiavéliens. Pour le mérite, il s’agit de savoir utiliser

l’occasion accordée par la fortune. Citant l’exemple de Moïse, Machiavel montre que le

mérite s’obtient après avoir surmonté de grands obstacles, uniquement par leur propre

vertu, qui leur permit de se faire vénérer du peuple et de légitimer leur qualité de prince.

Relativement à deux manières de devenir prince, c'est-à-dire par l’habileté ou par la

fortune, Machiavel veux alléguer deux exemples qui vivent encore dans la mémoire des

hommes de nos jours : ce sont ceux de Francesco Sforza et de César Borgia. Le premier

devient prince par une grande valeur et par le seul emploi des moyens convenables. Au

contraire, le deuxième, vulgairement appelé le duc de Valentinois, devenu prince par la

fortune de son père et perdit sa principauté, aussitôt que cette même fortune ne le soutint

plus. La politique devient alors l’art de calculer des moments, en sachant qu’ils sont

instables, précaires, rapidement changeants, parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre qu’au

caprice de la fortune et à les utiliser par les différents moyens évoqués. Machiavel propose

deux comparaisons de la fortune : il s’agit d’abord d’un fleuve impétueux qu’il convient de

maîtriser et d’utiliser sa force pour soi et ensuite d’une femme qu’il faut battre et maltraiter.

Ainsi dit-il :

Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu’il se fâche, inonde les campagnes, abat les arbres et les édifices, emporte le terrain de différents endroits pour le déposer en d’autres ; alors chacun s’enfuit et cède à sa violence, sans pouvoir y mettre obstacle98.

98 Nicolas Machiavel, Le Prince, p.114

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67

La fortune représente les circonstances, le hasard capable de ruiner ou d’élever un

prince. Un prince arrivé au pouvoir par la fortune doit donc la maîtriser et trouver d’autres

appuis pour conserver son pouvoir que le simple fait des circonstances. Ce qui, de simple

particulier, devient prince par la seule faveur de la fortune, le devient avec peu de peine ;

mais il en a beaucoup à se maintenir. Aucune difficulté ne l’arrête dans leur chemin.

L'existence de tels princes dépend entièrement de deux choses très incertaines, très

variables : de la volonté et de la fortune de ceux qui les ont créés. Machiavel insiste

seulement pour que le prince reconnaisse la mobilité de toutes choses par la nécessité de

rester en éveil, pour s’adapter aux circonstances. En donnant des conseils aux princes, il

veut éviter qu’à la précarité de leur pouvoir, viennent s’ajouter des comportements

incohérents avec l’espace politique. La fortune est une nécessité extérieure à laquelle il faut

généralement répondre dans l'urgence. Cela illustre la part d'imprévisible avec laquelle les

acteurs politiques doivent composer. Aussi l'action politique ne saurait se ramener

uniquement à l'imposition d'une volonté, même la plus déterminée. Les intentions ne

suffisent pas pour la réussite de l'action politique. Il faut avoir quelque chose de plus que la

volonté. La fortune dicte sa loi à ceux qui abdiquent devant elle et ne lui opposent rien.

La virtù est l'autre versant de la pensée de l'action politique de Machiavel. Elle doit

avant tout être comprise comme la capacité d'imposer sa volonté à la fortune. Aussi, la virtù

des acteurs politiques ne renvoie pas directement à leur caractère vertueux, mais plutôt à

leur vaillance, à la qualité avec laquelle il aborde la fortune et essaye de la maîtriser. C'est

la souplesse plus que la rigidité que Machiavel entend défendre. Ainsi, Machiavel

recommande une conduite pragmatique de l'action politique, une conduite qui sache adapter

l'action politique à la contingence des circonstances. L’analogie du fleuve déchaîné et des

digues explique que la fortune montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n’était

préparée. La fortune sans virtù est à l’image de la nature non maîtrisée99. La « virtù » peut

conserver un pouvoir acquis par la fortune. Voilà pourquoi Claude Rousseau affirme que :

Néanmoins, si la fortune concourt à donner le pouvoir, elle ne permet pas de le conserver ; un prince qui doit durer doit compter avant tout sur la « virtù100.

99 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, p. 12 100 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 28

Page 70: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

68

De plus, dans le chapitre VI du Prince, Machiavel montre bien que la virtù est la

capacité d’imposer sa loi à la fortune. Elle est donc l’occasion de faire preuve de ses talents

politiques que sans elle, l’occasion eût pu disparaître. La fortune vole au secours de celui

qui sait ne pas s’illusionner et être habile. Là où la virtù est à son maximum, la fortune n’a

qu’un rôle d’appoint. Affrontée, grâce à la lucidité, la fortune apparaît comme l’aiguillon de

la nécessité d’agir et d’analyser les rapports de force en présence. La virtù est donc effort

de lucidité en des circonstances particulières, effort intellectuel à l’oeuvre dans le concret

de l’histoire. Le concept de « nécessité » indique donc la place des circonstances

incontournables, mais jamais totalement claires, sauf pour une pensée politique avisée.

Selon Helmuth Plessner, contemporain de Heidegger, la politique se définit, de manière très

machiavélienne, comme « l'art de l'instant favorable, de l'occasion propice », ce que les

Grecs appelaient le « kairos ». C’est pourquoi Machiavel associait la fortune à la virtù

nécessaire à l'homme politique101.

Il est vrai que l’homme aime la chance dans toutes ses activités, mais il doit aussi

être courageux et intelligent pour profiter de la fortune. La « virtù » est un guide de la

fortune, car un prince vertueux peut maîtriser la fortune. La « virtù » du prince n'est pas sa

moralité mais sa force de caractère, sa vaillance grâce à laquelle il maîtrise la fortune,

bonne ou mauvaise. Lorsque que tout semble aller en notre faveur, ce ne serait pas tant en

fonction de notre bonne façon de procéder, mais plutôt parce que les circonstances se

prêtent bien à notre manière d’agir. Mais enfin, Machiavel refuse le fatalisme et affirme que

la fortune est favorable à ceux qui sont audacieux et violents. Il affirme encore que le

prince est heureux ou malheureux, selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas

conforme au temps où il règne.

Tous les hommes visent le même but : la gloire et les richesses ; mais dans tout ce

qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n'agissent pas tous de la même manière. Les uns

procèdent avec circonspection, les autres avec impétuosité ; ceux-ci emploient la violence,

ceux-là usent d'artifice. Il en est qui sont patients, il en est aussi qui ne le sont pas du tout.

Ces diverses façons d'agir, quoique très différentes, peuvent également réussir. On voit

d'ailleurs que de deux hommes qui suivent la même marche, l'un arrive et l'autre n'arrive

101 Cf. Wikimedia Foundation, Encyclopédie libre, http://fr.wikipedia.org/wiki/Marketing, 30 avril 2008 (9h 11)

Page 71: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

69

pas ; tandis qu'au contraire deux autres qui marchent très différemment, et, par exemple,

l'un avec circonspection et l'autre avec impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à

leur terme. C'est ce qui fait que deux actions différentes produisent un même effet, et que

deux actions pareilles ont des résultats opposés. C'est pour cela encore que ce qui est bien

ne l'est pas toujours. Nous pouvions changer de caractère selon le temps et les

circonstances, la fortune ne changerait jamais. Machiavel s’aperçoit que les princes qui

s’appuient moins sur la fortune sont d’ordinaire les plus heureux. Pourtant, ils ne doivent

pas compter beaucoup plus sur la fortune, car elle est source de malheur. Elle est comme

l’opportunité et une occasion dont l’homme doit profiter. Cette occasion se manifeste à tout

moment dans le pays. Elle est à l’origine de la moitié de nos actions dont les princes se

laissent gouverner par les armes. Le pouvoir fondé uniquement par la fortune ne dure

jamais et le dirigeant risque d’être assassiné comme Savonarole. Ce dernier, moine

dominicain, a été brûlé par Alexandre VI, étant donné qu’il n’a pas eu la maîtrise de la

fortune et sans « virtù ». Le dirigeant doit fonder sa politique avec les forces sociales ou la

« virtù ». Car la fortune est une donnée que l’homme fort doit exploiter pour être heureux

dans son pouvoir. Tous ceux qui acquièrent un Etat par la fortune doivent utiliser la

« virtù » pour le convaincre. Car un prince doit être un homme de volonté et de courage.

Par le courage, un prince peut s’assurer de ses ennemis et vaincre son peuple. Le courage

politique consiste à savoir parfois s’excepter des règles morales habituelles, sans pour

autant se dégager complètement d’une idée d’excellence qui se confond avec l’idéal

patriotique. La fortune est un chaos qui survient au moment où le prince est lâche. Un

prince doit être un héros, qui est un demi-dieu. Il se rend célèbre par son courage et son

succès dans les affaires politiques. Par là, un prince qui ne veut pas être lâche doit savoir

affronter la fortune, qui est porteuse du bonheur à un homme valeureux.

Le rôle de la virtù est donc de prévoir les catastrophes et de les prévenir. Il est facile

de donner à un homme un pouvoir mais difficile de le conserver sans certains « virtù ». La

fortune désigne les circonstances changeantes et complexes et qui permet au pouvoir de ne

pas durer. En effet, il est sûr que la fortune existe dans les sociétés mais une société « douée

de la fortune » est une société « vouée à l’échec ». Il est certain que dans cette société c’est

le pillage, les désordres et les guerres qui dominent même si elle une négation indéterminée

de toute forme de pouvoir. Le vrai prince est donc celui qui ne baisse pas les bras dans un

Page 72: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

70

contexte écrasant et par conséquent qui sait prévoir. Il doit savoir trouver la répartie juste

devant les circonstances toujours changeantes de son action, et donc, surmonter les pièges

tendus par la fortune. Machiavel exige un emploi judicieux et vigoureux, à la fois de la

vertu et du vice, en fonction de ce qu’exigent les circonstances. C’est l’alternance

judicieuse de la vertu et du vice qui est « virtù ». C’est ainsi qu’un des enjeux

philosophiquement importants du prince est la définition de la valeur ou de la virtù, en

italien. Il faut donc prendre garde à la portée morale des arguments machiavéliens sous la

double condition du réalisme (voir les choses telles qu’elles sont) et du pragmatisme (agir

efficacement). Il existe, en effet, une excellence toute politique, qu’on pourrait nommer

l’idéal moral de la politique.

III.1.2 : La vérité effective et la nécessité de la psychologie

Beaucoup d’hommes se sont imaginés des Républiques et des principautés qu’on

n’a jamais vues ni jamais connues existant dans la réalité. Mais une telle distance sépare la

façon dont on vit de celle dont on devrait vivre, que celui qui met de côté ce qu’on fait pour

ce qu’on devrait faire apprend plutôt à se perdre qu’à se préserver.

L’anthropologie philosophique se trouve aussi bouleversée par Machiavel.

L’homme n’est plus cet être presque divin, épris de justice, dont la plus noble activité est de

cultiver son âme, rationnelle (chez les Grecs) ou aimante (chez les chrétiens), en vue de la

communion fusionnelle avec l’autre et la contemplation du principe premier de toute chose,

Dieu ou le logos. Machiavel rejette cette conception : l’homme est une totalité organique

unique, une bête dont l’élan fondamental est l’égoïsme, en vue de la conservation de soi.

L’autre n’est plus qu’un instrument de survie qu’il faut exploiter au maximum selon ses

intérêts personnels. La maxime de Machiavel est simple qu’il faut arracher du réel, autant

humain que naturel, tous les éléments utiles à la conservation de soi. Il est maintenant clair

que le changement paradigmatique entre Anciens et Modernes se trouve chez Machiavel. Il

n’est plus question, chez lui, d’une contemplation théorétique du réel qui ne donne rien

d’utile.

Machiavel accorde très peu de place à la volonté divine dans sa réflexion sur le

pouvoir. C'est la volonté du prince qui fait la différence. D'où l'importance pour le prince de

Page 73: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

71

disposer de règles d'action fondées sur « la vérité de la chose ». Il distingue aussi la fortune

de la volonté divine. Cette première n'est donc pas pour lui la prédestination. Elle n'est pas

non plus à proprement parler le hasard puisque les choses arrivent de façon ordonnée,

conformément à la nature des choses. C'est d'ailleurs pour cela que Machiavel peut

prétendre dégager des règles du gouvernement pour les princes. Si on ne peut pas prévoir la

fortune, c'est que d'une part, la réalité politique est complexe, et que d'autre part, elle peut

être infléchie par la volonté des agents. La fortune a du pouvoir, mais on peut y résister.

Au début de son ouvrage, Le Prince, Machiavel se présente comme un homme issu

du peuple. Provenant des « lieux bas », il soutien que son éloignement lui permet de bien

contempler les hauteurs, soit le comportement des princes et la manière de régler leur

gouvernement. Il base son argumentation et ses explications sur une observation rigoureuse

de la réalité et déclare : « Il m’a paru plus pertinent de me conformer à la vérité effective de

la chose qu’aux imaginations qu’on s’en fait. »102

Par un raisonnement empirique basé sur son propre expérience, son grand savoir et

sa connaissance de la psychologie humaine, Machiavel exprime des jugements de fait à

partir desquels il élabore une pratique politique tendant à l’efficacité. Il semble nous dire

que l’attitude fondamentalement passive des Anciens à l’égard de la nature et des

évènements vient d’une confusion entre l’être tel qu’il est et l’être tel qu’il devrait être,

entre l’imaginaire et le réel immédiat. C’est le concept de vérité effective : la vérité est dans

les faits et non pas dans l’imagination. Il faut réfléchir sur ce qui est et non pas sur ce qui

doit être. Se débarrasser de l’imaginaire illusoire comme croire que l’ordre du monde est

voulu par Dieu, permet alors de prendre les moyens nécessaires pour mater la fortune. Le

concept de vérité effective provoque un renversement dans la conception de la justice, car

ce n’est plus ce qui est moralement juste qui est considéré comme utile, mais c’est plutôt ce

qui est utile qui sera considéré comme juste. La vertu est dès lors plus associée à la force

qu’à la moralité. La détermination de l’être est le concept de force, d’énergie et

d’effectivité. Nous ne sommes plus, comme avec Aristote, en présence d’un Télos de l’être

en puissance vers l’être en acte. Désormais, tout être est une puissance en acte et ce qui

existe est la chose effective. Mentionnons également que cette conception de la nature

102 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 131

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72

résolument moderne a servi de contexte interprétatif à la science moderne, en particulier la

physique, qui considère aujourd’hui que tout est énergie et que la réalité est structurée dans

un rapport de force.

Etymologiquement, la psychologie vient du mot grec « psyché » qui veut dire âme

et de « logos » qui signifie science. Elle est une étude scientifique des faits psychiques. Elle

est une connaissance empirique des sentiments ou de la conduite de l’autrui. La

psychologie apparaît comme étant l’ensemble des manières de penser, de sentir, d’agir qui

caractérise une personne ou un groupe. Cette notion est créée au XVIème siècle par le

réformateur Allemand MELANCHTHON (1497-1560). Selon lui, la psychologie se définie

comme étude de la morale et de l’intelligence de l’homme103. Elle est un discours et un

savoir autonome de l’homme. Dans ce cas, la psychologie a pour objectif d’étudier

l’homme dans ses comportements, ses conduites et ses états de consciences. Elle cherche à

formuler les lois de ces phénomènes. Elle n’est pas seulement une connaissance mais elle

est aussi une action. Action veut dire manifestation concrète de la volonté dans un domaine

déterminé. La psychologie est une discipline théorique qui vise à rendre intelligible la

pensée humaine par des procédés complexes, de plus en plus objectifs et expérimentaux.

Avec Machiavel, la politique devient une psychologie expérimentale ce qui signifie une

étude scientifique des faits psychiques.

La psychologie a pour caractère essentiel de faire ressortir la solidarité et la diversité

des états et des actes mentaux. Elle cherche une relation de cause à effet dans le temps et

dans l’espace. En effet, c’est à partir de la connaissance empirique ou intuitive des

sentiments, des idées, des comportements d’autrui que Machiavel a bien réfléchi sur la

psychologie de l’homme. Il a recours à la psychologie, non seulement pour avoir une bonne

maîtrise des comportements de l’homme, mais aussi pour bien asseoir sa pensée politique.

La non maîtrise de ce comportement fait obstacle à la bonne gouvernance dans nos Etats

actuels, pense Machiavel. Quant à la nécessité de la psychologie dans la pratique politique,

la psychologie sociale apparaît comme étude de la mentalité d’un peuple afin de pouvoir

connaître sa manière d’agir et de réagir. Cette étude nous permet de comprendre la passion

103 Melanchthon, in Encyclopédie de la psychologie générale, p. 401

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73

de l’homme. Cette dernière est un mouvement violent de l’âme, résultant d’un désir intense

d’un penchant irrésistible. En d’autres termes, c’est un désir que l’homme éprouve pour une

chose, et qui cherche à conduire à la révélation de la nature ou à une impossible sagesse.

Les comportements humains sont des éléments indispensables en politique. Car,

reconnaître les ressorts de la psychologie humaine, c’est s’assurer du pouvoir politique.

Dans cette réflexion sur la psychologie sociale, le prince doit être une personne qui

a du talent, capacité de gouverner un pays. Il doit cultiver des sentiments de crainte envers

ses sujets, mais ces sentiments ne doivent pas s’accompagner de la haine. Il doit, si

nécessaire, faire en sorte que les gouvernés obéissent à ses ordres. En politique, le prince

doit être capable de deviner les mentalités du peuple et de chercher dans l’immédiat une

solution efficace. Dans cette étude de la psychologie, le prince peut faire régner l’ordre et

faire du bien à son peuple. De plus, il doit être en mesure de maîtriser la nature humaine.

Cette nature est la base de la méchanceté de l’homme. Cependant, nous considérons le

prince comme garant et guide de l’Etat. En fin de compte, la politique devient une sorte

d’expérience.

Pour Machiavel, si les hommes étaient raisonnables, il est possible à un prince de

gouverner par des lois, l’expression de la raison. Mais le prince est dans l’obligation d’user

d’autres moyens tels que la violence. Bref, Machiavel est cependant plus nuancé dans le

Discours sur la Première Décade de Tite-Live, où il juge comme une vérité incontestable

que les hommes ne peuvent que seconder la fortune. Il refuse cependant toujours de baisser

les bras. L’espoir que nous puissions soumettre la fortune à notre volonté est, toujours là, à

condition de recourir à la ruse et à la violence.

III.1.3 : L’éthique de la violence et de la ruse

Chez Machiavel, la force a son importance dans les affaires politiques, mais elle

est insuffisante pour atteindre le résultat final. De ce fait, le prince doit se servir de la ruse

qui est plus efficace que la force. D’ailleurs, cette dernière ne doit pas être appliquée dans

les affaires politiques qu’une seule fois. La réussite politique nécessite que l’on utilise la

violence et la ruse, de manière combinée. Il est impossible de prendre et de conserver le

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74

pouvoir si l’on n’est pas à la fois « renard et lion ». A cet égard, il est impossible de

disculper entièrement Machiavel du « machiavélisme ». Mais il ne s’agit pour lui, ni de

préconiser systématiquement la répression sanglante, ni de prescrire la fourberie de manière

absolue. Le prince habile sait doser l’une et l’autre dans une juste mesure, en fonction de ce

que la situation commande. L’impératif étant pour lui de demeurer au pouvoir et par là de

conserver son Etat, si possible dans la paix. Machiavel entend donc mettre en place les

conditions d’une économie de la force et de la ruse. Le prince doit utiliser la violence pour

mieux asseoir son pouvoir. D’ailleurs, l’emploi systématique de la violence permet au

nouveau chef d’Etat d’être efficace. L’efficacité politique est l’objet central de la politique

machiavélienne. Par les armes, il peut être respecté par son peuple. Il doit exercer le

pouvoir dans son autorité en tant qu’administrateur de l’ordre public. Par conséquent, un

prince inefficace sera déchu parmi ses amis. Car il doit être un homme décisif dans sa

politique. Dans cette perspective, Machiavel invite le prince à être un homme sage, en

tenant compte seulement de son intérêt.

La politique machiavélienne apparaît comme une arme habille, non violente, dans

la mesure où elle économise la violence et épargne la vie de ses sujets. En rapport avec

cette idée, Machiavel nous met en garde qu’un prince sage doit gouverner avec prudence. Il

doit être également prudent envers ceux qui l’environnent : « Tout roi sage et qui veut

gouverner avec prudence ne doit vouloir auprès de lui que des hommes de cette espèce. »104

La violence du prince doit être tempérée par l’humanité. Immergé dans une

pluralité de forces écrasantes, les mortels humains tentent de sauver leur peau. La tension

est si grande qu’ils sont prêts à tout : ils situent la sauvegarde de leur biens matériels avant

la survie de leurs pères. La méchanceté humaine conduit à la violence. Puisqu’il faut agir

en conséquence avec le milieu où l’on se trouve, la méchanceté des hommes fait en sorte

que, pour survivre, tous doivent être durs et prêts à lutter. Et dans tous les cas où une force

violente doit être utilisée, Machiavel recommande d’agir vigoureusement et rapidement. Il

importe surtout d’être toujours méfiant. En effet, il faut se méfier des autres puisque les

hommes sont tous égoïstes, tous veulent que les hommes soient à leur service. Le problème,

c’est que tout le monde veut être le premier et soumettre les autres. Or, cela est impossible,

bien que la lutte pour le pouvoir ne connaisse pas de répit. C’est ici qu’intervient la qualité 104 Cf. Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, p. 738

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75

du renard, la ruse : il faut à tout prix être en mesure de détecter le mal que les autres nous

veulent. Les autres nous font du mal afin de survivre ; comme nous voulons survivre aussi,

nous leur ferons à notre tour du mal. Le bien des uns est le mal des autres. La société

n’aime personne. Il nous faudra donc dresser des pièges et endormir les autres par les

apparences et le mensonge. Pour survivre parmi les hommes, il est donc nécessaire d’être

immoral, cruel, menteur et hypocrite afin d’avoir l’apparence du contraire de ce que l’on

vient d’énumérer. La cruauté doit cependant être utilisée de façon rationnelle afin qu’elle ne

nous soit pas finalement nuisible. Ici, la violence est la compétence de prendre une situation

en main. Elle est la clef de l’ordre. Elle permet au prince d’instaurer l’ordre et la longévité

du pouvoir. Elle est le génie du grand politicien qui est capable d’exploiter ce que notre

auteur appelle fortune.

Les hommes sont en effet tellement attachés aux nécessités présentes qu’ils oublient

le mal qu’on leur inflige. Il faut toujours se souvenir qu’il ne faut être cruel que dans une

période courte et qu’ensuite, il faut dispenser des bienfaits fort parcimonieusement et sur

une longue période, dans le but d’endormir les gens. La recommandation de Machiavel sur

la nécessité d’une cruauté intense mais brève est très claire au chapitre III du Prince :

Là-dessus, on doit noter que les hommes doivent être ou bien cajolés ou bien anéantis ; parce qu’ils se vengent des torts légers, alors qu’ils ne peuvent pas se venger des graves ; si bien que le tort qu’on fait à l’homme doit être fait de façon à n’en pas craindre la vengeance105.

La réalité n’est composée que d’entités de puissance en perpétuelle compétition les

unes contre les autres pour la survie et qu’il est possible de dominer les circonstances par

l’usage de la raison, de l’audace et de la violence. Le monde n’est plus que le décor d’une

lutte acharnée et sans répit où tous s’entredévorent. Il y a vraiment chez Machiavel, une

séparation entre l’éthique et la politique. Le bien n’est qu’une illusion destinée à tromper

les naïfs, ce qui existe vraiment est l’utile, le pouvoir. Mais, Machiavel n’efface pas la

distinction entre le bien et le mal, il la préserve au contraire et il doit la préserver, s’il veut

établir la proposition scandaleuse et capitale : le bien est fondé par le mal. Ici est le point

capital : affirmer la nécessité et la fécondité du mal, c’est affirmer l’autosuffisance de

l’ordre terrestre, de l’ordre profane. On s'attire la haine en faisant le bien comme en faisant

105 Nicolas Machiavel, Le Prince, pp. 16-17.

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le mal. Et notre auteur amplifie aussi qu’il faut estimer comme un bien le moindre mal. Il

faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user

bien ou mal, selon la nécessité. Ce concept de « nécessité » est très important pour

Machiavel. La politique n'est pas une entreprise aléatoire. Les circonstances ne peuvent pas

être entièrement contrôlées par les agents historiques, mais compte tenu des circonstances,

il y a des actions qui s'imposent rationnellement. Dans ce cas, jamais les hommes ne font le

bien que par nécessité car : « Tout le mal de ce monde vient de ce qu'on n'est pas assez bon

ou pas assez pervers. »106

Machiavel légitime donc le crime, par une règle proposée à l’usurpateur, lorsqu’il

est indispensable pour s’emparer du pouvoir et suspendu pour la conservation. C’est de

faire d’un seul coup toutes les cruautés qu’il est obligé de faire. Ici, celui qui usurpe un Etat

doit déterminer et exécuter tout d'un coup toutes les cruautés qu'il doit commettre, pour

qu'il n'ait pas à y revenir tous les jours, et qu'il puisse, en évitant de les renouveler, rassurer

les esprits et les gagner par des bienfaits. Celui qui, par timidité ou par de mauvais conseils,

se conduit autrement, se trouve dans l'obligation d'avoir toujours le glaive en main, et il ne

peut jamais compter sur ses sujets, tenus sans cesse dans l'inquiétude par des injures

continuelles et récentes. Les cruautés doivent être commises toutes à la fois, pour que, leur

amertume se faisant moins sentir, elles irritent moins ; les bienfaits, au contraire, doivent se

succéder lentement, pour qu'ils soient savourés davantage. La violence n’a ici qu’un

caractère pour ainsi dire tactique, elle entre dans les calculs comme une menace que comme

une réalité. Pourtant, la violence entraîne la terreur ; c’est-à-dire une violence systématique.

L’usage de cette violence systématique est légitime puisqu’elle est la pratique primordiale

pour accéder et conserver le pouvoir.

CHAPITRE 2 : LE ROLE PRINCIPAL DU PRINCE

L’œuvre de Machiavel ne fait que fournir des conseils purement techniques, éclairés

par les grands exemples historiques. Ils sont terribles parce qu’ils sont aussi immoraux

qu’imparables. Un prince usurpateur doit éteindre toute lignée de son prédécesseur, faute de

106 Maryvonne Longeart, http/www.ac-grenoble.fr/philo/sophie/articles.php, 13 Mars 2007 (18h17)

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quoi il risquera de voir des descendants se lever contre lui. Si pour prendre le pouvoir, on

doit commettre des crimes, il faut les accomplir d’un seul coup afin que le peuple soit

impressionné et rassuré de l’avenir. Machiavel a formé le prince à devenir tyran, et le

peuple à détruire le tyran. Nous allons aborder maintenant un point fort qu’est l’usage de la

loi et l’élaboration d’un meilleur régime politique.

III.2.1 : L’usage de la loi et l’élaboration d’un meilleur régime politique

A l’état de nature, les hommes étaient dispersés comme des animaux. Mais après les

cataclysmes naturels, ils se sont réunis pour lutter contre ceux-ci. De leur union, se fonde la

société. Dans cette société, l’homme commence à connaître ce qui est bon et mauvais. Pour

cela, rien ne serait à l’abri de cette réunion après avoir élu un chef sans l’élaboration des

lois. Sur ce, Machiavel affirme :

On voit un homme nuire à son bienfaiteur. Deux sentiments s’élèvent à l’instant dans tous les cœurs ; la haine pour l’ingrat, l’amour pour l’homme bienfaisant. On blâme le premier, et on honora d’autant plus ceux qui, au contraire, se montrèrent reconnaissants que chacun d’eux sentit qu’il pourrait éprouver pareille injur e. Pour prévenir de tels maux, les hommes se déterminèrent à faire des lois et à donner des punitions pour qui y contreviendrait107.

La loi est l’ensemble des prescriptions juridiques établies par l’autorité souveraine.

Elle est faite et applicable à tous les citoyens. Elle définit les droits et les devoirs de chacun.

Ces prescriptions juridiques sont imposées à tous les individus d’une société. Elles assurent

la permanence et la continuité de l’Etat. Elles sont une prescription obligatoire du pouvoir

législatif. Elles garantissent la fraternité d’une société. Selon Montesquieu, la loi est

essentiellement le principe de base qui sert pour gouverner le monde. Elle sert également de

règles de conduites aux nations policées. La loi est la raison humaine en tant qu’elle

gouverne la nature des choses. Ainsi dit-il :

La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la terre ; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que le cas particulier où s’applique cette raison humaine108.

107 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, p. 39 108 Montesquieu, Analyse de l’esprit des lois, p. 15

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78

Les lois obligent chaque individu à suivre le commandement du prince afin de

permettre aux hommes d’être bien disciplinés, car elles servent à organiser le pouvoir

public. La loi est faite pour harmoniser la vie en société et pour sécuriser le dirigeant et le

dirigé. Elle sert à punir les méchants étant donné qu’elle est une règle obligatoire dans la

vie sociale. Elle peut renforcer la solidarité de l’ensemble des individus même si elle est

une discipline à suivre dans un pays. Cette discipline est une règle de conduite que le prince

impose au peuple pour le tenir sous son commandement. Elle sert à sanctionner les

adversaires et les malfaiteurs qui troubles la paix et la liberté du pays. Le prince doit

appliquer durement la loi pour assurer la stabilité du pays. Voilà pourquoi Machiavel

déclare :

Il faut donc n’attaquer personne ou appliquer d’un seul coup les rigueurs, puis rassurer ensuite les esprits partout ce qui peut ramener le calme et la stabilité109.

L’homme ne fait pas de bien que forcément ou par nécessité. Tant qu’il aura

l’occasion de commettre le mal, il le fera avec plaisir, sans gêne. Seules les lois obligent les

hommes à être honnêtes. Par le pacte d’association, les hommes se délivrent de la barbarie

naturelle et la société se constitue comme corps politique échappant à la violence. Ainsi

s’annonce un Etat de droit qui va mettre fin à la guerre de tous contre tous. L’élaboration

d’un contrat permettra à chaque citoyen de connaître ce qu’il a de droit et ce qu’il doit faire

de droit : d’où l’établissement des lois. Sans cela, le pays risque de tomber dans le désordre.

Si le pays se trouve dans l’insécurité, le pouvoir ne sera pas stable. Par la loi, le prince est

en mesure de garder sa souveraineté en temps de guerre comme en temps de paix. Il doit

prendre son temps à étudier les lois car, c’est dans et par la loi qu’il peut arracher des

victoires. Selon Machiavel, quiconque s’empare d’une ville ou d’un Etat qui est habitué à

vivre sous sa propre loi, il y a trois façons de le conserver. La première façon est de le

ruiner, la seconde est d’aller y habiter personnellement et la troisième est de la laisser vivre

avec ses lois.

Par là, la loi est la première tâche du prince pour constituer son gouvernement.

Cette loi est la première mission du gouvernement pour assurer le pouvoir du prince. En

rapport à cette analyse, POPKIN stipule qu’un dirigeant capable doit savoir instituer des 109 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, p. 479

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lois efficaces pour une telle ou telle fin. Car, les dirigeants incapables conduiront le

peuple au bord du gouffre en instituant des mauvaises lois :

Le dirigeant capable saura quelles sont les lois efficaces pour une telle ou une telle fin, […]. D’ailleurs, veut-on que les incapables gouvernent ? Ils feraient mauvaises lois et entraîneraient de grands malheurs ?110

Pour gouverner, le prince peut modifier les lois quand elles ne sont pas conformes à

son projet. Le nouveau prince est contraint de faire la réforme des lois de ses prédécesseurs.

Car, ces lois étaient à leur ambition. En tant que nouveau prince, la réforme est nécessaire

et même la révision de la constitution pour bien garder son pouvoir. Cette reforme des lois

peut renforcer le pouvoir du prince. En cela, le prince doit veiller à la sauvegarde de ces

lois. Par conséquent, le non respect de ces lois peut entraîner la mort. Raison pour laquelle,

chez notre théoricien, parfois, il est favorable de tuer si on cherche le bien du peuple. La loi

est efficace dans la mesure où elle privilégie l’égalité des hommes. Elle évite les guerres et

satisfaire le peuple. Pourtant, une fois qu’un chef d’Etat a découvert que la constitution

n’est plus fonctionnelle, il doit la changer. C’est dans ce sens que le Sage Solon disait : «

une constitution est pour un peuple et pour une époque ». Car le non-respect des normes et

des institutions conduit le chef d’Etat et son pouvoir dans la décadence. Le prince doit

fonder et structurer ses lois comme a fait le président de Madagascar, Marc

RAVALOMANANA en changeant la constitution après avoir été réélu le 03 Décembre

2006. Ce changement de la constitution n’a point d’autres critères que de renforcer son

pouvoir de président. Le changement pourrait se faire brusquement ou progressivement.

C’est en ce sens qu’on dit que les lois doivent être appliquées sur tous les hommes car une

République n’est jamais parfaite si les lois sont réservées pour quelques-uns seulement.

Elles contribuent beaucoup à la stabilité des gouvernements ; là où elles font défaut on ne

peut atteindre aucun bien. Dans cette perspective, Montesquieu amplifie cette notion par

son affirmation : « Une chose n'est pas juste parce qu'elle est loi. Mais elle doit être loi

parce qu'elle est juste. »111 Les lois sont fructueuses d’une part à une autre mais, elle est la

clef de n’importe quel pouvoir du monde. Même la dictature qui est souvent jugée et

considérée comme porteuse du mal, produit toujours les plus grands biens tant qu’elle fut

régie par les lois :

110 POPKIN, Philosophie efficace, p. 107 111 Montesquieu, Analyse de l’esprit des lois, p. 15

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80

Car ce qui nuit à une République, ce sont les magistrats qui créent eux-mêmes, les autorités qui s’acquièrent par des voies illégitimes, et non celles qui sont obtenues par des voies ordinaires et légales112.

La dictature conférée par les lois prend l’image d’une dictature. Car, qui dite

dictature veut entendre un pouvoir qui ne se conforme à rien. Autrement dit, qui ne tient

pas compte de l’opinion publique et ne respecte pas les lois. Or, quand elle se conforme aux

lois, elle prend une autre image que celle d’une dictature. Ainsi, se dessine à travers toutes

ces explications, l’unité de l’usage des lois. Sur ce point, pour qu’un dirigeant puisse

devenir un dictateur, il doit avoir une grande fortune et disposer de nombreux adhérents à

son parti. Toutefois, il est à noter que la dictature n’a pas de place là où les lois priment. Il

est clair que dans les pays où l’on respecte les lois, les sujets ne songent pas à renverser le

prince ; c’est en ce sens qu’on dit que les lois chassent les malheurs et permettent au

souverain et à ses sujets de vivre en sécurité.

En politique, les lois peuvent conserver ce que la force a acquis. Ajoutons qu’une

fois que l’Etat est faible, il ne peut y avoir que des mauvaises lois. Dans le cas contraire, il

y aura des bonnes lois. Sur ce, on peut dire que la nécessité des lois s’enracine dans la

force. En réalité, c’est la force qui assure le salut public, tout de même, il faut reconnaître

que Machiavel est loin de sous-estimer la loi, seulement, il insiste sur la primauté de la

nécessité. Sous cet angle, les idées ou alors les pensées d’un dirigeant ne sont jamais celles

de son être en tant que tel, mais celles de la présence représentée. Le prince doit appliquer

la loi pour conserver le pouvoir, car la loi est ce qui fonde la vie de l’homme. Dans cette

technique, le prince doit veiller sur les lois institutionnelles. Les lois sont des conditions

nécessaires et suffisantes pour gouverner un Etat. Du moment où le bien règne

naturellement, là on peut se passer de la loi. Mais dans le cas contraire, on doit toujours

recourir à la loi pour remettre l’ordre. Le prince peut utiliser la loi pour sanctionner les

criminels puisque Machiavel affirme que :

Parmi les lois qu’il fit établir pour assurer la liberté des citoyens, il y avait une qui permettait d’en appeler au peuple de tous les jugements rendus pour crimes d’Etat113.

112 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite Live, p. 103 113 Nicolas Machiavel, le Prince, p. 162

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81

Psychologiquement, les lois sont inséparables des armes. Elles forment une unité,

fondées par certains intellectuels du pays. Par cette vision, ces lois sont en faveur du

dirigeant. Ce raisonnement nous pousse à dire que Machiavel est un théoricien d’un Etat

fort. Dans cette politique, il est préférable de se référer dans les débats et les luttes

politiques. La forme du gouvernement que Machiavel sollicite n’est ni la République, ni la

monarchie. Il sollicite le régime qui dure. Sur ce, sa prise de position est, à cet égard

remarquable. Machiavel s’inspire de la constitution de Lycurgue114. Ainsi écrit-il :

Parmi les hommes justement célèbres pour avoir établi une pareille constitution, celui qui mérite le plus d’éloge, sans doute, est Lycurgue115.

On voit au clair, la valeur des lois ou de l’élaboration d’un meilleur régime politique

dans sa conservation. La loi et la force sont à l’origine du fondement de tous les Etats. Il est

important d’avoir de bonnes lois là où la force fait défaut. Dans ce cas, la loi doit être

accompagnée de la force. Toutefois, il est à noter qu’en l’absence de la force, les lois n’ont

pas des valeurs. C’est ainsi que les lois demandent l’aide de la force afin qu’elles soient

nécessaires ; autrement dit, là où la force est vie, la loi est la vigueur. La force apparaît

comme un moyen nécessaire pour protéger la loi. Cette dernière peut être une puissance

conservatrice ; d’où l’affirmation de Machiavel :

Il ne suffit donc pas, pour le bonheur d’une République, ou d’une monarchie, d’avoir un prince qui gouverne sagement pendant sa vie, mais il faut un qui donne les lois capables de la maintenir après sa mort116.

En fait, le prince doit connaître que les opposants ou les syndicats peuvent

déstabiliser son régime politique. Il doit être vigilant vis-à-vis de son peuple. Il doit

toujours se référer à la loi pour lui servir de protection. Un prince qui conserve sa loi peut

garder facilement son pouvoir. Machiavel est très explicite sur ce point, car il conçoit la loi

comme quelque chose de sacré :

114 Législateur Spartiate du IXème Siècle av. J.C, qui avait entrepris une réforme complète de l’Etat à Sparte

qui dura longtemps. 115 Nicolas Machiavel, Discours sur la Première Décade de Tite-Live, pp. 386-387 116 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 177

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Les princes se pénètrent donc de cette vérité ; ils commencent à perdre le trône à l’instant même où ils violent les lois […] car les peuples, quand ils sont bien gouvernés ne cherchent ni ne désirent aucune autre liberté117.

Machiavel compose plusieurs stratégies, qui sont ordonnées selon les occasions qui

se présentent. Elles consistent en la domination, l’écrasement ou l’annihilation des

adversaires et les actions que le prince rend tolérables en se faisant passer pour un sauveur.

La gouverne idéale qui en résulte est un soigneux équilibre des forces sociales, maintenu

par des lois convenant aux particularités du royaume. Par ailleurs, un équilibre garanti par

le potentiel militaire du prince doit aussi être trouvé avec les puissances étrangères ; il fera

renoncer tout assaillant éventuel à entrer en confrontation. Une armée forte permet d’établir

cette dissuasion et de mettre en place un réseau d’alliances, car un bon accord ne peut être

trouvé qu’entre deux parties armées. Voilà pourquoi le prince doit appliquer la loi jusqu’au

bout, plus qu’elle renforce la puissance du prince. Il est vrai que l’élaboration d’un meilleur

régime politique se fait par la nécessité des pratiques des lois. Ainsi nous allons examiner

un autre point - clé.

III.2.2 : Le couteau à double tranchant

Le prince doit savoir tenir le couteau à la main droite et la cravache à la main

gauche. La cravache signifie gouverner durement. Par contre, le couteau signifie que le

prince ne doit pas avoir pitié à personne. Il doit être sanguinaire. Dans cette logique, le

prince doit être trompeur afin de réussir dans la politique. Ceci pour dire que l’art de

gouverner n’est pas une morale ou une tâche facile. Selon Noëlla BARAQUIN, la politique

ne doit pas être soumise à la religion. Malgré tout, elle doit mettre les croyances du peuple

à son profit pour parvenir à le dominer.

Comme on a déjà montré un peu plus haut que l’être du prince n’existe que pour le

dehors et que les gouvernés jugent sur les apparences, le prince nouveau choisira une image

qui prendra en considération l’ambivalence et la versatilité de ses sujets. Cette image

donnera le changement en étant ni bonne, ni mauvaise. C’est pour cette raison qu’il n’y a

117 Sami Naïr, Machiavel et Marx, pp. 616 - 617

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83

pas, en définitive, deux manières de gouverner (les lois ou la force), mais trois puisque le

prince va privilégier la ruse. C’est elle qui lui permet de dominer les réalités imprévisibles

de la conjoncture. La ruse comparée aux lois et à la force, n’est pas sur le même plan. Les

lois existent concrètement dans les Institutions, de même que la force prend une forme

réelle dans l’armée ou la police. La ruse, quant à elle, n’existe pas. Son mode d’être est de

prendre appui sur les deux autres mais de n’apparaître jamais. Lorsque la ruse se glisse

dans la loi, elle est tromperie politique ou idéologique ; quand elle s’infiltre dans la force,

elle est stratégie. Dans un univers humain où règne la duplicité, le rôle du prince est de

dominer l’ambivalence par la ruse, d’élever la duplicité à son degré le plus élevé pour rester

le maître d’œuvre.

Bref, le pouvoir s'impose de trois façons : par la loi, par la force matérielle et par la

ruse. L'art de gouverner, c'est l'art de recourir à l'une ou à l'autre de ces armes ou à leur

combinaison pour « en imposer », c'est-à-dire gagner l'assentiment de ses sujets. Alain

reprendra cette idée que tout pouvoir repose en fin de compte sur l'opinion : « Tout

pouvoir persuade...»118

A ce propos, on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très

grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce, devenus vains et inutiles par

l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le

mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est

absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder

parfaitement l'art de simuler et de dissimuler. Ce qui signifie, cultiver l'apparence au

mépris de la réalité. Les hommes sont si aveuglés, si entraînés par le besoin du moment,

qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper.

III.2.3 : Le rôle de la crainte et de l’amour dans le maintien du pouvoir

La crainte est un sentiment d’un être qui craint, avoir de la peur ou de l’inquiétude.

L’homme qui est capable de faire peur aux autres, capable de gouverner. Pour Machiavel,

le prince doit se faire craindre car la crainte permet à lui d’assurer la liberté des citoyens et

118 Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17)

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de bien régner. En outre, l’amour est un goût vif pour quelque chose ou une activité ou une

passion vers un autre. Il est un sentiment d’affection que ressentent les uns pour les autres.

A cet égard, l’homme politique doit être à la fois craint et aimé: « Il est sûr d’être craint que

d’être aimé seulement. »119

D’après la nature humaine, Machiavel croit qu’il est plus sûr d’être craint que d’être

aimé étant donné que les hommes sont généralement ingrats, changeants, dissimulés,

timides et âpres au gain. Là-dessus naît une dispute, s’il est meilleur d’être aimé que craint,

ou l’inverse. Comme il est bien difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr de

se faire craindre qu’aimer, s’il faut qu’il y ait seulement l’un des deux. Tant que tu fais du

bien aux hommes, ils sont tous à toi, ils t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie et leurs

enfants. Mais quand ils approchent, ils se dérobent. Et le prince qui s’est fondé seulement

sur leurs paroles, se trouve dénué d’autres préparatifs, il est perdu.

Nous savons que les hommes hésitent moins à nuire à un homme qui se fait aimer

qu’à un autre qui se fait redouter. Car l’amour se maintient par un lien d’obligations, et

puisque les hommes sont méchants, là où l’occasion s’offrira de profit particulier, il est

rompu. Mais la crainte se maintient par une peur de châtiment qui ne quitte jamais.

Néanmoins, le prince se doit faire craindre en sorte que, s’il n’acquiert point l’amitié, pour

le moins, il fuie l’inimitié. Il peut très bien avoir tous les deux ensembles, d’être craint et

n’être point haï ; ce qui adviendra toujours s’il s’abstient de prendre les biens et les

richesses de ses citoyens et sujets, et leurs femmes. Le prince serait forcé de procéder

contre le sang de quelqu’un, il doit ne le faire point sans justification convenable ni cause

manifeste ; mais sur toutes choses s’abstenir du bien d’autrui, car les hommes oublient plus

tôt la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Et puis, les occasions ne manquent

jamais pour ôter les biens, et celui qui commence de vivre de pillage trouve toujours des

motifs pour occuper le bien des autres ; mais on en a moins pour le faire mourir, et qui

passent plus vite. Par conséquent, la crainte de perdre engendre les mêmes passions que

celle d'acquérir, car les hommes ne tiennent pour assurer ce qu'ils possèdent que s'ils y

ajoutent encore.

119 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 79

Page 87: LA STRATEGIE ET LA NECESSITE POLITIQUE DE MACHIAVEL A ...

85

De même, pour assurer la bonne gouvernance, Machiavel fait recours à l’idée de la

crainte et de l’amour. Le prince qui se fait lâche ne cessera de périr. Vis-à-vis de cette idée,

Noëlla BARAQUIN propose que :

Le prince ne doit jamais croire aux sentiments de fidélité et d’amour désintéressé de ses sujets et la crainte qu’il doit inspirer est le meilleur garant de leur dépendance, donc la sécurité du pouvoir120.

Parmi les moyens pour accéder et se maintenir au pouvoir, la crainte qu'inspire le

prince, par le déploiement de sa puissance, est un des plus adéquats. Celui-ci devra donc

s'employer au premier chef à acquérir tous les moyens militaires, économiques et

juridiques qui garantiront sa force. Dans une lettre à Piero Vettori du 16 avril 1527,

Machiavel écrit ainsi :

Moi [...] j'aime plus ma patrie que mon âme; et je vous dis ça après l'expérience de ces soixante ans passés, pendant lesquels on a travaillé les questions les plus difficiles, où la paix est nécessaire mais où l'on ne peut pas abandonner la guerre, et avoir sous la main un prince qui, avec difficulté, peut accomplir seulement l'une ou l’autre121.

La pratique politique ne doit pas faire avec des bons sentiments mais, elle se fait

avec des actes efficaces. En ce sens, un prince qui veut la fin doit chercher ses moyens pour

atteindre son objectif. L’objectif du prince est son intérêt, voire même celui de son peuple.

En politique, un prince doit agir d’une manière réaliste et apprendre à être cruel à l’égard de

ses adversaires. Mais aux yeux du peuple, le prince doit apparaître bon et faire semblant de

s’attacher aux traditions et aux valeurs du pays. L’essentiel de cette politique est d’être

admiré et non haï par le peuple. Le prince doit donc savoir gérer les différents événements

qui se produisent dans le pays. Cependant, Machiavel recommande au nouveau prince

d’être craint et toujours méfiant de son peuple. Car les hommes font du mal afin de

survivre. Le prince doit savoir faire le mal, quand il s’agit de le faire. Car selon un adage

« le bonheur des uns est le malheur des autres ». Pour bien rester au pouvoir, le prince doit

être apte à établir l’ordre public. Sur ce cas, Denis HUISMAN dit : « Le prince ne doit pas

reculer ni devant la cruauté ni devant la fourberie pour faire régner l’ordre public. »122

120 Noëlla BARAQUIN, Dictionnaire des philosophes, p. 197 121 Wikimedia Foundation, « Encyclopédie libre », http//www.wikipedia.org, le 18 décembre 2007 (14h 22) 122 Denis HUISMAN, Histoire des philosophes, p. 116

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Pour Machiavel, il y a l’opposition entre « être » et « devoir être », c'est-à-dire

entre le « fait » et le « droit ». Cette distinction est la base de toute morale : le devoir

n'est pas dicté par le fait mais par la norme. Cependant, notre auteur, au contraire,

préconise ici de fonder l'action du prince, non sur le droit mais sur les faits. Il faut donc

qu'un prince, qui veut se maintenir, apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien

ou mal, selon la nécessité. Il doit être prêt à agir selon la nécessité et se faire craindre de

telle sorte qu’il gagne l’amitié de son peuple. Sur cette idée, Machiavel affirme que :

Le prince doit se faire craindre de tel sorte qu’il ne peut gagner l’amitié, du moins il n’inspire aucune haine, car ce sont là deux choses qui peuvent très bien s’accorde123.

En revanche, Machiavel dit que les hommes prudents savent toujours se faire un

mérite des actes auxquels la nécessité les a contraints124. Dans ce cas, le prince doit occuper

toutes les postes importants du pays. Par ailleurs, la politique exige d’une part la bonté.

D’autre part, de la cruauté. La bonté symbolise l’amour d’un prince. Sur ce, l’amour et la

crainte sont deux mobiles qui font agir les hommes. C’est pourquoi Machiavel a dit :

Deux grands mobiles font agir les hommes, l’amour et la crainte ; en sorte que celui qui se fait aimer prend autant d’empire sur ceux qui se fait craindre. Disons bien que la crainte rend souvent leur soumission plus prompte et plus assurée125.

Un prince doit évidemment désirer la réputation de clémence, mais il doit prendre

garde à l’usage qu’il en fait, il vaut mieux qu’il soit craint qu’aimé. Cependant, il doit se

faire craindre de telle sorte que s’il n’est pas aimé, du moins il ne soit pas haï.

Effectivement, le prince doit peindre ce qu’il ne faut pas peindre et rend visible ce qu’il

répugne à la vue. Il doit savoir s’intégrer dans la vie sociale. Car, l’amour apparaît comme

satisfaction des besoins fondamentaux du peuple. Dans cette perspective, le prince doit agir

avec modération et prudence. Il doit se méfier de son peuple, car Machiavel affirme que :

Un prince nouveau doit être lent à se laisser persuader à cette nécessité, éviter toute affrontement, agir avec modération, prudence et humanité de peur que trop de confiance ne le rende imprudent et trop de méfiance intolérable126.

123 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 88 124 Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17) 125 Nicolas Machiavel, op. cit., pp. 70-71 126 Ibidem, p. 87

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Bref, le prince doit être à la fois bon et méchant pour éviter la haine de son

peuple. Il doit être tendre et prêt à lutter contre les opposants. C’est dans et par la cruauté

que le prince peut se faire aimer de son peuple. Le prince doit en même temps caresser

son peuple.

Ce n'est pas l'auteur qui est machiavélique, c'est la société et le pouvoir politique

qu'il décrit. La célèbre phrase,« il est plus sûr d'être craint que d'être aimé », s'adresse

autant aux peuples qui, dans leur lâcheté, ne plient que sous la force qu'aux tyrans abusant

de leur pouvoir. En ce sens, un prince doit éviter d’instaurer trop de peur car, la peur

provoque la désorganisation et la déstabilisation du pays. Car une fois qu’un prince se fait

haï de ses sujets, il n’y aura aucune chance de conserver son pouvoir. Entre tous les princes,

c’est au prince nouveau qu’il est impossible d’éviter le nom de cruel, parce que les

nouveaux Etats sont pleins de périls. Toutefois il ne doit pas croire ni agir à la légère, ni se

donner peur soi-même, mais procéder d’une manière modérée, avec sagesse et humanité, de

peur que trop de confiance ne le fasse imprudent et trop de défiance ne le rende

insupportable. Enfin, il doit être craint dans certaines conditions et de se faire aimer envers

les hommes. De plus, Machiavel parle donc des différents traits de la conception politique.

CHAPITRE 3 : LES GRANDS TRAITS DE LA CONCEPTION POLITIQUE DE

MACHIAVEL

Il y a une tension dialectique entre la pensée des Anciens et la pensée de Machiavel.

Tout son effort philosophique est en effet un renversement de la conception ancienne du

monde, afin de tracer la voie de la modernité. La politique a pour fin le bien général, et

cette fin justifie les moyens qui vont être employés pour l’atteindre. Machiavel prône un

gouvernement pragmatique, détaché de la morale et de la religion, ayant parfois recours au

mensonge ou à la force dans le but d’apporter, à terme, le bien général. Cette attitude

diffère profondément de la pensée médiévale contemporaine à Machiavel, qui est une

vision pragmatique de la politique. Le machiavélisme est souvent présenté comme

moralement condamnable. Edward Meyer a recensé trois cent quatre vingt quinze

références à Machiavel dans la littérature élisabéthaine et pour tous ces auteurs que le

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machiavélisme est l’incarnation du mal. Pour Spinoza, il est certain que cet homme si

sagace aimait la liberté et qu’il a formulé de très bons conseils pour la sauvegarder. Du

même coup, Antonio Gramshi, marxiste, fit l’apologie de Machiavel, comme faisait Hegel,

mais mettant en parallèle son œuvre et celle de Marx. Pour lui, le prince moderne est le

parti communiste127.

III.3.1 : La politique et l'histoire

Pour la postérité, Le Prince est un ouvrage dont son enjeu dépasse une simple

histoire de la philosophie ; œuvre à la fois admirée par Napoléon, Talleyrand ou De Gaulle,

critiquée par Descartes, Frédéric II de Prusse ou Diderot. Cet ouvrage est un manuel destiné

à affermir et maintenir le pouvoir. Comme l’homme est un produit de l’histoire, il ne peut

pas se passer de l’histoire. Raison pour laquelle, Machiavel invite au prince de savoir

d’abord l’histoire de son pays. C’est en partant de l’histoire qu’un prince peut se défendre

la cause de son peuple. Sur ce cas, prenons par exemple, la montée de l’histoire américaine

vis-à-vis de l’Irak, l’idée du machiavélisme guidé par GEORGE Walker Bush, en chassant

SADDAM Hussein, pour mettre la main dans le pétrole irakien.

Sans avoir jamais développé une philosophie de l'histoire, Machiavel se réfère

continuellement à l'histoire comme source d'enseignement. Il cherche à nouveau à tirer des

enseignements de ses connaissances en matière d'histoire. A travers l'exemple de Rome, il

retrace la vie et la mort d'une République en comprenant les raisons pour lesquelles le

régime n'a pas duré. L’homme d’action devra faire preuve d’adaptabilité. Il devra régler sa

conduite sur le temps, changer de méthode selon les circonstances, alterner coup d’audace

et temporisation. L’art de l’action s’éclaire par la connaissance de l’histoire, car les

hommes ne changent pas. Notre auteur conçoit la leçon d’histoire comme moyen de

gouverner ou de prendre le pouvoir.

127 Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, http://www.pages.infinit.net/sociojmt, "Les classiques des sciences sociales", le 30 Mai 2004

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Pour aller loin, il faut connaître l’histoire pour comprendre les événements. Car, en

étudiant le passé, on doit acquérir des connaissances qui nous permettent de comprendre

comment on prend le pouvoir, mais aussi comment on le garde, malgré l’imprévisibilité du

cours des choses. Il s’agit donc, pour Machiavel, de trouver les lois éternelles de la

domination des hommes. Ce mode d’approche de l’histoire est inédit (qui n’est pas publié,

ni imprimé), car il ne s’agit plus d’avoir une représentation mythique ou alors imaginaire

des événements historiques ni d’expliquer l’ordre des choses par l’action constante de la

sagesse de Dieu. Si Machiavel observe le champ naturellement flou des actions humaines

dans le passé, c’est donc pour saisir ce qui est et ce qui va arriver. Ainsi, il a encore des

thèses qui rendent possibles une connaissance de l’action humaine et plus spécialement de

l’action politique. Pour notre auteur, si la roue de l’histoire tourne, ce n’est pas parce

qu’elle suit un chemin tracé, mais parce qu’elle est en recherche constante d’équilibre entre

forces opposées. La tâche du prince est de rétablir une stabilité perdue, ou de profiter d’un

mouvement de bascule pour en instaurer une nouvelle. Ce juste milieu est trouvé lorsque

l’on procède en s’accordant à la réalité. Les actions des hommes créent l’histoire suivant

leur aptitude à reconnaître et profiter des situations propices.

III.3.2 : La politique et la religion

Le christianisme, pour la part de Machiavel, n’est guère différent, par rapport à sa

conception de la nature, de l’ensemble de la philosophie ancienne. Le monde est créé par

Dieu et rien ne se produit contre la volonté divine à laquelle, il faut se soumettre

docilement. La religion chrétienne valorise l’amour et la justice, bien que l’amour tende à

une union avec Dieu plutôt qu’à la formation d’une unité politique. La justice, quant à elle,

n’exclue pas l’individualité de la personne. On peut bien vouloir se révolter, on peut bien se

révolter contre ce grand pouvoir qui s’autorise du Christ, le pouvoir monarchique, mais

comment penser ce que l’on veut obscurément, comment concevoir ces droits de la nature

profane que l’on veut opposer à l’Eglise ?

La redécouverte de la pensée d’Aristote autour de l’an 1300 en Italie, va marquer

l’opposition au pouvoir politique de la papauté, d’abord avec Dante ou Marsile de Padoue,

puis avec Machiavel. La position de Machiavel, à l’égard de sa politique, marque la fin de

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90

la conception antique de l’ordre et annonce la mise en cause des difficultés qui se situent

sur les principautés ecclésiastiques. Pour lui, la religion doit se réduire à n’être qu’un

procédé de conservation de pouvoir politique. Dans cette position, les choses humaines sont

soumises aux aléas de la fortune. Il considère le cas des principautés ecclésiastiques, c'est-

à-dire, des états religieux, et conclut que ces états ne diffèrent en rien des autres. Il n'y a pas

pour lui de pouvoir de « droit divin ». Il prône même la séparation du pouvoir temporel et

du pouvoir spirituel, ou bien la séparation de l'église et de l'Etat. Pour lui, la religion en

politique n'est qu'une des forces en présence dont il faut tenir compte et dont il faut savoir

se servir habilement comme moyen de domination.

Dissociant politique et religion, Machiavel est le premier penseur de l'Etat laïque.

Il ne voit pas dans la religion le fondement du pouvoir, mais tout au plus un instrument

du pouvoir. Il peut être utile de se servir de la religion pour gouverner, mais l'Etat n'a pas

à rendre des comptes à l'Eglise. Selon Machiavel, le pouvoir ne vient ni de Dieu (contre

les théories du Droit divin), ni d'une convention (contre les théories du contrat social)

mais de la force. Il faut, dit-il « s'en tenir à la vérité de la chose ». Machiavel est un

réaliste.

L’adoption d’une manière d’agir en accord avec les grands principes religieux

comme l’acceptation de la souffrance, mépris des choses de ce monde, pardon des

offenses… conduit certainement à l’échec politique. Pour conquérir et conserver une

principauté, il faut avoir et exercer la force, ce qui est le contraire de la douceur

évangélique. Machiavel n’est pas pour autant antireligieux ou désireux de détruire l’église.

Il pense même que la religion peut favoriser le bon fonctionnement de l’Etat, à condition

que le prince utilise la religion et non pas qu’il soit contrôlé par elle. Il marque une hostilité

à l’égard de l’Eglise romaine. Loin de favoriser l’unité italienne, l’Eglise, par son mauvais

exemple, y a détruit tout sentiment de piété et l’a doté de tous les vices, sans oublier, sa

responsabilité dans la division politique du pays.

Les princes sont soutenus par les anciennes institutions religieuses, dont la

puissance est si grande, et la nature est telle, qu’elle les maintient en pouvoir, de quelque

manière qu'ils gouvernent et qu'ils se conduisent. Mais, le prince qui fait accroître la

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91

puissance de l’Eglise risque de perdre son Etat. Machiavel insiste là-dessus tout en accusant

les Français d’avoir laissé l’Eglise s’agrandir en disant :

Les Français n’y entendaient rien aux affaires d’Etat, parce que s’ils y avaient compris quelque chose, ils n’auraient pas laissé l’Eglise s’agrandir à ce point128.

C’est ce décri et ce déclin de l’idée de bien qui coïncide avec l’assomption de l’idée

du peuple. Par ailleurs, le médium de communication entre le philosophe et la cité, le bien,

disparaît. Le philosophe est totalement extérieur à la cité. Il la comprend mieux qu’elle ne

se comprend elle-même. Or, adopter ce point de vue, c’est poursuivre l’Eglise sur son

propre terrain. Machiavel occupe cette position pour, de là, attaquer ce qui fonde à la fois la

consistance autonome de l’Eglise et son droit d’intervention dans la cité : l’idée de bien.

Une fois que le corps politique aura été interprété comme une totalité close, advenue grâce

à la violence fondatrice et préservatrice, il sera établi que le « bien » apporté par l’Eglise

tend à détruire plutôt qu’à perfectionner la cité, que le bien n’a pas de support dans la

nature des choses humaines. Machiavel est plus un réformateur religieux qu’un philosophe.

Il veut changer les maximes qui gouvernent effectivement les hommes. En cela, il est le

premier grand penseur du libéralisme.

III.3.3 : La politique et la morale

Tout d’abord, entre les rapports de la politique et de la morale, les premières

questions qui se posent est de savoir : Machiavel rompt-il avec la tradition de la philosophie

politique antérieure ? La politique est-elle compatible à la morale ?

Machiavel s'oppose en tout cas à une tradition de philosophie politique héritée de

Platon, qui est idéaliste, philosophie politique qui a en vue un idéal, c'est-à-dire, une

exigence morale. Ainsi pour Platon, dans la République, le politicien doit être le

philosophe, qui connaît les Idées de bien, de justice, etc. La politique a d'ailleurs

explicitement pour tâche de rendre les hommes meilleurs, tâche normalement plutôt

religieuse... Plus tard, Jean Jacques Rousseau dans Du contrat social affirme que ceux qui

voudront traiter séparément la morale et la politique n'entendront jamais rien à aucune des

128 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 50

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92

deux. C’est Machiavel qui va résoudre ce problème. Avec lui, l’expérience moderne trouve

son expression propre, hors du contexte antique, très différent. Aristote considère la cité

selon sa fin. La cité est le seul cadre dans lequel l’homme puisse accomplir sa nature

d’animal rationnel, en pratiquant les vertus, inséparablement civiques et morales, qui lui

permettent de manifester son excellence. Il sait bien que la vie politique a sa pathologie, ses

révolutions, ses changements de régime souvent accompagnés de violence, mais concentrer

exclusivement le regard des hommes sur ces phénomènes ce serait leur faire perdre de vue

leur fin propre et celle de la cité. Machiavel, au contraire, nous persuade d’attacher notre

attention exclusivement, ou presque exclusivement, sur ces phénomènes. Il veut nous faire

perdre notre « innocence ».

Contrairement à la plupart des traités traditionnellement destinés à l'édification

morale du chef d'Etat, supposés l'encourager à l'usage vertueux et juste du pouvoir,

Machiavel pose rapidement qu'il n'y a pas de pouvoir vertueux s'il n'y a pas de pouvoir

effectif. Aussi, la question fondamentale dont il s'agit de partir n'est pas « comment bien

user du pouvoir selon les vertus morales et chrétiennes ? » mais « comment obtenir et

conserver le pouvoir ? ». En ce sens, Nicolas Machiavel n’a pas à faire avec l’homme en

tant qu’être moral, mais il a à faire avec l’homme en tant qu’être politique. Il a comme but

celui de la réussite du pouvoir. Or, cette réussite ne peut se faire que par l’usage des

moyens nécessaires. C’est pourquoi notre étude aboutit à la nécessité politique. Bien que

Machiavel n'ait jamais écrit la phrase « la fin justifie les moyens », qu'on lui attribue, elle

résume bien sa position sur le sujet. Pour lui, le but de la politique n'est pas la morale mais

la réussite. La politique est un art de la dissimulation au nom de l'efficacité. Cependant, la

finalité de la politique est d'instaurer de bonnes lois pour le bien du peuple. Mais il n'y a pas

de bonnes lois là où il n'y a pas de bonnes armes. Le prince n'est pas à proprement parler

immoral. Il est amoral en ce sens qu'il est au-dessus de la morale ordinaire. L'efficacité est

la morale du prince, car seul un pouvoir fort peut assurer la paix et garantir la moralité du

peuple129.

129 Maryvonne Longeart, http/www.ac-grenoble.fr/philo/sophie/articles.php, 13 Avril 2007 (18h17)

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Notre auteur avait déjà des notions politiques mais il n’était pas sûr et il avait

consulté les Anciens comme Platon, Aristote … Force est de constater que les Anciens

perdaient pédale du fait que pour eux, la politique va avec la morale. De toute façon,

Machiavel a remercié les Anciens en prenant sa position sur cette dernière. Il s’agit de

s’orienter vers lui-même, vers une théorie alternative, ou mieux encore comme suit :

renversement de valeur. Sur ce cas, on peut faire un tableau alternatif sur la question du

rapport entre politique et morale, et sur la signification du réalisme machiavélien en

politique :

POLITIQUE MORALE

Bien Mal

Mal Bien

Chez Machiavel, il y a une séparation entre la morale et la politique. En politique,

on parle de la nécessité étant donné qu’elle a son sens et sa justification. A titre d’exemple,

les évènements montrent que Socrate, dans un dialogue avec Calliclès, a mal fini et que

selon toute probabilité, Calliclès n’a pas mieux réussi. Mais plus rapidement, le surcroît de

la sagesse nous ramène à l’affirmation que le philosophe ne doit pas mettre le doigt dans

l’engrenage politique et que la politique de la nécessité ferait mieux de ne pas parler de la

morale.

Machiavel justifie sa recherche d’une philosophie politique réaliste par les

considérations des fondements de la société civile. Cela veut dire que par des

considérations sur l’univers dans lequel vit l’être humain, la justice n’a pas de fondement

naturel ni de supra-humain. Les faits humains sont trop changeants pour pouvoir être

soumis à des principes permanents de justice. C’est la nécessité plutôt que l’intention

morale qui détermine dans chaque cas la conduite censée à tenir. C’est pourquoi, la société

civile ne peut pas même aspirer à être juste, purement et simplement. Toute légitimité a sa

source dans l’illégitimité. Il n’est pas d’ordre social ou moral qui n’ait été établi à l’aide des

moyens moralement discutables. La société civile n’est pas enracinée dans la justice mais

dans l’injustice, et le fondateur le plus célèbre des empires est fratricide. Ce dernier fut

allusion à Romulus, frère jumeau de Remus. D’après l’histoire, Remus fut le fondateur et le

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premier Roi légendaire de Rome. A sa naissance, il fut exposé avec son frère dans une

corbeille abandonnée sur les eaux du Tibre ; les deux frères furent recueillis par une louve

qui les allaita. Après une vie de brigandage, ils fondaient tous les deux la future Rome. Au

cours de la fondation de la ville, Romulus tue son frère Remus. C’est dans cet ordre que

nous avons présenté le tableau d’alternance car il y a toujours une bonne et mauvaise

solution, le malheur veut que la bonne solution sur le plan moral soit souvent la mauvaise

sur le plan politique et inversement. D’où la nécessité qui doit accabler avec la stratégie en

politique.

Les hommes n’agissent honnêtement que s’ils sont contraints, il n’y a pas de morale

où il n’y a pas d’Etat. Dès lors, le fondateur ou le réformateur de l’Etat ne doit être soumis

à aucune règle morale. Il ne s'agit pas de se référer à des valeurs morales transcendantes

comme le faisait Platon dans La République, ni de poursuivre une utopie. La politique doit

s'exercer en tenant compte des réalités concrètes, ce qui fait nécessairement passer la

morale au second plan, et d'une marge de liberté entre la contingence de l'histoire (la

fortune) et le caractère cyclique et éternel de celle-ci.

Si le cynisme consiste à exprimer sans ménagement des opinions contraires à la

morale reçue, Machiavel mérite d’être appelé cynique. Mais, ce faisant, il se borne à

dévoiler les mécanismes sociaux et psychologiques d’une société elle-même, féroce et

imprudente. Il a décrit l’exercice réel du pouvoir en levant tous les masques et formulé de

manière irréprochable les impératifs du gouvernement et la Raison d’Etat. En un mot, le

machiavélisme est une méthode de gouvernement sans scrupule ni morale. Il est une

conduite loyale et perfide. Il désigne le système politique de Machiavel longtemps

considéré comme négation de toute loi morale. Il est une nouvelle vision politique. Le

machiavélisme est une doctrine sans pitié mais aussi un jeu de passions et d’intérêts qui

animent les forces opposées. En effet, cette politique est conçue par certains penseurs

comme une politique dépourvue de conscience, de bonne justice et de bonne foi. Le

machiavélisme, au rebours des apparences, en dépit de succès provisoires, ne triomphe pas

l’histoire humaine, en dernière analyse, il devient l’art de faire le malheur de l’humanité

tout entière.

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95

La doctrine politique de Machiavel reste pour la plupart des gens comme une

pratique politique qui garde une visée spécifique pour la prise et la conservation du

pouvoir. L’idée de machiavélisme s’attache exclusivement à une politique de moyens.

Cette politique est à la fois immorale parce qu’elle considère l’efficacité sans regard à la

morale. Machiavel est acteur de lui-même, il enseigne dans le monde d’aujourd’hui une

politique d’astuce. Cette politique, soit disant rusée, suscite également des révoltes et des

massacres. Bref, le machiavélisme est une conception de l’exercice du pouvoir qui

enveloppe des pratiques telles que la force et ses conséquences. Sur ce, l’Etat doit tenter de

corrompre un homme devenu dangereux. Il doit tuer pour instaurer la paix, mais certains

ont mal compris le machiavélisme en prenant les armes pour s’entretuer au lieu de

construire le pays.

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96

CONCLUSION

La philosophie politique est une activité rationnelle qui suspecte, mais aussi

s’enracine au cœur même de l’existence sociale des hommes. Le rôle du penseur politique

est alors d’établir, à partir du contexte spatio-temporel bien déterminé, une perspective

d’innovation susceptible, certes, de réaliser le bien commun, mais aussi l’aspiration du

prince à la cité. Machiavel révolutionne cette notion politique et invente la science

politique. Dans l’action politique, l’intérêt n’est plus d’accomplir un idéal parfois utopiste

ou religieux comme avec Rousseau, Marx…, mais de comprendre les jeux politiques des

hommes. Il nous amène à repenser la politique d’une façon plus claire et lucide en même

temps, à choisir non seulement la liberté mais aussi la nécessité. Ce présent travail de

recherche s’inscrit dans ce cadre : la stratégie et la nécessité politique machiavélienne.

Cette nécessité est d’une extrême jeunesse.

Dans la moitié du XVIème siècle, le problème de la guerre s’élargit à l’échelle

mondiale. Il y a des guerres civiles, des guerres idéologiques, des guerres religieuses etc.

Tout type de guerre touche en premier lieu les dépositaires du pouvoir. Il convient ainsi, à

ces derniers, de mettre en pratique certaines techniques qui peuvent aider le prince à garder

le pouvoir. C’est dans cette perspective que la nécessité politique a son sens et sa

justification pour les gouvernants. La politique est toujours envisagée comme un lieu de

conflit, parce qu’elle est le domaine où des intérêts divergents s’affrontent sans cesse. Le

Prince explique donc comment il est possible de prendre et de conserver le pouvoir, sans

laisser de coté, les qualités requises d’un dirigeant. Par là, l’auteur rompt avec la

philosophie politique classique, héritée de l’Antiquité et transmise aux Modernes par

l’humanisme de la Renaissance. Celle-ci réfléchissait sur la condition humaine afin de

mettre en œuvre le meilleur type de régime possible.

La stratégie et la nécessité politique de Machiavel à travers le Prince se base sur les

considérations d'intérêt, de sécurité, et de puissance militaire, qui incite le prince à créer les

conditions de la République où il faut lutter contre les puissants, protéger les humbles,

armer le peuple et non s'armer contre lui. Tout au long de notre analyse, concernant la

spécificité politique, il faut que le prince doive être immoral et amoral. La réduction des

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Etats en un Etat et la résolution des conflits humains tiennent une grande part, pour garder

le pouvoir. Le prince doit savoir contrôler toute attaque venant d’un pays étranger et avoir

des espions pour contrôler les opinions des hommes, qui changent de temps en temps. Par

ce changement d’opinions, les opposants sont capables de toute manipulation pour semer

des troubles dans le pays. Le prince, devant cette alternative, doit prendre des solutions,

bonnes ou mauvaises, peu importe. Il s’agit là d’une nécessité, à cause de la faiblesse et de

la lâcheté du peuple. De ce fait, un prince, qui veut conquérir et durer au pouvoir, doit

compter sur la nécessité, sur la puissance de suivre le mouvement de la vie politique qui est

toujours instable ; car : « La nature des peuples est changeante et il est aisé de les persuader

d’une chose, mais difficile de les garder en cette persuasion. »130

Effectivement, le prince doit s'assurer contre ses ennemis, de se faire des amis, de

vaincre par force ou par ruse, de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et respecter

par les soldats, de détruire ceux qui peuvent et doivent lui nuire, de remplacer les anciennes

institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère et gracieux, magnanime et libéral, de

former une milice nouvelle et dissoudre l'ancienne, de ménager l'amitié des rois et des

princes, de telle manière que tous doivent aimer à l'obliger et craindre de lui faire injure. Il

doit se montrer comme un homme valeureux, courageux et sage pour gouverner son pays.

Cependant, il n’y a point de valeur à massacrer ses concitoyens et à livrer ses amis, à être

sans foi, sans pitié, sans religion ; tout cela peut faire arriver à la souveraineté. Mais un

homme qui veut être parfaitement honnête au milieu de gens malhonnêtes ne peut manquer

de périr tôt ou tard. Machiavel a décrit l'exercice réel du pouvoir politique, ce que les

gouvernants font effectivement. Les concepts fondamentaux de la philosophie politique de

Machiavel sont les suivants : premièrement, le prince, entendu comme souverain, celui qui

exerce le pouvoir réel. Ensuite, la fortune, ensemble de circonstances complexes et mobiles,

devant lesquelles l'homme est impuissant s'il n'utilise, au bon moment, le bon moyen :

l'occasion propice à l'initiative audacieuse. Puis, la « virtù », à ne pas confondre avec la

vertu au sens traditionnel du terme, les qualités du sage, qui désigne l'énergie dans la

conception et la rapidité dans l'exécution, la résolution et la ruse, le « génie politique », en

130 Nicolas Machiavel, Le Prince, p. 43

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quelque sorte. Mais, bornons-nous donc à conclure qu'on ne saurait attribuer à la fortune ni

à la vertu l'élévation qu'il obtint sans l'une et sans l'autre.

Certains hommes pensent que pour gouverner, le dirigeant doit être bon, tandis que

pour d’autres, il doit être méchant. Mais comme les hommes sont méchants, et toujours

près à manquer à leurs paroles, le prince ne doit pas se montrer bon. Ce manque de

sentiment du prince peut être justifié par le fait que les hommes sont méchants et égoïstes.

Machiavel est très clair, car il veut que le prince soit un homme talentueux, capable de

maintenir la paix et la sécurité. Le prince doit être à la fois bon et méchant. L’essentiel pour

lui est de bien jouer le personnage. Il doit connaître son rôle pour bien feindre afin

d’aboutir à son but. Il peut entrer dans la voie du mal si nécessaire sans pour autant faire

abstraction du bien. Voila pourquoi :

C’est la passion de l’Etat qui inspire Machiavel, et qui fait que le prince, investi de ces responsabilités exceptionnelles, se trouve placé hors du commun et doit savoir entrer dans la voie du mal si nécessaire mais savoir aussi ne s’éloigner pas du bien qu’il peut131.

La réussite politique nécessite que l’on utilise la violence et la ruse, de manière

combinée : il est impossible de prendre et de conserver le pouvoir si l’on n’est pas à la fois

« renard et lion ». La force et la ruse doivent s’exercer simultanément pour valoriser le

statut du prince, en tant qu’homme d’Etat. A cet égard, il est impossible de disculper

entièrement Machiavel du "machiavélisme". Mais, il ne s’agit pour lui ni de préconiser

systématiquement la répression sanglante, ni de prescrire la fourberie de manière absolue.

Le prince doit gouverner incontestablement, si possible dans la paix. Il entend donc mettre

en place les conditions d’une économie de la force et de la ruse. Sans oublier qu’un simple

particulier peut accéder au pouvoir suprême de quatre manières différentes : le mérite, la

fortune, le crime, la faveur du peuple ou des Grands. Pour le mérite, il s’agit de savoir

utiliser l’occasion accordée par la fortune.

Machiavel propose une attitude qui permet à l’homme avide de pouvoir de parvenir

à ses fins. Que l’amoralité de nos actes soit dissimulée sous un masque de vertu, voilà l’une

des plus essentielles leçons de Machiavel. Pour bien comprendre la portée de cette

invective, il faut savoir qu’elle présuppose la radicale séparation de l’éthique et de la praxis. 131 FROLOV (Dr), Dictionnaire des philosophies, p. 367

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La moralité n’est qu’une illusion destinée à tromper les naïfs, ce qui importe réellement,

c’est la réalité effective de chaque chose, c’est-à-dire, son utilité dans la lutte contre toutes

les autres volontés de puissance. Plutôt que de partir de ce qui devrait idéalement être,

Machiavel se propose de partir de la "vérité effective" des choses. Or, en politique, celle-ci

concerne avant tout le conflit entre les hommes et la nécessité de réguler par les moyens les

plus efficaces, leurs relations.

Bref, on a surtout retenu du Prince, les conseils cyniques relatifs à la dissimulation,

à l'exercice du secret et de la manipulation résumés dans la sentence bien connue : qui veut

la fin veut les moyens. Le machiavélisme est une doctrine qui assure la victoire. Il devient

un guide pour tous les princes ou chef d’Etat du monde sur le maintien et la conservation

du pouvoir. L’homme d’Etat idéal doit posséder le talent, le mérite, le courage et la sagesse.

C’est-à-dire, il doit être en mesure de voir la réalité telle qu’elle est et d’agir en

conséquence : il s’en tient au bien, s’il le peut, mais sait entrer dans le mal, s’il le faut. De

là s’explique que le machiavélisme devient non seulement systématique mais raisonnable.

Car, bon nombre de chefs d’Etats mettent en technique tout l’art de cette doctrine.

Actuellement, le machiavélisme se trouve dans toutes les techniques de l’art de gouverner

les hommes. Il a des règles de la prise du pouvoir, de la conservation et du renforcement de

ce pouvoir. La réalité de ces règles sont les techniques modernes du coup d’Etat,

l’envahissement d’un pays par la guerre, la conquête légale du pouvoir par l’usage des

coutumes et l’abus des procédés par le système démocratique. Le résultat en est que

certaines élites du tiers monde utilisent le machiavélisme sans le maîtriser. La preuve en est

qu’ils ont divisé leurs pays au lieu de les unir. Cette doctrine n’est rien d’autre que le

moyen. A ce sujet Raymond ARON affirme que :

Le machiavélisme est bien, dans l’interprétation vulgaire, devenu la doctrine des rois et des princes, une théorie des moyens, la fin supposée étant pour chacun la puissance propre132.

Aujourd’hui, Machiavel est présenté comme un homme cynique dépourvu d’idéal,

de tout sens moral et d’honnêteté, ce que définit l’adjectif machiavélique. Sa stratégie

politique fait abstraction de la morale. En définitive, la politique machiavélienne n’est pas

132 Raymond ARON, Machiavel et les tyrannies modernes, p.75

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sage car elle a divorcé avec la morale. Sa politique ne regarde que la nécessité et par là, elle

piétine la dignité humaine et la souveraineté du peuple. La conception politique de

Machiavel ne va pas de pair avec celle de la philosophie en tant que telle, car c’est la pire

loi de la jungle, là où la raison du plus fort fait justice. Machiavel ramène les rapports de

pouvoir à des rapports de nécessité.

En un mot, le Prince, comporte un profond calcul du pouvoir. D’une part, il aide le

dirigeant surtout dans l’organisation des troupes armées pour se protéger. D’autre part, il

animalise le dirigeant pour qu’il ne regarde que la nécessité et prend l’action de tuer. De ce

dernier côté, il incite le peuple à se soulever contre un dirigeant machiavélique. Machiavel

discerne, analyse et exploite les ressorts, bons comme mauvais, qui conduisent un homme à

se maintenir au pouvoir. Surtout, il le fait avec détachement, sans jugement de valeurs. En

effet, partout dans le monde, il existe certains principes fondamentaux du machiavélisme.

Mais les politiciens ont du mal à se déclarer machiavélique. Ils appliquent ce système sans

se rendre compte.

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101

BIBLIOGRAPHIE

I - ŒUVRES DE NICOLAS MACHIAVEL :

1. Œuvres complètes, Introduction par Jean Giono, Texte présenté et annoté par Edmond

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2. Le Prince, P.U.F., Paris, 1989, 192 pages.

3. Le Prince, Collection Gallimard, Paris, 1980, 146 pages.

4. Le Prince ,Traduction par Yves Lévy, Edition Garnier Flammarion, France, 1983, 231 pages.

5. Le Prince, Edition librairie générale française, Paris, 2000, 192 pages.

6. Le Prince, Traduction de Jacques Gohory, Edition Gallimard, Paris, 1980, 286 pages

7. Le Prince, Traduction de Jean Anglade, Edition livre de poche, Paris, 1972, 303 pages.

8. Discours sur la Première Décade de Tite-Live, Traduit par Christian Bec, Collection

Bouquins, Paris, 1996, 654 pages.

9. Discours sur la Première Décade de Tite-Live, Traduit par Toussaint Guiraudet, Edition

champs Flammarion, Paris, 1986, 362 pages.

II – ŒUVRES SUR MACHIAVEL :

10. ABDOU (Attoumane), La nécessité de la psychologie dans la stratégie politique de

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11. ARON (Raymond), Machiavel et les tyrannies modernes, Edition de Fallois, Paris, 1993,

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12. BARINCOU (Edmond), Machiavel par lui-même, Edition du Seuil, Paris, 1972, 191 pages.

13. NAIR (Sami), Machiavel et Marx, Edition P.U.F., Paris, 1970, 235 pages.

14. NAÏR (Sami), Machiavel et Marx, Philosophie d’aujourd’hui, Collection dirigée par P.U.F.,

Edition Seghers, Paris, 1984, 188 pages.

15. ROUSSEAU (Claude), Profil d’une œuvre : Le Prince, Machiavel, Edition Hatier, Paris,

1973, 194 pages.

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16. SENELLART (Michel), Machiavélisme et la raison d’Etat, Edition P.U.F., Paris, 1989,

339 pages.

17. VEDRINE (Hélène), Machiavel ou la science du pouvoir, Collection dirigée par André

Robinet, Edition Seghers, Paris, 1972, 188 pages.

III - DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPEDIES :

18. AUROUX (Sylvain), Dictionnaire des auteurs et des thèmes de la philosophie, Paris,

Editions revue et augmentée, 1996, 227 pages.

19. BARAQUIN (Noëlla), Dictionnaire des philosophes, Armand Colin Editeur, Paris, 1997,

336 pages.

20. DENIS (Huisman) et CLAUD (D), Encyclopédie de la psychologie générale, Edition

Fernand Nathan, Paris, 1972, 426 pages.

21. DUROZOI (Gérard) et ROUSSEL (André), Dictionnaire de philosophie, Nathan, Paris

1990, 370 pages.

22. FROLOV (Dr), Dictionnaire des philosophes, Edition du Progrès, Moscou, 1985,

568 pages.

23. LAGANE (René), NIOBEY (Georges) et CASALIS (Didier), Collection, Petit dictionnaire

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24. Petit Larousse illustré, 17 Rue du Montparnasse, 75298 Paris Cedex 06, 1988, 1804 pages.

IV - PENSEE POLITIQUE :

25. BATTISTINI (Yves), Les Trois présocratiques : Héraclite, Parménide, Empédocle, Préf.

Par René Char, Edition Gallimard, Paris, 1988, 190 pages.

26. POPKIN (R.A.), STROLI (H.), FELLER (F.W.), Philosophie efficace, Edition Zélos, Paris,

1986, 351 pages.

27. ROUX-LANIER (Catherine), Le temps des philosophes, Avec la collaboration de Laurent le

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28. VERGEZ (André) et HUISMAN (Denis), Histoires des philosophes, Préface de Ferdinand

Alquin, Fernand Nathan, Paris, 1966, 445 pages.

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103

29. STRAUSS (Léo), Qu’est-ce que la philosophie politique ? Traduit de l’anglais par Olivier

SEDEYN, P.U.F., Paris, 1992, 297 pages.

30. STRAUSS (Léo), Droit naturel et historique, Bibliothèque de la philosophie, Dits et Ecrits,

Paris, 1997, 283 pages

31. WERNER (Charles), La philosophie grecque, Edition Payot, Paris, 1964, 209 pages.

V - AUTRES OUVRAGES :

32. ARISTOTE, La politique, Traduction nouvelle et notes par Jean Tricot, J. Vrin, Paris, 1977,

595 pages.

33. BUCHHOLZ (Rogene A.), Fundamental Concepts and Problems in Business Ethics,

Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1989, 98 pages.

34. DION (Michel), L’éthique ou le profit, Fides, 1992, 185 pages.

35. HOBBES (Thomas), De La nature humaine, Paris, P.U.F., 1971, 128 pages.

36. HOBBES (Thomas), Les citoyens ou les fondements de la politique, Edition Flammarion,

Paris, 1982, 408 pages.

37. MANGALAZA (Eugène Régis), Lire et comprendre Platon, Publication du département de

philosophie, Centre Universitaire Régional de Tuléar : Tsiokantimo, 1979, 87 pages.

38. MONTESQUIEU (Charles), Analyse de l’esprit des lois, Tome II, Librairie Larousse, Paris,

1962, 162 pages.

39. NIETZSCHE (Frédéric), La volonté de puissance, Essai de transmutation de toutes les

valeurs, Traduit de l’Allemand par Henri Albert, Librairie générale Française, Paris, 1991,

604 pages.

40. PHILIPPE (Guilhaume), Lettre ouverte à tous les Français qui ne veulent plus être pris que

pour des cons, Edition Allin Michel S.A, 75014, 22 rue Huyghens, Paris, 1992, 160 pages.

41. QUERMANE (Jean Louis), Les régimes politiques occidentaux, Edition du Seuil, Paris,

1986, 321 pages.

42. ROUSSEAU (Jean Jacques), Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, Textes

établis par Henri Guilhemum, Union générale, Edition Flammarion, Paris, 1973, 331 pages.

43. La Fontaine (Jean de), Fables, Librairie générale française, Paris, 1972, 20 pages.

44. WEIL (Eric), Philosophie et réalité, Edition Bauchesne, Paris, 1982, 404 pages.

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104

45. OTIS (Louise), « Ethique et travail : un défi vers l’égalité », L’éthique au quotidien,

Montréal, Québec/Amérique, 1990, 224 pages

46. VAN PARIJS (Philippe), Sauver la solidarité, Les éditions du Cerf, Paris, 1995, 214 pages

VI – WEBOGRAPHIE :

47- Malcom-X, http://www.vulgum.org/spip.php, Samedi 03 Juin 2006 (20h 45)

48- Maryvonne Longeart, http//www.ac-grenoble.fr/philo/Sophie/articles, 13 Mars 2007 (18h17)

49- Encyclopédie Agora, «Nicolas Machiavel»,

http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Nicolas_Machiavel, 05 Décembre 2006

50- Jean-Marie Tremblay, Professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi, « Les classiques des

sciences sociales », http://www.pages.infinit.net/sociojmt, 30 Mai 2004.

51- Wikimedia Foundation, « Encyclopédie libre », http://fr.wikipedia.org/wiki/Marketing, 30

Avril 2008 (09h 11).

52- Wikimedia Foundation, « Encyclopédie libre », Http//www.wikipedia.org/wiki/Le

prince#cite_note-0, 18 décembre 2007 (14h 22).

53- Microsoft Corporation, Encyclopédie Encarta, Version 2005.

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TABLETABLETABLETABLE DEDEDEDESSSS MATIERESMATIERESMATIERESMATIERES

REMERCIEMENTS…………………………………………………………………… ……. 01 INTRODUCTION……………………………………………………………………… ……. 02 PREMIERE PARTIE : LA SPECIFICITE DE LA POLITIQUE MACHIAVELIENNE……………… ……………………………. 07

CHAPITRE 1 : LES PRINCIPES MACHIAVELIENS………………………… …… 08 I.1.1 : L’immoralité et l’amoralité de Machiavel………………………………….. 10 I.1.2 : La morale individuelle et le but de la pensée machiavélienne……………… 12 I.1.3 : L’action politique dans la principauté mixte………………………….......... 13

CHAPITRE 2 : LA CONQUETE DU POUVOIR ET L’ART DE GOUVERNER………………….…………………………………….. 16

I.2.1 : La réduction des Etats en un Etat…………………………………………... 17 I.2.2 : La résolution des conflits……...………………………………………........ 20 I.2.3 : Les exigences du prince dans la conservation du pouvoir…………………. 23

CHAPITRE 3 : L’ART POLITIQUE DU PRINCE DANS L’EXE RCICE DU

POUVOIR………………………………………………………….. 24 I.3.1 : La place de la ruse………………………………………………………… 26 I.3.2 : La place de la force……………………………………………………….. 29 I.3.3 : L’art du paraître…………………………………………………............... 32

DEUXIEME PARTIE : L’ANALYSE POLITIQUE DE MACHIAVEL ………...……... 36 CHAPITRE 1 : LE RAPPORT ENTRE MACHIAVEL ET LE PRINC E………… 37 II.1.1 : La place de l’opinion et l’opposition du prince….…………………….... 37 II.1.2 : La politique comme lutte perpétuelle…………………………………… 41 II.1.3 : L’anthropologie machiavélienne............................................................... 45 CHAPITRE 2 : LES PRINCIPES MORAUX DANS L’ART DE GOUVERNER……………………………………………………… 49 II.2.1 : Le prince et l’Etat………………………………………………………. 50 II.2.2 : Le prince et le peuple………………………………………………....... 52 II.2.3 : Le prince et la « virtù »………………………………………………… 57

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TROISIEME PARTIE : LES APPORTS CONCEPTUELS DE MACHIAVEL……… 62 CHAPITRE 1 : LA MODERNITÉ MACHIAVÉLIENNE ………………………... 63 III.1.1 : Le rapport de la fortune avec la « virtù »…………………………………. 64 III.1.2 : La vérité effective et la nécessité de la psychologie……..…..………... 70 III.1.3 : L’éthique de la violence et ruse…………………................................... 73

CHAPITRE 2 : LE ROLE PRINCIPAL DU PRINCE……….. …………………… 76 III.2.1 : L’usage de la loi et l’élaboration du meilleur régime politique……...... 77 III.2.2 : Le couteau à double tranchant………………………………………… 82 III.2.3 : Le rôle de la crainte et de l’amour dans le maintien du pouvoir……… 84

CHAPITRE 3 : LES GRANDS TRAITS DE LA CONCEPTION POLITIQUE DE MACHIAVEL ………………………………………………………... 87 III.3.1 : La politique et l’histoire……………………………………………….. 88 III.3.2 : La politique et la religion…………………………………………........ 89 III.3.3 : La politique et la morale………………………………………………. 91

CONCLUSION…………………………………………………………………………… 96 BIBLIOGRAPHIE ……………………………………………………………………….. 101 TABLE DES MATIERES ……………………………………………………………….. 105