LiteraruS 6, 2014 (¹ 3 en langue française)le nerlandais ..... 87 ACTUALITE Légend’Air en...

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REVUE HISTORIQUE, CULTURELLE ET LITT ÉRAIRE LiteraruS 6, 2014 ( ¹ 3 en langue française)

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  • REVUE HISTORIQUE, CULTURELLEET

    LITTÉRAIRE

    LiteraruS 6, 2014 (¹ 3 en langue française)

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    La revue est publiée en Finlandeavec le soutien du Ministère de l’éducationet de la culture de la Finlande

    ISSN-L 2323-198X ISSN 232 3-198X

    Rédactrice en chef

    Ludmila Kol

    Rédactrice adjointe

    Julie Laloi ( France )

    Comité de rédaction

    Alexandre Avelitchev ( Belgique )Olga Bainova ( Belgique )Ludmila Kol ( Finlande )Igor Volovik ( France )

    Création graphique

    Tania Varonen

    Web

    Evgueni Malitski

    La revue a 6 parutions par an dont N°N°1 – 4 en langue russe

    tél. rédaction/abonnements

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    Editeur

    LiteraruSY-tunnus : 1538941-8

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    © LiteraruS, 2014

    2003-20132003-2013

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    REVUE HISTORIQUE, CULTURELLE ET LITTÉRAIRE

    SOMMAIRE

    POEMESPoésie russe (Traduit par Vladimir Sergueev) ......................................................................... 5EURONEWSHelsinki : ......................................................................................................................................... 9NOTRE HISTOIRE D’HIER ET D’AUJOURD’HUITimo Vihavainen. Saint-Pétersbourg vu par les Finlandais ...................................... 10ARCHIVES HISTORIQUESJournal de Stéphane Gavr ilenko ( par Jean Gavrilenko ) ......................................... 14PROSE RUSSE CONTEMPORAINEZinaïda Linden. La funambule ............................................................................. 26Ludmila Kol. La petite fille du pays N+1 ............................................................... 29PHOTOSShanghai d’aujourd’hui ..................................................................................... 34MEMO IREMarianne Juquelier-Verigin. Mon Père ................................................................ 36ARTArts graphiques ................................................................................................... 63COMMENTA IREBarbara au cœur d’un festival ( Igor Volovik )........................................................ 65Les artistes russes et le Père Castor ( Céline Rousseau ) .......................................... 68EMIGRATION RUSSE EN FRANCEL’histoire d’une famille russe. Jean Liamine. ( Interview par Julie Laloi ) ................... 73LANGUES ET CULTURESLe hasard du bonheur ........................................................................................ 78Catherine Gravet ( interview par Olga Bainova )...................................................... 79Anne Del izée. Olga Gortchagina. Eugène Hins, un pont entre la Russie et le mondefrancophone .................................................................................................................................... 80Anne Godart. Maurice Carême ( 1899–1978 ). Traduction et hasard du bonheur............. 83Benoît van Gaver. Portrait d’Emmanuel Waegemans, traducteur du russe versle néerlandais ................................................................................................................................. 87ACTUA LITELégend’Air en Limousin : les ailes à l’honneur ( Philippe Dardant ) .................................... 90Vernissages ..................................................................................................................................... 94

    Illustrations : peintre Boris Zabirokhin ( Saint-Pétersbourg )Page 1 : Loup garouPage 2 : Esprit de forêt

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    NOTRE HISTOIRE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

    Timo VihavainenTimo Vihavainen

    Professeur d’h istoire de laRussie à l’Université d’Helsinki

    Saint-Pétersbourgvu par les

    Finlandais.Deuxième moitié

    du XIXe siècle.

    Vue d’ensemble de la ville,curiosités touristiques, jubilé

    La grandeur de Saint-Pétersbourg a marquétous les auteurs. Co mme le rapportait lecorrespondant du journal de Turku, Saint-Pétersbourg, métropole mondiale, était le« nouveau monde » pour tous ceux qui,jusqu’à leur rencont re avec cette ville,n’avaient vécu que dans les petites capitalesdes pays scandinaves. Rien que la Nevadonnait l’impression d’un fleuve puissant,sans égal en Europe. Le bâtiment de l’État-major était le plus monumental au monde.Les ponts gigantesques, le Palais d’hiver, lacathédrale Saint-Isaac marquaient bien sûrles esprits des touristes, et les journalistesqui avaient visité la ville ne manquaient pasde tout décrire à leurs lecteurs. Le châteaudes Ingénieurs, la cathédrale Pierre-et-Paul,le Jardin d’Été, la cathédrale Notre-Dame-de-Kazan et autres curiosités touristiquesfaisaient constamment l’objet d’articles quine cessaient de surprendre. Les dimensionsdes édifices ne la issaient personneindifférent. Même les maisons d’habitationde Saint-Pétersbourg étaient tellementgigantesques qu’il semblait qu’une seuled’entre elles pouvait loger la populationentière d’une petite ville finlandaise.

    La perspective Nevski sem blaitparticulièrement attirer les Finlandais. En

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    NO TRE HISTOIRE D ’HIER ET D’AUJOURD’HUI

    effet, un des auteurs du journal de la villede Turku posa cette question rhétorique :« Qui, enfant, n’a pas tenté de s’imaginercette rue des mille et une nuits ? »

    On pouvait ressentir un plaisir immenserien qu’en observant les scènes de rue. Celava san s dire qu’ il y régnait uneeffervescence permanente. La bigarrure dela ville était frappante : landaus luxueux demembres de la haute société côtoyaientcharret tes et télègues de paysans. Lequartier délimité par la rue Sadovaïa et laperspective Nevski portait le sceau del’Euro pe, mais dan s les magasins, onpouvait acheter à la fois de quoi s’habiller àla dernière mode parisienne et de simplesproduits russes.

    Cette extraordinaire diversité se retrouvaitaussi dans toutes les tavernes de Saint-Pétersbourg. Étaient assis côte à côte deshommes en haillons, des bureaucrates enuniform es défraîchis qui lisaient leurjournal, des mères e t leurs enfants quibuvaient leur soupe, des marchands venusboire un thé et des « saints hommes », despopes qui forçaient sur la vodka. Parfois,tous ces gens commençaient à chanter, puisse battaient pour ensuite se réconcilier ets’embrasser. L’aut eur s’étonnait quepersonne n’ennuie personne et qu’il n’y aitpas de « débauche grossière comme il y enavait chez nous ».

    Les visiteurs de Saint-Péter sbourgsavaient que la population de la capitaleimpériale s’élevait à un million d’habitants,c’est-à-dire la moitié de celle de toute laFinlande. L’ombre majestueuse de Saint-Pétersbourg paraissait menaçante. En 1883,avant la recrudescence de la polémique anti-finlandaise dans la presse russe, le rédacteurdu journal Hämäläinen écrivait : « Lacoupole de la cathédrale étincelle d’or pur.De l’or, de l’or partout, seulement de l’orpur ! Si l’on se rap pelle que Moscou estencore plus riche que Saint-Pétersbourg, sil’on se rappelle les rich essesincommensurables qui sommeillent dans les

    profon deurs de la Russie, dans sesinnombrables monastères, ses usinescolossales et ses terres fécondes, quand onvoit ses casernes qui s’étendent à l’infini,ses régiments héroïques, il ne faut pass’étonner que la Russie possède une tellepuissance. »

    Bien sûr, continue l’auteur, l’on pouvaitse réjouir de ces richesses colossales et decette beauté extraordinaire, sorties toutdroit du perfectionnisme et de l’esprit del’homme. Mais il faut souligner que leFinlandais, qui avait compris la forceincroyable de la Russie, avait le cœur quisaignait et il ne pouvait que se plaindremalgré lui : « Oh, toi, Belle Finlande ! Tu esmaintenant aux mains d’un fiancé qui veut,et peut, t ’étreindre jusqu’à la mort ! »

    Les intentions que nourrissait la Russie,l’auteur les a comprises grâce aux journauxrusses, car ils en par laient quasi tous lesjours. S’il est vrai que la Finlande avait sapropre constitution et que la parole del’empereur était to ujours sacrée, toutpouvait changer et, d’ailleurs, la Russien’était déjà plus la même que dix ansauparavant.

    Saint-Pétersbourg était la ville dudivertissement sans fin. Il en était ainsi danstoutes les grandes villes, mais Saint-Pétersbourg se distinguait toutparticulièrement. Le divertissement necessait jamais, une véritable allégresserégnait sur la ville . En vérité, Saint-Pétersbourg ne s’éveillait que la nuit. Lespièces de théâtre débutaient vers 20h, 21h,voire 22h, et se terminaient après minuit.Les bals, quant à eux, ne commençaientqu’à m inuit. Après cela, les gens sedirigeaient vers les restaurants, puis serendaient en dehors de la ville, chez lestsiganes. Bien sûr, les gens travaillaient,mais la journée de travail ne commençaitqu’à midi, et encore, cela ne concernait queles classes inférieures. Pour les personnesde plus haut rang, le travail commençaitencore plus tard.

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    NOTRE HISTOIRE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

    Il y avait à Saint-Pétersbourg des saisonsde fêtes, telles les « nuitspétersbourgeoises » qui se tenaient en hiver.Les plus importantes étaient la maslenitsaet la Pâque. Les journaux finlandaisdécrivaient perpétuellement la maslenitsa,mais tous en dressaient un tableau plus oumoins similaire. Il est évident que cespectacle ne cessait d’éblouir à chaque foisles Finlandais, qui n’avaient jamais rien vude tel chez eux ou dans d’autres pays. Ilscomparaient parfois la maslenitsa aux nuitsde Naples ou du Bosp hore. Ils parlaientparfois aussi de « semaine folle ». On nesavait où donner de la tête : toboggan deglace, carrousels, théâtres de rue. Partouton vendait des blinis, toutes sortes deboissons, on jouait de la musique. Il y avaitsur le Champ de Mars un grand nombred’attractions de to utes sortes et l’onconstruisait de véritables palais de glace surla Neva gelée.

    Les « veikkos »1 finlandais étaient unecaractéristique tout e particulièr e de lamaslenitsa. Les paysans de l’Isthme deCarélie venaient avec ces luges pourproposer des balades aux Pétersbourgeois.Parfois, on pouvait en compter entre six ethuit milles. Les veikkos étaient plutôtconsidérés comme une attraction comique.On s’amusait de ces paysans venus du finfond de la Finlande qui arrivaient dans lagrande ville. Les jo urnaux finlandais enparlaient aussi, d’une plume assez ironique.Le journal Åbo tidning parlait des « traitsgrossiers » (lit téralement : « figures tailléesà la hache ») des veikkos, les cochers, quine connaissaient pas la ville et ne faisaientpas la différence entre la gauche et la droite.Ils étaient néanmoins populaires, car lespromenades en luge étaient bon marché ;visiblement, ils ne comprenaient pas nonplus la valeur de l’ argent. Les cochersétaient honnêtes, mais pas toujours trèsintelligents. Il arrivait parfois qu’ils perdentleurs chevaux après avoir accédé à laproposition de quelques clients

    malhonnêtes d’aller se reposer pendantqu’eux-mêmes prenaient les rênes pourfaire des tours de luge dans la ville.

    De nombreuses publications portent aussisur la Pâque, dans lesquelles les auteurss’étonnent à chaque fois d’une coutume :l’échange de baisers de Pâques. Danscertains cas, cela to urnait à la débauche,quand les paysans buvaient l’équivalentd’une année entière de consommation devodka.

    En été, il y avait également beaucoup dedistractions. En général, les habitants deSaint-Pétersbourg menaient une viemondaine tout au long de l’année, mêmelorsqu’ ils étaient à la datcha. Ils s’yrendaient au prin temps en grandescaravanes. En été , des milliers dePétersbourgeois adoraient se rendre en trainau « vokzal » (Vauxhall) de Pavlovsk. Là-bas, un Finlandais se sentait « comme unpaysan de Sotkamo à la foire de Kajaani ».Lors de l’Assemblée de la noblesse à Saint-Pétersbourg, des bals masqués é taientsouvent organisés, auxquels pouvaientparticiper à la fois les membres de lanoblesse et les gens « normaux ».

    À la cour, bien sûr, des bals impériauxgrandioses étaient régulièrement organisés.Il arrivait parfois que des invités finlandaisécrivent à ce sujet. Les bals qui se tenaientau Palais d’hiver p ouvaient accueillirjusqu’à 3000 invités. Des fêtes grandiosesétaien t organisées en l’honneur deschevaliers de l’ordre de Saint-Georges, surlesquels un correspondant finlandaispouvait parfois révéler quelques anecdotes.

    Il arrivait souvent que des Finlandais yrencon trent l’empereur lui-même. Cedernier était souvent présent auxmanœuvres à Krasnoïe Selo, où la Gardenation ale finlan daise remp ortaitfréquemment les pr ix de tirs. D’unemanière générale, l’on parlait souvent dansles journaux de la v ie des campements àKrasno ïe Selo et des succès qu’yrencontraient les Finlandais. D’ailleurs, un

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    N OTRE HISTOIRE D ’HIER ET D’AUJOURD’HUI

    TVTV

    Finlandais de la garde impériale a fait partde ses souvenirs : il a dit s’être étonné de lasimplicité des mem bres de la f amilleimpériale et du style de vie spartiate desjeunes Grands-princes. Ils ét aient tousd’une amabilité extraordinaire et essayaientde parler un petit peu finnois avec lui.2

    1 Ndt : sorte de luge tirée par deschevaux ; ce terme désigne également lecocher de cette luge.

    2 Ce texte est un extrait de l’article« Saint-Pétersbourg à travers le regard decorrespondants finlandais. Deuxième

    moitié du XIXe siècle. », qui fait lui-mêmepartie du recueil « Helsingfors – Saint-Péterbourg. Les pages de l’histoire.Deuxième moitié du XIXe – début du XXesiècle », dir. T. Vihavainen etS.G. Kachtchenko. Saint-Pétersbourg.Nestor Istoria. 2012.

    Traduit par Céline Curverset révisé par Maxence De Mey

    et Lola Decamps.Sous la rédaction de Anne Delizée.

    Faculté de Traduction et d’Interprétation –Ecole d’Interprètes Internationaux,

    Université de Mons, Belgique

    Olga Biantovskaïa. Jardin d’Eté à Saint-Pétersbourg. Le matin.

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    ARCHIVES HISTORIQUES

    Journal de Stéphane GavrilenkoSoldat russe en France

    1916-1920

    par Jean Gavrilenko, fils de Stéphane

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    PROSE RUSSE CONTEMPORAINE

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    VR

    Zinaida Linden

    La funambule

    C’était notre dernier rendez-vous. Il en avaitdécidé ainsi.

    Moi, je n’étais pas d’accord. Mais on nepeut rien faire face à ces têtes de mules deFinlandais.

    À vrai dir e, je ne le connaissais pasvraiment. Enfin, si, je le connaissais, maisseulement dans le sens biblique du terme.Au bout de deux semaines, il avait reprisses esprits et il avait décidé que toute cettehistoire n’était ni bonne ni correcte. Ilm’avait fait tout un discours. Au lit. Il y aune demi-heure.

    J’ai une petite particularité : je suis mariée.À un autre. À un autre qui se trouveactuellement à Sh anghai en voyaged’affaires.

    J’ai l’habitude de mener une double vie.Déjà autrefois, j’agissais ainsi quand jevivais chez mes parents. Une vie de bonnesnotes et de robes d’école bien repassées que

    Zinaïda Linden

    Née à Leningrad,diplômée enphilologie scandinavede l’Université deLeningrad, ZinaïdaLinden vitactuellement à Turku.Prosatrice, elle écriten russe et en suédoiset est l’auteure deromans et denouvelles, dontcertains ont égalementété publiés en Russie.Zinaïda Linden est lepremier écrivaind’origine étrangère àavoir reçu le prixRuneberg, une desrécompenses littérairesfinlandaises les plusprestigieuses.

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    PRO SE RUSSE CONTE MPORAINE

    je viv ais pour mam an et mes grands-parents, et une aut re de conversationssecrètes au téléphone et de cigarettes, pourmoi.

    Tromper mon mari ne me pose pas deproblème. En fait , si, ça me dérange, maispas du point de vue éthico-moral, maisplutôt du point de vue technico-organisationnel. Car il faut bien se souvenirde ce que j’ai dit , à qui, quand et pourquoij’étais absente. Pour qu’il n’y ait pasd’incohérence.

    – Vous êtes vraimen t tous des coincés,soupirai-je en sort ant du lit , si deuxpersonnes se plaisent, il faut agir au lieu detourner autour du pot.

    – Il se peut que tu aies raison, répondit-ild’un air pensif, mais ça ronge...

    Alors il se tut, ne sachant pas s’il devaitcontinuer.

    – Ça ronge quoi ?– Ça ronge... l’âme. Ça laisse des plaies.

    Certaines guérissent difficilement. – Il faut faire quoi, alors ?– Si c’est de l’am our, il vaut mieux

    divorcer au lieu de faire l’autruche. Ainsi,c’est plus honnête.

    J’acquiesçai d’un air coupable. Ce qu’il yavait entre nous, ce n’était pas de l’amour.Je le savais pertinemment.

    – Tu comprends, quand j’étais pluspetite, me suis-je surprise à expliquer, lescouples ne se séparaient pas, pour ne pasnuire à leur carrière professionnelle. Nousavions le parti communiste, une ligne deconduite morale... et tout le reste.L’adultère était quelque chose de banal. Çan’avait rien de dramatique. Ça faisait partiedes mœurs, de notre quotidien.

    Il écoutait avec curiosité.– Nous venons de m ondes différents,

    finit-il par dire. Il avait la voix chaude,comme des moufles en duvet.

    – Tu me trouves cynique ?Il secoua la tête.– Je ne t’associe pas à ce mot.– À quels mots m’associerais-tu alors ?

    Il marqua une hésitation.– Imprévisible. Parfois d’humeur

    chagrine. Et intrépide aussi.– Intrépide ?Il acquiesça en pen sant visiblement à

    quelque chose d’agréable.– Oui. Intrépide.Soudain, je me suis souvenue de quelque

    chose d’important, mais que j’avais oubliédepuis longtemps. Soit c’était du vécu, soitje l’avais lu dans un livre quand j’étaispetite.

    Personne ne m’avait jamais qualifiéed’intrépide. Est-ce que ça me correspondvraiment ? Les gens intrépides portentsecours pendant un incendie. Les enfantsintrépides jouent à l’attrape-cœurs1.

    Ah, je me souviens ! C’est quelque choseavec des enfants acrobates. Il me sembleque ça vient d’une n ouvelle d’AlexandreKouprine. Ces enfan ts sont devenus debons acrobates parce qu’ils neconnaissaient pas la peur. Les enfants n’ontpas assez d’expérience. Ils ne croient pasau mal, c’est quelque chose d’abstrait quine les concerne pas. Ils réalisent des figuressans se faire prier pour plaire aux adultesqui les observent d’en bas. Ils vont sanscrainte à la rencontre de leur destin. Sansfilet. Ils dansent joyeusemen t sur leurcorde.

    – Tu ferais une bonne acrobate, entendis-je soudain.

    Je repris mes esprits et je compris que jepensais à voix haute.

    Mon aimé me regardait avec intérêt.– Petite, avais-tu p eur de la mort ? me

    demanda-t-il.– J’en avais peur. Mais j’ai toujours su

    que ça n’avait pas de sens. D’habitude, lesgens ont peur face à un public, non ? Maisil n’y avait pas de public. Et moi, je n’avaispersonne pour me rattraper. Par exemple,j’ai appris à rouler à vélo toute seule.Personne ne courait à côté de moi en tenantla selle.

    – Pourquoi ?

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    PROSE RUSSE CONTEMPORAINE

    – Pour raisons familiales. Mon père estparti quand j’avais environ deux ans. Quipouvait bien courir à côté de moi en vélo ?Papy était déjà t rop âgé pour le faire.

    – C’est donc ça.– J’ai même appris à nager toute seule.Il était assis, la têt e baissée. Quand il la

    releva, je remarquai, à ma grande surprise,qu’il avait les larmes aux yeux.

    – Ça alors, il n’a même pas honte d’êtreému à ce point, pensai-je avec stupéfaction.Nous sommes bel et bien de deux mondesdifférents.

    Je ne l’aimais pas comme une femmeaime un homme. Je le voyais seulementparce que je m’ennuyais. Dans l’ensemble,je le connaissais peu, sauf dans le sensbiblique du terme. Mais à ce moment, j’eussoudainement une folle envie de toutraconter à ce touriste atterri par hasard dansmon lit.

    Lui raconter qu’un jour, en été, enbronzant avec mes grands-parents au parcPavlovski, j’avais subi sous leurs yeux lesassauts d’un petit vieux édenté, mal rasé,aux verres de lunettes comme des tessonsde bouteille. Je n’avais personne de monâge avec qui jouer. E t le petit vieux m’aappelée pour jouer avec moi au badminton.Mes grands-parents m’ont donn é leuraccord.

    Le petit vieux et moi étions à vingt mètresde la couverture sur laquelle étaient assismes grands-parents, qui mangeaient desfraises. À chaque fois qu’il me donnait levolant, il glissait sa patte toute rêche dansma culotte et y gratouillait .

    Ça avait duré environ quarante minutes.Finalement, le petit vieux était parti et j’avaiscontinué joyeusement à lancer le petit volanten l’air.

    Je n’avais parlé de ça à personne. Je nesavais pas s’il fallait ou non en parler, et s’ille fallait , à qui ? De plus, je me suis sentiecoupable de quelque chose. Pendant denombreuses années.

    – Tu aimes jouer au badmin ton ?demandai-je à mon aimé.

    Cette fois-ci, je n’avais pas pensé à voixhaute, mais tout bas, et il fut surpris par maquestion.

    – J’adore. Pourquoi ?– Nous pourrions peut-être réserver une

    salle pour jouer ensemble au badminton unde ces jours ?

    – Tu es vraimen t complèt ementimprévisible ! dit-il gaiement. Puis ils’approcha en se préparant visiblement àdire ses derniers mots – des mots solennels,des mots d’adieu.

    Ah zut, je n’y pensais plus ! Il avaiteffectivement décidé que nous devionsnous séparer. L’obstination finlandaise. Unedétermination de fer. Une morale puritaine.Et ça, il faut le respecter.

    Et je l’ai respecté. Je l’ai quitté comme ilm’a quittée, sim plement et sansengagement. Je ne m e souviens plus desderniers mots, mais ils étaient certainementempreints de bonté.

    Nous nous sommes dit au revoir au coind’un kiosque. Sans cérémonie, comme sinous étions de vagues connaissances.

    – Voilà un distributeur. Il faudrait retirerun peu d’argent, pensai-je en ouvrant monsac.

    Une goutte de pluie m’est tombée sur latempe, comme un signe de reproche.

    Et j’ai regardé par -dessus mon épaulepour voir s’il allait se retourner.

    1Allusion au roman L’Attrape-cœursde J. D. Salinger, NDT

    ZLZLTraduit par Lola Decamps,

    Emeline Dehareng et Sophie Paquet Facultéde Traduction et d’Interprétation – Ecole

    d’Interprètes Internationaux, Université deMons, Belgique

    Sous la rédaction de Anne Delizée

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    MEMO IRE

    Mon Père

    aux toilettes, ma mère a dû m’accompagnercar un homme gardait la porte de notrechambre. J’ai su plus tard qu’un autrehomme était posté à notre porte sur le palier.

    Le lendemain matin ma mère est partie àla recherche de son mari ; oncle Fédia, lemari de la sœur de mon père a subi le mêmesort. D’autres femmes recherchaient leurmari, en tout vingt personnes avaient étéenlevées. Toutes ces personnes faisaientpartie d’une Organ isation con tre lebolchévisme dont le Siège était en France.En 1944 la Finlande ayant perdu la guerrecontre l’Union Soviétique, une Commissionde Contrôle a été créée par Staline et sonfonctionnement a été confié à Jdanov. En1945 Jdanov a demandé à Yrjö Leino,minist re des Aff aires Etrangèrescommuniste de l’épo que, de donner lesnoms des personnes ayant œuvré contre lesbolchéviques.

    Ma vie en Finlande s’est déroulée entre mamère, mes grands-parents paternels et mamarraine – la sœur de ma mère. Je mesouviens avoir été avec ma mère, tout audébut de l’enlèvem ent de mon père, àl’Ambassade d’URSS ; toutes les épousespensaient que leurs maris étaient dans uneprison en Finlande. Ce n’est que plus tardqu’elles ont su qu’un avion attendait tousces hommes à l’aéroport de Malmö, nonloin de Helsinki, pour les emmener sur lechamp à Moscou, à la prison Loubianka.Un an après cette nuit du 21 Avril, lesépouses ont reçu une lettre de leurs maris,disant qu’ils venaient d’être condamnés à10 ans de goulag en tant que prisonnierspolitiques, qu’ils ne savaient pas quel seraitleur sort – Staline p ouvait faire fusillern’importe qui n’imp orte quand – et quecelles qui n’avaient pas la force d’attendretout ce temps d’incertitude pouvaientdemander le divorce. Ma mère l’a fait carelle voulait à tout prix quitter la Finlande.Cet événement a fait basculer ma vie qui apris une direction totalement imprévue.

    JJe suis née le 12 Juillet 1940 à Helsinki enFinlande mais en fait , j’ai l’impressiond’être née la nuit du 21 avril 1945. Cettenuit-là, à 3 heures du matin, quatre hommessont venus chez nous. Je me souviens quemon père a dû s’habiller et ces hommes –deux Russes, deux Finlandais – cherchaientquelque chose. Le pet it secrétaire, qui setrouve actuellement dans ma chambre àParis, a été mis sens dessus-dessous. Je mesouviens des photos par terre et des tubesde rouge à lèvres de ma mère jetés avec lesphotos. J’étais dans mon petit lit d’enfant àbarreaux et le policier finlandais cherchaitsous mon matelas. Seulement, le pauvrehomme avait oublié qu’il tenait un fusil et jeme souviens de cett e arme pointée versmoi. Lui ne se rendait pas compte ; il medisait « nuku, nuku », ce qui veut dire« dors, dors » en finnois. Bien entendu cefut sans succès. Mon père a été emmené.Plus tard dans la nuit j’ai eu besoin d’aller

    Marianne Juquelier-VeriginMarianne Juquelier-Verigin

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    MEMOIRE

    Après l’arrestatio n, personne ne meparlait de mon père. A l’époque je ne m’enrendais pas compte, aujourd’hui je penseque l’on voulait me protéger. Je crois que jene posais pas de questions ; j’étais souventchez m es grands-parents et ils ne meparlaient pas de mon père. Par contre ilsme passaient tous m es caprices (mangertrois œufs d’affilée). Un jo ur, mepromenant avec mon grand-père, j’ai voulumanger une glace. Au lieu d’une j’en aimangé 14. J’ai été malade, ma Tantine, lasœur de mon père, m’a fait un lavement etma grand-mère a grondé mon grand-père.Chez ma marraine, la sœur de ma mère, il yavait ma cousine, Larissa, de 10 mois macadette, e t nous étions plus sœurs quecousines. J’étais heureuse ainsi car je mesentais aimée. Il n’y a que dans le petitappartement où j’habitais avec ma mère queje ne me sentais pas très bien ; maman étaitjeune (30 ans), elle travaillait , sortait, faisaitdu théâtre. Elle avait aussi un chien, unLoulou de Poméranie du nom de Topsy. Cechien était arrivé dans la vie de ma mèreavant ma naissance et j’en étais terriblementjalouse. Maman l’avait toujours dans sesbras et toute ma vie j’ai eu l’impressionqu’elle préférait le chien. Cet animal devaitavoir un don de comédie car il arrivait quema mère en rentrant regarde le chien, et medise « tu as fait quelque chose à Topsy ! »Ben oui ! Je lui avais tiré queue tellement ilm’énervait. Alors j’avouais mon forfait etje recevais une fessée…

    Je m’étais aussi inventé un frère, Paul, àqui je parlais tous les jours. Bien entendu ilétait plus âgé que m oi, et grand ! Avecquelle délectation j’ai lu, par la suite, « Paulet Virginie », et combien ce livre m’a faitpleurer. Et puis je parlais avec mon Angegardien car j’étais p ersuadée – et le suistoujours – qu’il était constamment à côtéde moi. Et surtout, je parlais avec Jésusdevant la petite icône au-dessus de mon lit .

    Un jour de l’été 1948 ma mère m’a dit que

    j’allais avoir un no uveau papa, que nousallions quitter la Finlande et partir dans unpays qui s’appelle la France. J’étais dansune école française et donc la langue nem’était pas inconnue. Notre institutrice étaitfrançaise et nous savions chanter « LaMarseillaise ». Je me souviens que cela nem’a fait aucun effet, c’étaient des parolesen l’air ; j’étais contente de ma vie, de mesamis, j’aimais la nature finlandaise : la neigel’hiver, les baies et les champignons l’été,les baignades, les veillées chez mes grands-parents où j’avais le droit de boire le théaccompagné de confit ure après les coursque mon grand-père donnait aux étudiants ;les bêtises que nous faisions, ma cousine etmoi, et notre complicité (lorsque nousattachions les pieds de nos lits ensemblepour ne pas être séparées). Je crois que jen’ai pas cru ma mère.

    De temps en temps ma mère medisait : « comment vas-tu appeler tonnouveau papa ? » Je crois que je n’yréfléch issais même pas car tout étaitabstrait. Alors un jour, un peu excédée, j’aidit « et beau-papa ? » Va pour beau-papa,alors de temps en temps on me parlait debeau-papa par ci, beau-papa par-là, mais jene le connaissais toujours pas ! Mamarraine me parlait de beau-papa ; il étaitRusse et habitait en France, j’habiterai aveclui, j’irai à l’école en France, j’aurai desamies françaises. Personne ne me parlait demon père, je ne conn aissais pas le futurbeau-papa, donc tout cela ne me concernaitpas.

    Mai 1949. Le grand jour ! Je me souviensde beaucoup de gens qui nousaccomp agnaient au bateau – car nousprenions le bateau pour la Suède et de là letrain pour Paris. Une élève de ma classe aété désignée pour représenter la classe. Mamère était couverte de fleurs. Le train pourParis me semblait luxueux : nous avions uncompartiment pour nous deux. Les mursétaient en bois précieux, dans un placard il

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    y avait le lavabo, les commodités – c’est-à-dire le pot de chambre. Le jour, le personnelvenait transformer notre chambre en petitsalon et n ous pouvions voir défiler lepaysage. Nous pren ions nos repas aurestaurant ; je me souviens des nappesblanches, des petites lampes sur les tables,et des serveurs. Ma mère était aux anges,moi j’étais divertie. Je ne me souviens plusde notre arrivée à P aris ; certainementbeau-papa est venu à notre rencontre. Ence temps-là, il y avait des porteurs dans lesgares. Nos bagages furent chargés, je mesouviens du carton à chapeaux de mamère : il était assez grand, rond, noir avecdes bords en cuir beige. Je l’ai longtempsvu au grenier à Rouen où nous avons habitéà partir de 1955, et puis un jour il a disparu.

    Je ne me souviens plus comment noussommes arrivés aux Authieux, petit villageà 12 kilo mètres de Rouen. Beau-papan’avait pas de voiture ; nous avons doncpris, je pense, le train de Paris à Rouen etde là un taxi. Ou alors nous avons passéune nuit à Paris ? Beau-papa, lorsqu’ilvenait à Paris, descendait dans un hôtelprès des Champs-Elysées où il avait seshabitudes et il avait une table dans unrestaurant qui s’appelait « Doucet » où j’aidécouvert un met délicieux : jambon-petitpois. Des petits pois tout fins, sucrés avecdes petits oignons… Mais revenons à notrearrivée à Authieux. Beau-papa habitait ceque l’on appelait « Château de laMarnière », une grande bâtisse divisée ensix appartements pour les ingénieurs de laSociété Chimique Francolor à Oissel. Beau-papa était docteur en chimie, spécialisédans les couleurs.

    On m’a conduite à ma chambre qui étaittoute préparée : lit, bureau, étagère, petitetable avec la photo de mon père dans ungrand cadre en argent, tabouret, le tout enbois clair finlandais et signé Artek. Le salonaussi était tout meublé, ainsi que la chambrede maman et beau-papa – mes parents. Ledéménagement et l’installation avaient été

    faits avant notre arrivée, et ce, je suis sûre,pour que je ne sois pas « t raumatisée »,comme on dit maintenant ! Ma mère m’aexpliqué que nous allions vivre tous lestrois, que j’irai à l’école du village – j’ai toutde suite intégré l’école car l’année scolairen’était pas terminée en France. A cetteépoque elle durait jusqu’au 14 Juillet etn’était finie qu’après la cérémonie auMonument aux Morts et la remise des prix.Puis ma mère m’a suggéré un autre nom àla place de « beau-papa » qui était trop longà dire ; peut être « papa Vassia » ? (Vassiliétant son prénom). Va pour papa-Vassia.

    Nous parlions encore russe à la maison,ce qui me rattachait à mon enfance enFinlan de, à mes grands-parents, à mamarraine, à ma cousine. La même année1949 maman et papa-Vassia ont décidé derégulariser leur situation et se sont mariés àla Mairie d’Oissel. Ils ne m’ont pas priseavec eux à la cérémonie, p our me« protéger » – je pense – et m’ont laisséeseule à la maison. Eux, après la Mairie, sontallés déjeuner avec les amis russes qui leuravaient servis de témoins. J’étais donc seuleavec le chien Topsy – toujours là – les livresde la Comtesse de Ségur (papa-Vassiam’avait donné toute sa collectionBibliothèque Rose) et la photo de mon père.Je ne me souviens souffert. Ma mère m’adit que c’était comm e ça, alors c’étaitcomme ça. Je repartais dans mon monde etde plus j’avais toute une nature inconnue àdécouvr ir : de gran ds arbres que je neconnaissais pas – car la Marnière était toutà fait à la campagne – des hêtres qui mesemblaient immenses ; leurs petites feuillesrondes, légèrement ovales, étaient sidouces ; elles étaient garnies de petits poilsqui les rendaient ainsi. Je n’avais jamais vudes feuilles avec des nervures siprononcées. Par la suite, des enfants duvillage m’ont appris à les « déshabiller » età ne laisser que les nervures – pauvresfeuilles réduites à l’état de squelettes ! Enautomne, les hêtres produisaient des fruits,

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    des faines. Elles éta ient toutes petites,protégées par une peau épaisse en forme detriangle. Ces triangles étaient logés par troisdans des coques ovales, légèrementpiquantes. Il y avait aussi des marronniers,des ifs qui ne ressemblaient vraiment pasaux sapins de Finlande et surtout ce qui m’asidérée, c’était le lierre ! Même aujourd’hui,le lierre tient une p lace à part dans monamour pour les plantes. Est-ce parce que lelierre évoque la sagesse ? Je ne sais pas,mais il me fait beaucoup d’effet. J’aimetoucher ses feuilles fermes, do uces etépaisses, et sentir son odeur. Et le lierre surle sol après la pluie ? C’est presque jouissif,c’est une magie qui atteint le physique, il enémane un parfum capiteux, un peu âcre etdoux à la fois. C’était une fusion de la feuilleet de la terre mo uillée. Ce parfumharmonieux resurgit de temps à autre ; jecrois que mon cerveau l’a imprimé pourtoute la vie. Et le lierre parsemé depervenches au printemps ? La pervenche ades pétales carrés. Jamais je n’avais vu unechose pareille. Pour moi, l’extrémité d’unpétale est ronde et je n’imaginais pas que lanature pouvait fabriquer des formesgéométriques aussi précises. Et le lierreparsemé de petits cyclamens sauvages enautomne ? Il y en av ait des roses et desblancs. J’observais ces petites fleurs simodestes et odorantes et je constatais que,lorsque les boutons s’ouvraient, ils prenaientleur temps pour mettre à l’arrière les pétaleset ainsi dégager le cœur afin qu’il puisses’imprégner du parfum alentour. Déjà enFinlande je parlais avec les fleurs et les« esprits de la forêt ». Alors là, monimagination bondissait ! Je découvrais avecravissement toutes ces richesses de lanature dont je ne soupçonnais même pasl’existence. J’aimais me promener à traverschamps. Les paysans – car alentour il n’yavait que des fermes – me disaient qu’aumois de juin il y aurait des « rosés-des-prés » !? Qu’est-ce que c’est un « rosé-des-prés » ? Je m’imaginais des

    goutte lettes de ro sée, normal, maispourquoi me parlait-on de champignons ?J’en connaissais tout un chapitre sur leschampignons, nous en ramassions tous lesautomnes en Finlande ; des ceps, bolets,chanterelles, girolles, lactaires – mais« rosés-des-prés » ? Jamais entendu. Aumois de juin j’ai commencé à les chercher.Quand j’ai vu de pet its monticules toutblancs, j’en cueillis un, et desso us, leslamelles étaient d’un rose tendre – voilàdonc les « rosés-des-prés ». Là encore jeme souviens très bien de mon étonnement,de mon ravissement, et je me suis mise àparler avec ces champignons d’un blancimmaculé sur le dessus et d’un rose tendresur le dessous – avant de les manger.

    La première année en France allait dedécouverte en déco uverte. Et puis, ladeuxième année, l’institutrice, Mlle Leleu,est venue voir mes parents pour leur direqu’il ne fallait plus parler russe à la maisonsinon je n’apprendrai jamais correctementle français ! Stupéfaction de ma part !Comment était-ce possible ? Je parlais bienle français, je parlais russe et de surcroîtfinnois et suédois. Ce fut ma premièredifficulté car c’était une rupture. Unerupture d’avec mes origines, avec mafamille restée en Finlande ; commentpourrais-je communiquer avec mon grand-père et ma grand-mère si je ne parlais plusrusse ? Alors, seule dans ma chambre jerecopiais mes livres russes pour ne pasoublier la langue, ni l’alphabet. Même mesparents parlaient désormais entre eux enfrançais. Ce fut un effort pour ma mère,mais elle en était enchantée : elle devenaitfrançaise.

    Je passais ma vie entre ma mère et papa-Vassia. Papa-Vassia était un homme trèsérudit ; il m’initiait à la lit térature, à lapeinture. Lors de ses déplacements à Parisil m’emmenait avec lui, me laissait sur lesChamps-Elysées et partait s’occuper de sesaffaires. J’avais 13 ans. Me retrouver seule

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    sur les Champs Elysées, au milieu de lafoule, me procurait une sensation de plaisir.Je ne parle pas de la sensation de liberté quiva de soi, mais du plaisir d’exister : j’étaismoi, Marianne, seule dans le grand Paris,sur la plus belle avenue ; je pouvais faire ceque je voulais sans rendre de comptes àperson ne. Je me souviens de cettesensation d’ivresse lorsqu’il fallait traverserles rues, car mes pas me menaientinvariablement au Louvre où je m’installaisdevant le Radeau de la Méduse, fascinée parcette tragédie et par les corps des morts àmoitié immergés. Puis papa-Vassia venaitme rechercher, je ne me souviens plus où,et nous rentrions aux Authieux. Pendanttoutes ces années mon père a même étéoublié et il me semble avoir rangé sa photo.Lorsque nous passio ns nos vacances enFinlande, mes gran ds-parents ne m’enparlaient jamais, certainement pour ne pastroubler ma vie en France. Et pourtant !..J’y reviendrai plus tard.

    En janvier 1955 mes parents ont décidé des’installer à Rouen ; j’étais au lycée et ilsestimaient qu’il y avait davant age depossibilités en ville. Cette année 1955 futpleine de bouleversements, surtout pour mamère ; pour moi, j’ai une fo is de plus« survo lé » les situations. J’éta is trèsoccupée à me faire accepter p ar mescamarades françaises. J’avais une autreéducation – trop libérale aux yeux decertains parents de m es amies de classe ;du fait que je ne réagissais pas toujours dela même façon que mes camarades, une fillede ma classe me jetait de l’encre en disant :« Va-t-en l’étrangère ! ». J’ai appris bienplus tard que cette fille était devenue unebonne communiste militante… J’avais unterrible besoin d’être aimée et comprise etje passais à côté d’événements importantsau sein de la famille.

    Cette même année nous avons appris quemon père était vivant ! Ayant appris que safemme et sa fille avaient quitté la Finlande,

    il décida de ne pas revenir en Finlande. Celalui a valu une peine écourtée d’un an, il adonc été libéré en 1 954. Ce fut un chocterrible pour ma mère qui, je me souviens,a même fait chambre à part p endantquelques temps. Comme papa-Vassia a dûsouffrir ! Et moi dans tout cela ? Rien !J’étais occupée par mon voyage en Finlandeoù je devais me rendre toute seule pour toutl’été p our être avec mes cousin es quivenaien t de perdre leur mère. J’allaisprendre le bateau à Anvers et cetteindépendance m’excitait . Je voulais aussiabsolument un shor t noir, je m ’étaisfocalisée sur cette couleur car elle m’étaitinterdite, ma mère trouvant cela trop tristepour une jeune fille – le noir étant réservéaux adultes, et de plus aux adultes en deuil.A Helsinki ma cousine m’avait préparé uncadeau pour mon anniversaire : un shortjaune !

    Ni mes grands-parents, ni ma Tantine nem’ont parlé de mon père. Peut-être tousces silences m’ont-ils permis de vivre uneadolescence insouciante ? Dans tous lescas cela ne m’a posé aucun problème.

    Les choses ont com mencé à changer àl’automne 1955. Ma mère était toujours engrand deuil de la mort de sa sœur et commeelle faisait de la couture, elle a décidé de mefaire une jolie robe jaune moutarde. Lemodèle étant très sophistiqué, celanécessitait beaucoup d’essayages – je mesuis m ême évanouie une fois à forced’essayages... La ro be terminée, elle adéclaré « nous allon s faire une photo etl’envoyer à ton papa ». J’ai posé dans mabelle robe, mais je n’ai pas p osé dequestions. Je me souviens seulementqu’elle a dit qu’il habitait et travaillait enSibérie . Bon. Moi, j’étais dav antageintéressée parles garçons. Peu à peu mamanme parlait plus souvent de mon père ; unjour elle m’a dit qu’il s’était remarié avecune « soviétique » qui avait déjà un fils. Elleavait toutes ces informations de mesgrands-parents qui étaient en contact avec

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    leur fils. Aujourd’hui j’ai beaucoup de peinepour ma mère car elle voulait partager avecsa fille, avec la fille de l’homme qu’elle avaitaimé et qui l’avait aimée : ses ressentis, sapeine, et moi, adolescente ingrate, jen’entendais rien. En 1957 ma mère a passéune très mauvaise an née. Elle était trèsnerveuse et un jour e lle m’a dit « tu vasécrire à ton père, il veut adopter le fils deson épouse, il portera donc son nom, et onne peut pas donner à n’importe qui le nomque tu portes ». A ce moment-là, quelquechose a dû bouger à l’intérieur de moi. J’aiobéi à ma mère et j’ai écrit sous sa dictée.Je me souviens du sentiment étranged’écrire à une personne qui était mongéniteur, mais dont on ne parlait pas et doncqui ne m’était pas intime, et devoirm’immiscer dans sa vie privée. Je voyaisma mère malheureuse et je voulais lui faireplaisir, et en même temps, je sentais que jeme mêlais de ce qui n e me regardait pas :mon père a été libéré en 1954, il avait doncdû organiser sa vie . Je n’avais aucuncontact avec lui et lui, de son côté, necherchait pas à en avoir avec moi – ma vieétait en train de se faire dans un autre pays.Et voilà que, tout d’un coup, j’ai dû luiparler de sa vie intime. J’ai été obligée desavoir qu’il avait une autre femme et bienentendu j’ai été vexée et jalouse pour mamère. Et voilà qu’il y avait un autre enfant,l’enfant de cette femme, qui allait partagersa vie ; il allait l’ élever et de « but enblanc », j’ai dû lui écrire de ne pas adoptercet enfant ! Très v ite une réponse estarrivée ; je n’ai pas réussi à comprendre sonécriture et ma mère m’a lu sa lettre. Je mesouviens très bien d’une phrase : « tu nepeux pas comprendre, un jour peut être tucomprendras ». Cette phrase m’a heurtée,et vexée. Je n’y étais pas préparée. En faitje me trouvais au milieu d’une discussionentre deux ex-époux et j’avais l’impressiond’être une balle. Certainement je devaisporter mon père quelque part enfoui aufond de moi, mais j’avais structuré ma vie

    avec je pense beaucoup de protection. Ettout à coup, j’éta is au milieu d’unepolémique qui dépassait une enfant de 17ans à peine. J’étais mise à nue. Peu à peuun mur se dressait devant moi, un mur quigrandissait et que je n’arrivais pas àfranchir : mon père m’écrivait, mais en faitil écrivait à ma mère, à travers moi. Celle-ciétait m alheureuse, papa-Vassia devaitsouffrir, mais il ne disait jamais rien, parcontre il travaillait beaucoup. Et , devantmoi, se dressait ce mur qui devenait de plusen plus haut, absolument infranchissable.J’ai alors décidé d’avaler des somnifères,qui étaient en vente libre à cette époque. Jeme souviens avoir demandé de l’argent àma mère pour m’achet er un livre, car jen’avais pas d’argent de poche, et je mesouviens même de la pharmacie où j’aiacheté ces pilules – que le pharmacien m’adonnées sans poser de questions. Je mesouviens aussi que n ous avons quitté lamaison ensemble, ma mère et moi, car elleavait des courses à f aire, et lorsque nousnous sommes séparées, sur le trottoir, jel’ai regardée longuement, je l’ai trouvée bienjolie – elle avait une écharpe nouée sur latête car il y avait du vent, et cela lui allait sibien…

    Avant le dîner j’ai avalé les cachets, c’étaitdonc un appel car j’étais sûre que l’on allaitme tro uver. Je me suis quan d mêmeretrouvée à l’hôpital ; je ne me souviens derien, sauf du médecin, qui m’a demandépourquoi j’avais fait cela et je lui ai répondu« à cause du baccalauréat » et il m’a dit « etmoi, c’est à cause du baccalauréat que jesuis médecin ici ». Je n’ai pas vouluraconter l’histoire de mon père, je l’aiseulement dit à mes parents et, depuis cejour, il n’a plus été question de mon père.Je n’ai jamais pu relire la ou les lettres quemon père m’avait adressées car ma mèreles a brûlées ; je n’ai jamais pu remettre lesphrases dans leur contexte.

    En 1963 je me suis mariée et, pour lapremière fois, ma grand-mère a nommé

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    mon père en me tendant un cadeau de sapart. Il a voulu ain si participer à monmariage. J’ai été profondément touchée et,jusqu’à ce jour, je bois mon café dans cestasses. Mais je n’ai pas cherché à renoueravec lui car j’entrais dans ma vie de jeunefemme, bientôt mère. Pour m oi unenouvelle commençait. En juin 1968, Marc,mon second mari, m’a informée que monpère était décédé ; ma mère avait préférépasser par son gendre pour me le dire, peut-être ét ait-elle tro p émue ? Peut-êtreestimait-elle que c’était à mon mari de mefaire part d’une information aussiimportante ? Je ne sais pas. J’ai eu un choc,mais, très vite, ma vie de ce moment arepris le dessus, d’autant plus quej’attendais mon second enfant.

    A partir de ce moment et jusqu’en 1985,mon père a été totalement absent de monesprit . Un troisième enfant est né en 1970.Ma Tantine et ma grand-mère vivaient enURSS depuis 1966. Mon grand-père étaitmort en Finlande en 1956.

    L’année 1984 a ét é l’amorce d’unetransformation personnelle : ma mère estdécédée au mois de juin, et – j’ai honte de ledire – cela a été presque une libération. J’aicommencé à penser à ma famille paternelle,à cette Tantine qui s’était tant occupée demoi après l’arrestation de mon père et quipeut-être avait pu porter ombrage à mamère. Je peux me tromper. Après la mortde ma mère j’ai décidé de retrouver Tantine.Je savais qu’elle, son mari et sa fille – macousine – habitaient en Carélie russe. Magrand-mère était décédée. La famille demon oncle, qui vit en Finlande, avait leuradresse. J’ai commencé à penser à unvoyage en Carélie, chez eux. J’avaisl’impression de débuter une autre vie enrenouant avec la branche paternelle, tout enm’occupant de papa-Vassia. Je savais quej’allais apprendre beaucoup de choses surmon père. Une nouvelle porte dans ma vies’ouvrait.

    Eté 1 985 : premier voy age àPetrozavodsk où ma Tantine résidait. Lesformalités étaient un peu compliquées en cetemps-là et nous avons même été mis surécoute téléphonique, mais rien ne pouvaitm’arrêter. Marc trouvait ce voyage trèsimportant pour moi et a tout de suite étéd’accord pour s’occuper des enfants et dela maisonnée pendant les trois semaines demon absence. J’ai pris le t rain de Helsinki àLeningrad ; là-bas ma cousine Galiam’attendait et nous avions encore une nuitde train jusqu’à Petrozavodsk. Petiteanecdote amusante : Galia avait acheté degros morceaux de viande car il n’y en avaitpas à Petrozavodsk. C’était une denrée trèsconvoitée. Ma couchette était en bas, etsous la couchette il y avait un coffre. J’aidonc dormi sur cette viande, qui était enlieu sûr… Déjà à Leningrad, je commençaià me sentir comme dans mon pays, marussitude émergeait du fin fond de monêtre. Les retrouvailles avec Tantine sepassèrent hors du temps présent ; tout abasculé 40 ans en arrière, au temps où elles’occupait de moi ap rès l’arrestation demon père. Le soir de mon arrivée, avant deme coucher, j’ai pris un bain et elle a tenu àme laver le dos ; nous avons recommencénotre relation par ce tout petit momentd’enfance ; il a fallu faire cette marchearrière pour reprendre là où la vie nous avaitséparées. Ce fut un moment très fort. Puisnous nous sommes regardées, observées,jaugées, reconnues. Nous avons constatéque nous avions la m ême sensibilité, lamême compréhension, les mêmesréactions, la même langage. Tout cela a ététrès rapide, quelques minutes, peut-êtremoins, pour constater que nous étions dumême sang. On n’a p as besoin de parlerpour tout cela, le r egard et l’intuitionsuffisent. Ce premier voyage fut un voyagede découvertes : je découvrais leur vie, leurpassé en Union Soviétique et bien sûr trèsvite elle m’a parlé de mon père. Je mesouviens avoir ressenti de la curiosité plus

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    que de l’émotion profonde. Je voulais voirson visage sur des ph otos, je savais qu’ilavait vécu à Magadan en Sibérie du Nord,et j’ai appris que sa seconde femme étaitantipathique… ce qui, je l’avoue, m’aréjouie… J’étais sur tout occupée à faireconnaissance avec la Russie (UnionSoviétique à l’époque). Je faisais lescourses, j’observais les gens, le dimanchej’allais à l’Office dans l’église orthodoxe.Je voulais voir les gens dans leur vie de tousles jo urs et comp rendre leur façond’appréhender les événements, ce qui nem’a pas été bien difficile car très vite j’aicompris leur façon de penser. J’étaisintéressée aussi par la vie invraisemblablede la tante dans le Sud de la Sibérie, près deBarnaoul, où elle et sa famille avaient étéobligés de vivre pour « devenir de bonscommunistes ».

    J’ai encore fait trois ou quatre voyages àPetrozavodsk où je plongeais de façontoute naturelle dans ma famille paternelle.Mon père me devenait de plus en plusfamilier, je le regardais intensément sur lesphotos et constat ais que nous nousressemblions. Je l’ai vu sur son lit de mort,il éta it si beau ! Je commen çais àcomprendre ma propre identité ; ma mèrevoulait que je sois française, elle a effacétout ce qui était russe, surtout la langue quin’était plus parlée chez nous. Eh bien, non !Non seulement je me sens profondémentRusse, mais de plus la langue russe s’estconservée en moi, et elle n’attendait qu’uneseule chose, se montrer au grand jour, etpour me faire plaisir elle a ajouté beaucoupde mots aux mots restés de mon enfance.

    En 1989 et 1990 m a Tante, devenueveuve, est venue avec sa fille Galia et sapetite-fille Marianne en France chez nous,et en 1991 elles ont décidé de quitter laRussie pour revenir définitivement enFinlande ; la Perestroïka avait appauvri lepays et il n’y avait plus rien à manger. Demon côté j’ai rapporté des photos de monpère, des vues de Magadan que mon père

    avait envoyées à sa sœur. Sur ma coiffeuseà Paris j’avais déjà une photo de ma mère,une autre de ma mère et papa-Vassiaensemble, l’air très heureux, et j’ai installéprès de la photo de ma mère celle de monpère prise à Magadan. Un vide, dont je nepercevais pas l’existence, commençait à secombler : papa-Vassia m’a élevée en medonnant le goût des arts, mon père, cetinconnu et pourtant présent, commençait àfaire surface, et ma mère, qui m’aimait à safaçon, était au milieu.

    Pendant 16 ans, de 1990 à 2006 j’ai vécuentre ma famille en France et celle enFinlande. Marc aimait beaucoup ce pays etnous y avons acheté un petit studio. Nousy faisions des séjours de plus en plus longset j’allais voir tous les jours ma Tantine.Nous ne parlions pas spécialement de monpère, mais être ensemble était le plusnaturel du monde ; nous étions étroitementliées. Ce fut une époque très heureuse. Eny réfléchissant, je pense que ne pas parlerde mon père ne voulait pas dire qu’il n’étaitpas présent. Il faisait partie de Tantine, sasœur bien-aimée, et à travers elle je leretrouvais. En fait il était souvent au centrede nos discussions, c’était une présencenaturelle, et ce pendant 10 ans. Je crois quepeu à peu je m’appropriais mon père.

    En 2003 un autre événement s’est produitdans ma vie ; j’ai rêvé de mon père, et cepour la première fois de ma vie. Il était enface de moi et je lui ai dit , toute joyeuse,avec une intonation russe, « Papa ! ». Jeme suis réveillée tr ès troublée et j’aicompris que durant toutes ces annéesj’avais porté mon père à l’intérieur de moi,et cette nuit-là il est sorti de moi, et j’ai puavoir une relation de personne à personne ;j’avais terminé mon deuil, maintenant ilfallait faire connaissance !

    Puis des nuages som bres sont arrivés :mai 2006 mon mari bien-aimé est mort, sixmois après ma Tantine chérie est morte –j’étais auprès d’elle en ces instants – et

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    quatre mois après no tre chatte Minette,présente avec nous dans tous nos voyages– est morte. Ce ne furent pas des nuagesau-dessus de ma vie mais une tempête, unebourrasque, un ouragan, un orage, unepluie de grêle. Bref j’étais anéantie.

    Après une période tumultueuse etdouloureuse j’ai commencé à sortir la têtede l’eau. Je me suis dit qu’il était temps defaire connaissance avec moi-même puisqueje me retrouvais seule. Qui ét ais-jevraiment ? Quel ét ait le sens de monhistoire, de ma vie en France ? Pourquoiavais-je du mal à m’adapter après avoirvécu plus de 60 ans dans ce pays ? Et peu àpeu ces réflexions m’ont amenée à monpère : qui était-il ? Comment avait-t-il vécuaprès le goulag ? Quelle ét ait sapersonnalité ? Est-ce que je lui ressemblaisvraiment ? Dans ma solitude et dans cettesoudaine liberté où aucun autre souci ne meretenait, j’ai co mmencé à penser àMagadan. C’était encore bien abstrait carMagadan est à l’autr e bout du monde. Etpuis le Destin a pris les choses en main ettout s’est accéléré.

    En mars 2009 ma voisine du dessous, quise trouve être historienne spécialisée dansla vie des gens condamnés aux goulags, etnotamment dans les dégâts que cela a puproduir e dans les f amilles, est venuem’interviewer, et là elle m’a formulé à hautevoix ce qui certainement se préparait dansmon for intérieur : « vous devriez partir àMagadan ». C’est à ce moment-là que touts’est décidé, mais il m’a fallu encore plusd’un an pour intégrer ce voyage. J’enparlais beaucoup autre de moi, c’était unefaçon de me l’approprier. Ma cousine Irinade Moscou qui m’est proche – nos grands-pères étaient frères – a pris ce projet très ausérieux et elle a commencé à chercher desmembres de l’Asso ciation Mémorialsusceptibles de m’aider. Elle a aussi fait ungrand travail de recherche sur Magadan ; lethéâtre, car mon père a toujours été acteuramateur (il avait de qui tenir puisque sa tante

    Valentina Petrovna Verigina avait été unecélèbre actrice à Moscou au tout début duXXème siècle), le cimetière, les environs…

    Tout s’est passé très vite, comme si je nedevais plus attendre : en mars 2010, je suisallée acheter mon billet et mon visa dansune agence de voyages, j’ai commandé unechambre dans un bon hôtel à Magadan, et,le 16 septembre 2010, je prenais l’avionpour Moscou. J’ai vo ulu faire ce voyagetoute seule, je désira is être avec moi-même ; c’était MON histoire, je ne pouvaisla partager avec personne, sans donner d’explications. Cela aurait faussél’authenticité. Dix jours avant mon départj’ai appris que la tombe de mon père avaitété retrouvée ! Un historien et journaliste deVoronège, Kirill Borissovitsh Nikolaev, quia vécu 40 ans à Magadan, a pris monhistoire très à cœur et a décidé de m’aider.A Magadan il m’a organisé des contactsavec plusieurs personnes, dont TamaraNikanorovna, que j’ai appelée « mon angegardien » car elle était présen te avecdiscrétion à mon mo indre appel. Il m’aaussi introduite auprès des journalistes, despersonnes s’occupant des archives, del’université. De fil en aiguille j’obtenaisd’autr es noms, d’autres numéros detélépho ne ; l’histo rienne du musée, ladirectrice de la bibliothèque, une jeunefemme qui m’a reconnue dans la rue ! (unarticle sur ma présence à Magadan étaitparu dans le Journal « Kolymski Trakt »)et qui m’a organisé une visite du musée degéologie avec un professeur de l’Institutde Géologie… Je n’av ais qu’à me laisserporter et chaque jour était riche eninformations.

    MAGADAN

    Le 16 Septembre 2010, je me suis envoléede Paris-Charles de Gaulle pour atterrir àMoscou après quatre heures de vol. Monvol pour Magadan était plusieurs heures

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    COMMENTAIRE

    B...Barbara au cœur d’un festival

    FESTIVAL BARBARA 2014

    Barbara et Saint-Marcellin. Une voie douce et grave, à la fois. Ses scènes qui parsèmentl’Europe. Ses chansons où le réel se mêle aux fantasmes. Ses robes noires. Ses sursauts quiaccompagnent le chant. Monique Serf. Barbara. Et la guerre. Bien sûr. La guerre qui laisserades séquelles pour toute sa vie. Cette guerre qui installera Barbara - une petite fille juive etpauvre - dans un perpétuel vagabondage. Et Saint-Marcellin « aux maisons fleuries sous lesroses » chantée dans « Mon Enfance ». Eté 1943. «La guerre l’avait jetée là ».

    Une vie à multiples visages

    Göttingen. 1965. La Grande dame brune se produit dans un premier temps au théâtre de laville. Au cœur de l’Allemagne. Et à contrecœur. Car les blessures de la guerre sont vives.Mais le public la gagne. Les étudiants l’acclament avec euphorie. Barbara compose alors sacélèbre chanson. Un véritable hymne à la réconciliation franco-allemande, l’hymne à lapaix.Et tant pis pour ceux qui s’étonnent,Et que les autres me pardonnent,Mais les enfants se sont les mêmes,A Paris ou à Göttingen,

    « Göttingen ». Composée il y a un demi-siècle, la chanson voit célébrer son cinquantièmeanniversaire par l’association « Les Amis de Barbara ». Des fragments d’histoire dont le

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    film de Pierre Kukawka « De Monique Serf à Barbara » retracent le passage de la futurechanteuse à Saint-Marcellin entre 1942 et 1945. Barbara, ses chansons, ses artistes, sonFestival. Et sa guerre… Le vernissage d’une exposition inédite « Barbara, de Saint-Marcellinà Göttingen » a donné le « La » au Festival le 14 mai 2014.

    Le vernissage d’une exposition en triptyque a inauguré le festival le 14 mai :- cinquantenaire de la chanson Göttingen par les Amis de Barbara- photographies des artistes réalisées par Sylvain Faisan, photographe-auteur- exposition des affiches des 15 années de Festival.

    Une artiste discrète mais généreuse. Son œuvre sombre et lumineuse nous raconte une vieaux multiples visages. De sa douleur inconsolable la chanteuse et pianiste d’une sensibilité àfleur de peau donnera naissance à des chansons habitées par une mélancolie profonde etdécorées par des harmonies dont elle seule avait le secret. D’une grande force émotionnelleet fragile à la fois, son œuvre illustre la difficile beauté de la vie.

    Conférence « Barbara, étoile nomade d’une obscure clarté » par Frédéric Lamantia le21 mai.

    Barbara disait que « la chanson est une con versation ». L’artiste Barbarie en fait ladémonstration sur scène en offrant un partage musical d’une belle intensité poétique où lapassion des mots se fait envoûtement.

    « Barbarie, une fem me qui chante Barbara ». Piano, violon celle, contrebasse,accompagnent la voix de Barbarie, tour à tour tendre, amoureuse, rageuse, portée par desarrangements novateurs qui nous dévoilent une Barbara réincarnée, actuelle, celle qui viten chacun de nous (le 25 mai)

    Barbara 2014 : une programmation qui ouvre de nouveaux horizons !

    Energies électriques, émotion, poésie, lumière, humour, intensité, une couleur musicalespéciale dans une ambiance chaleureuse de cabaret, un engagement citoyen, une scènepunk des années 80 qui revient en 2014 avec un nouvel album : « L’an demain » :

    TÊTES RAIDES – Après avoir mis en musiq ue différents auteurs de poésie dans leprojet «CORPS DE MOTS» qui va continuer son voyage, TÊTES RAIDES reprend la routeavec un nouveau souffle puisé dans les profondeurs du son et du sens.

    Violon, flûte, piano, basse, guitare, curiosité, jeu de l’écriture, cafés-concerts, un fragileéquilibre entre humilité et confiance en soi, un pied devant l’autre, sur le fil de la créationartistique. Et ça bruisse d’instants de vie , de personnages, de paysages, croqués avechumour et gourmandise. Le reste est à suivre, la suite reste à vivre…

    LILY LUCA – Lauréate du tremplin coup de pouce 2013. Quelques bribes d’enfancedans le sac à dos, le regard pointu et la voix faussement naïve, Lily Luca nous arrive avectout son petit monde.

    COMMENTA IRE

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    COMMENTAIRE

    Réinvestir un Boby Lapointe, revisiter au poil à gratter les refrains fantaisistes et lunaires dupiscénois (habitant de Pézenas), s’appropriant son répertoire à leur sauce, s’unir et mixerleurs idées, marier leurs voix, bouturer un projet commun, dans une ambiance de cirqueintime et débridé ... Un résultat explosif !

    ELEVE LAPOINTE AU PIQUET ! – A l’occasion du 90e anniversaire de sa naissance,4 artistes atypiques et singuliers rendent un hommage tendre et décalé à Boby Lapointe :Evelyne Gallet, Roland Bourbon, Imbert Imbert et Nicolas Jules.

    Un rythme cajole et ensorcèle. Un piano qui livre des cavalcades harmoniques. Un « band »- guitare-basse-batterie – au son des Seventies. Tout pour faire vivre les états sicontradictoires dans lesquels nous plonge l’amour.

    JEANNE CHERHAL – Totalement plongée dans les Seventies pendant de longs mois,c’est dans cette esthétique qu’elle a conçu « Histoire de J. », son nouvel album. Entouréede ces mêmes musiciens en studio, tous dan s la même pièce, galvanisés par le plaisird’enregistrer en live et en acoustique, ils ont fait groover ses nouvelles chansons comme àl’époque.

    Une beauté classique et intemporelle. Des passions tumultueuses, des torsions. Unesensualité bouleversante et habitée, une élégance des émotions, le talent et la virtuositéinsistant sur son charisme naturel et sa remarquable écriture d’une douceur surprenante.Les éloges ne manquent pas. Des médias. Et de la presse.

    MAISSIAT – Prix Barbara 2013 du Ministère de la Culture et de la CommunicationEntre Hardy et Sanson, Maissiat renoue avec l’élégance de la pop française.

    par Igor Volovik,Saint-Marcellin, Isère

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    EMIG RATION RUSSE E N FRANCE

    III.XXIe siècleJean (Ivan Ivanovitch) Liamine :médecin, conservateur des archivesfamiliales

    L’histoire d’une famille russeLa famille Liamine

    Dans ses commentaires relatifs à l’interprétation de la musique de son père lors d’un concertorganisé en 1979 par la Société parisienne des zélateurs du chant liturgique russe, le docteurJean Liamine, fils du compositeur, a écrit : « Il n’a pas eu le temps de mener son œuvremusicale à son plein épanouissement, mais nous pensons que sa vie, sa vie d’homme et dechrétien, a été réalisée dans toute sa plénitude »...

    Grâce au travail minutieux de rassemblement des souvenirs mené depuis des décenniespar le docteur Jean (Ivan Ivanovitch) Liamine les archives familia les conserventaujourd’hui de nombreuses informations précieuses. Le docteur Liamine a beaucoup faitpour que la musique de son père vive en France et revienne en Russie.

    La revue LiteraruS a le plaisir de l’accueillir dans ses pages :

    Propos recueillis par Julie Laloi

    Retrouvez les deux premiers volets de l’histoire dans LiteraruS N°6, 2013

    L’ancienne résidence familiale du parc Sokolniki

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    EMIGRATION RUSSE EN FRANCE

    – Jean, pourriez-vous nous parler desrencontres, concerts et projections autourde l’œuvre spirituelle de votre père enFrance, en Russie ou ailleurs ? Quelsdocuments nos lecteurs pourraient-ilsvoir, lire ou écouter pour en savoir plus ?

    – C’est en France dans les années 1975,que j’ai moi même entendu pour lapremière fois certains des chantsliturgiques composés par mon père,chantés par le chœur de la cathédraleorthodoxe russe Saint Alexandre Nevskysous la direction du maître de chapelleEugène Evetz et par le chœur de l’Institutde Théologie Orthodoxe St Serge sous ladirection de Nicolas Ossorguine.Jusqu’alors, les partitions étaient restéesdans le tiroir de son bureau, telles quemon père les y avait laissées… EugèneEvetz prit ces chants dans le programmede ses concerts les années qui suivirent(église américaine de Paris, églises Saint-Germain-des-Prés, Saint-Julien-le-Pauvre,Sainte-Radegonde de Poitiers etc). J’aiensuite créé une « Association des amisdu compositeur Liamine » pour laquellej’ai reçu aide et soutien de la mairie deParis.

    Cela m’a encouragé à organiser leretour de la musique sacrée de mon pèredans sa ville natale de Moscou, là où ilavait puisé son inspiration. D’abord« sous le manteau », dans les années1980. Et ce n’est qu’au début de laperestroïka, dans les années 1990, que les« Béatitudes » du compositeur ont pu êtrechantées « en première mondiale » par lechœur « Blagovest » sous la directionde Galina Koltsova dans la grande Salledes Colonnes, lors du 3e et du 5e Festivalde musique sacrée de Moscou.

    Mais le véritable retour en Russie de lamusique de mon père s’est fait autourd’un évènement majeur : les fêtes des 850ans de la ville de Moscou dont monarrière-grand-père avait été maire. Aprèsune série de clins d’œil de l’Histoire, et de

    véritables petits miracles, le 5 septembre1998, en présence de l’ambassadeur deFrance, Monsieur Hubert Colin deVerdière, qui m’avait apporté tout sonsoutien dans mes démarches, et desconseillers culturels de notre ambassadeet de la mairie de Paris, ainsi que desreprésentants de la mairie de Moscou etde l’UNESCO, j’ouvrai l’exposition « Lafamille Liamine dans l’histoire vivante deMoscou, 19e et 20e siècles » ; je coupai leruban tendu sur la porte d’entrée del’ancienne résidence familiale du parcSokolniki que ma grand-mère et mon pèreavaient quittée 80 ans auparavant, et queLénine avait aussitôt occupée avecKroupskaïa, et j’y rentrai, entouré de monépouse, de ma fille aînée et de mongendre, de mes neveux et cousins, dequelques amis, ainsi que d’une centaine deci-devant moscovites ébahis et ravis.

    Après les discours d’usage, il y eut unconcert comprenant les chants liturgiquesdu compositeur, par le chœur« Blagovest », ainsi que des piècesorchestrales par un ensemble sous ladirection d’Irène Kandinsky et quelquesromances en français. Les clefs de la« chambre mémoriale » me furent alorssolennellement remises… En ce temps-là,tous les espoirs semblaient permis, et cefût un moment mémorable,fantasmagorique où la réalité dépassaitl’imaginaire, mais aussi un joyeux pied denez à l’Histoire…

    D’autres concerts et manifestationsculturelles ont eu lieu depuis lors, dans lecadre de cette exposition et notammentpour le centenaire de la naissance ducompositeur Liamine, dans les églisesfondées par ses aïeux, Notre Damed’Iveron à Moscou et la basilique de laSainte Trinité à Iakhroma.

    Un film de Vassili Jouravlev « Chantredu Seigneur » (Vospévayushi Gospoda) enquatre épisodes relate tous cesévènements. Il comprend de larges

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    EMIG RATION RUSSE E N FRANCE

    extraits des chants liturgiques ducompositeur.

    Une version sous-titrée en français serabientôt disponible sur Internet. Sur cemême site, un film d’Andreï Polouchine,« Une grande église dans une petite ville »(Bolchoï Hram v malenkom gorodyè)raconte l’histoire de la basilique depuis saconstruction jusqu’à nos jours.

    Il y a eu également une séried’émissions sur radio Mayak par lajournaliste Svetlana Svistounova et uneinterview télévisée sur Canal 3 ennovembre 2010. Effectivement, enoctobre et novembre 2010, à l’occasionde « l’année de la France en Russie », leschants liturgiques du compositeur ont denouveau résonné sous les voûtes deséglises familiales pendant la célébration dela liturgie, avec le chœur « Kastalsky »sous la direction d’Alexeï Rudnevsky. Unconcert consacré aux œuvres de JeanLiamine et d’autres compositeurs del’émigration russe en France et de l’EcoleSynodale de Moscou : A.Gretchaninov,A.Kastalsky, N.Kedrov, V.Kalinnikov,N.Tcherepnine, S.Jarov, P.Tchesnokov, aeu lieu dans l’église du couvent Marthe etMarie (Marfo Mariinskaya Obitel), pour lejour anniversaire de la naissance de safondatrice, la grande duchesse martyreSainte Elisabeth de Russie.

    La Grande Duchesse Elisabeth deRussie fut également à l’origine de lacongrégation des sœurs de N.D.d’Iveronet présida en 1901 la dédicace de cetteéglise, fondée par Elisabeth Liamine, lagrand-mère du compositeur Liamine. Lesgrands-parents du compositeur Liamineavaient eu des liens d’amitié avec lagrande duchesse ainsi qu’une mêmeapproche de la charité chrétienne activedans le cadre de l’Eglise orthodoxe russeet ont collaboré avec l’architecte de lafamille impériale Rodionoff. Cettemanifestation culturelle s’est dérouléesous la présidence de la supérieure du

    couvent de Marthe et Marie à Moscou,mère Nathalia (Moliboga), en présenced’Elisabeth Braoun, coordinatrice desAlliances françaises en Russie,représentant l’ambassadeur de FranceJean de Gliniasty, Mgr VisvaldasKulbokas, premier secrétaire de lareprésentation du Saint Siège auprès de laFédération de Russie, de l’higoumène dumonastère de la Présentation de la villed’Orel, mère Olympiade, accompagnéepar deux moniales, et des représentantsdu monde médical, musical, et des artspopulaires.

    Des conférences avec concert,projection de film et débat, sont parailleurs organisées par diversesassociations culturelles et sociétés,comme celles des Marchands de Moscou,des Zélateurs du chant liturgique

    Jean (Ivan Ivanovitch) Liamine :médecin,

    conservateur des archives familiales

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    EMIGRATION RUSSE EN FRANCE

    orthodoxe russe, etc...– Vous gardez dans votre cœur une

    autre histoire miraculeuse – celle duvoyage de votre maman en France en1922. Pourriez-vous partager ce récitavec nous ?

    – Cette histoire est doublementmiraculeuse : elle comprend deuxépisodes intimement liés bien que distantsde plus de 80 ans.

    Voici donc la petite histoire de l’icône deSaint Séraphin de Sarov à Paris.

    En 1922 en Russie, dans la ville d’Orel,la révolution bolchevique bat son plein.Zénaïde, jeune fille d’une vingtained’années, partage depuis plus de 2 ans lavie quotidienne des sœurs au monastèrede la Présentation. Elle habite chez lasupérieure, l’higoumène Alexia (veuveTimacheva-Bering, née Polouektova).Celle-ci a veillé à son éducation depuis lamort prématurée de la propre mère deZénaïde. Elle est devenue en fait sa mèreadoptive. Matouchka Alexia a pour neveuIvan Liamine, le promis de la jeune fille.

    Six ans auparavant, en 1916, les deuxjeunes gens s’étaient fiancés, mais lesévénements tragiques de la révolution lesséparent, et Ivan se retrouve à Paris où ilinvite instamment Zénaïde à venir lerejoindre, afin qu’ils s’y marient commeils en avaient fait le serment.

    La jeune fille, qui ne se sent pas faitepour la vie monastique, accepte. Elle partd’abord pour la Sibérie, à Tomsk (sixjours de voyage dans un wagon àbestiaux), pour y faire ses adieux à sonpère. Son retour à Orel va durer plusieurssemaines : elle reste bloquée àTcheliabinsk, son passeur à travers leslignes de l’Armée Rouge venant d’êtrefusillé ; mais des amis retrouvésprovidentiellement l’aident à rejoindre lemonastère d’Orel.

    Avant son départ définitif pour laFrance, son père spirituel et confesseur,Séraphin, évêque d’Orel, lui donne sa

    bénédiction et lui confie une grande icônede Saint Séraphin de Sarov (priant àgenoux sur une pierre dans la forêt),toujours présente dans son bureau. Il luidemande de remettre cette icône aumétropolite Euloge à Paris. L’icône, peintesur toile par un moine d’Optino, est ainsienlevée de son cadre, enroulée dans unlinge ; elle accompagnera la jeune fillependant tout son périple et à travers tousles contrôles. Zénaïde finira pars’embarquer sur le dernier paquebot enpartance de Saint-Pétersbourg,chaperonnée par une autre tante de sonfiancé, Sofia Grigorievna Polouektova,quittant toutes les deux leur pays natalpour toujours.

    A son arrivée à Paris, elle va voir lemétropolite Euloge et lui présente l’icônedu saint.

    Mgr Euloge ordonne aussitôt del’encadrer et de la placer dans la chapelled’une maison d’étudiants située dans lejardin d’un immeuble au 91 de la rueLecourbe dans le XVème arrondissement deParis, où il projette d’ériger une église :l’église de Saint-Séraphin-de-Sarov. Ellesera construite en 1933. L’icône s’ytrouve toujours actuellement.

    En 2002, huit années après la mort dema mère Zénaïde Liamine, un groupe dela télévision russe Canal 3 vient chez moià Paris pour une interview : je décide deles emmener à l’église St-Séraphin rueLecourbe, où nous sommes accueillis parle recteur, le père Nicolas Cernokrak ; etlà, je leur raconte la petite histoire del’icône de St-Séraphin ; l’émission doitpasser sur Canal 3 dans toute la Russie.Une quinzaine de jours après, je reçois uncoup de fil.

    – Ici la mère supérieure du monastèrede la Présentation de la villed’Orel, l’higoumène Olympiade, mesparoissiens ont accouru me dire qu’unfrançais parlait de nous à Paris ?!

    – Ma mère, ce français, c’est moi !..

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    EMIGRATION RUSSE EN FRANCE

    Nous parlâmes près d’une heure. Lemonastère en ruine avait rouvert sesportes depuis quelques temps et sereconstruisait peu à peu. Les sœursconnaissaient peu de choses de la vie del’évêque Séraphin d’Orel, sauf qu’il avaitété fusillé en 1937, et elles ignoraientjusqu’au nom même de la dernièrehigoumène du monastère, mère Alexia, magrande-tante... J’envoyai aussitôt unequinzaine de photos des années 1920–1922 et des années 1923–1933. En effetma mère avait pu correspondre toutes cesannées avec Matouchka Alexia jusqu’à sadéportation à Alma Ata. C’est cettecorrespondance d’une richesse inouïe,tant sur le plan historique que religieux,que j’ai été amené à sortir des archivesfamiliales et à transmettre peu à peu aumonastère d’Orel où je me suis rendu en2004. Les moniales ont publié depuis unlivre sur la vie et le martyre de la mèreAlexia, morte en prison à Vologda en 1941(d’après les archives soviétiques auxquelles elles ont pu avoir accès). C’estainsi que par un second miracle, SaintSéraphin de Sarov a rendu leurvéritable histoire, aux sœurs du monastèrede la Présentation de la bonne ville d’Orel.

    – Pourriez-vous nous raconter votrepropre parcours personnel. Commentvous considérez-vous, Français, Russe,citoyen du monde ?

    – La 1ère réponse qui me vientspontanément à l’esprit peut paraîtreparadoxale : « cent pour cent français etcent pour cent russe ! » En fait , je suistotalement intégré à la France, la Francegénéreuse qui a accueilli ma grand-mèreet mon père, la belle et douce France,mon pays natal, où j’ai fait toutes mesétudes, mon service militaire, où j’aiexercé la médecine pendant 40 ans etfondé une famille avec mon épouse,française de souche. J’ai reçu cependantune double culture et suis resté très fidèleà la mémoire de la Russie de mes

    ancêtres, de cette Russie que me contaitma grand-mère dans mon enfance, et quime paraissait alors mythique, enfouiecomme la « ville de Kitège sous les eauxprofondes »… C’est à la recherche decette Russie, grâce à un fil d’or, lemessage spirituel porté par les chantsliturgiques que m’avait laissés mon père,que j’ai fini par réaliser mon propre« retour » dans le pays de mes aïeux,ressusciter leur histoire, la faireredécouvrir par les Russes de là-bas, enleur apportant sur place, les chaînonsmanquants de notre histoire commune.

    En même temps j’ai pu suivre toutesces années, les importants travaux derestauration des églises familiales, pourcertaines, surgies de leurs ruines,vraiment « mortes et ressuscitées » etengager un dialogue amical avec lesparoissiens.

    – Vous appartenez à une famille riched’histoire. Est-ce que vos enfants et vospetits enfants réalisent ce lienextraordinaire avec le passé ?Reprennent-ils le flambeau ?

    – C’est en premier lieu ma femme, quim’a accompagné, aidé et soutenu. Mesfilles et mes gendres ont égalementparticipé activement aux événements,notamment aux manifestations culturellesfranco-russes à Moscou, Dmitrov,Iakhroma et Paris ainsi que dernièrementdeux de nos petits-enfants venus enRussie avec nous. Nos petits enfantsapprécient – et certains avec émotion – lamusique de leur aïeul et découvrent avecle plus grand intérêt l’histoire de leursancêtres russes.

    Cette belle aventure se termine, mais legrain est semé.

    Pour plus d’information consultez :www.youtube.com/watch?v=I1MUvIYRwHk

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    LANGUES ET CULTURES

    Traductrices et traducteurs belgesPortraits réunis par Catherine Gravet,Université de MonsService de communication écriteCollection « Travaux et document » n°12013468 pagesISBN 978-2-87325-074-4

    Le hasard du bonheurEn 2013, la Faculté de Traduction et

    d’Interprétation de l’Université de Mons(UMONS), en Belgique, a publié un ouvragecollectif intitulé « Traductrices et traducteurs

    belges ».LiteraruS a demandé à son éditrice

    scientifique, Catherine Gravet, de nous fairepart de l’objectif de ce recueil. La revue a

    également le plaisir de présenter à seslecteurs, à titre de mise en bouche, le résumédes trois articles rédigés par des membres du

    Département de russe.

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    LANGUES ET CULTURES

    Catherine GravetCatherine Gravet

    Chef du Service de communication écrite etcoordinatrice du Département de français de laFaculté de Traduction et d’Interprétation-EII

    – Catherine, pouvez-vous décrire enquelques mots votre ouvrage ?

    C’est un ouvrage collectif qui réunit unesérie d’articles sur des traducteurs et destraductrices belges d’hier etd’aujourd’hui. Vingt-et-un spécialistesbelges, français, espagnols et grecs, ontenvoyé avec beaucoup d’enthousiasmedes portraits de cinq traductrices, MarieDelcourt, Hélène Legros, Ángeles Muñoz,Françoise Wuilmart et MargueriteYourcenar, et de dix traducteurs, MauriceCarême, Alexis Curvers, Jacques DeDecker, Eugène Hins, François Jacqmin,Maurice Maeterlinck, Pierre Poirier, Alainvan Crugten, Robert Vivier et EmmanuelWaegemans, parmi lesquels figurentnotamment un Prix Nobel de lit térature,Maurice Maeterlinck, plus connu pourson théâtre que pour ses traductions.

    – De quoi parle cet ouvrage ? Quelleétait votre intention ?

    Avec mon équipe, notre objectif était decentrer l’attention sur la personne detraducteurs, nés en Belgique ou y ayantdes attaches. Nous voulions examiner leurformation, leur milieu, leur personnalité,leurs inclinations, leurs rencontres, lesinfluences qu’ils ont subies, leur métier,

    ce qui les a amenés à traduire… Nousvoulions comprendre leurs objectifs etleurs méthodes de travail. Nous avonstenté de déterminer ce qu’ils ont traduit,mais surtout pourquoi, pour qui, dansquelles conditions, comment, s’ils ont étéfidèles ou non, à quoi... Autant dequestions qui nous ont conduits à étudierles traductions en regard des originaux, enregard d’autres traductions. Laperspective, interdisciplinaire, nous amenés à chercher aussi des réponses dansles archives, les correspondances, lesjournaux intimes, la presse, etc.

    – Comment avez-vous eu l’idée de vouslancer dans un tel projet ?

    J’admire les travaux de Jean Delisle,professeur à l’Université d’Ottawa, qui aconsacré deux ouvrages collectifs à desPortraits de traducteurs, publiés en 1999,et à des Portraits de traductrices, qui ontvu le jour en 2002. C’est cette tendancehistorique de la traductologie qui m’ainspirée, et nous allons continuer danscette voie.

    par Olga Baino va

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    ACTUA LITE

    Légend’Air enLimousin :

    les ailes à l’honneur

    Philippe Dardant

    En 2013, en mettant à l’honneur lesEtoiles Rouges de l’URSS et les avionsdes pays de l’Est, la seule manifestationaérienne gratuite de France, Légend’Airen Limousin, a fêté ses dix ans surl’aérodrome de Saint-Junien en HauteVienne.

    C’était une façon pour les organisateursde rendre hommage à leur premierrassemblement.

    A l’époque ce n’était qu’une simplejournée portes-ouvertes avec deuxappareils, le Robin DR 400 de l’Aéro-Clubde Saint-Junien et le vénérable biplanLéopoldoff de Philippe Cantournet,instigateur de la journée. Cinq centspersonnes s’étaient « bousculées » pourvoir un biplan et goûter au baptême del’air sur le Robin.

    L’année suivante, la fête devenaitmanifestation aérienne et commençait à

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    ACTUA LITE

    grandir, prenant le nom officiel de« Légend’Air en Limousin », puis ce fut lacréation de l’association du même nom,avec aux commandes Patrick Dzugan etla quinzaine de personnes composant lecomité d’organisation.

    La dixième édition a été riche enémotions très contrastées avec une météocapricieuse et un très émouvant hommageaux jeunes pilotes français de la célèbreescadrille Normandie Niemen. Héros de laSeconde Guerre mondiale, ils ontcombattu sur le front de l’Est et se sontvus offrir, chacun, par Staline, leur avionde chasse à la fin de la guerre. Uneexposition leur était consacrée et unecérémonie a eu lieu en leur honneur enprésence des familles des pilotes et desmécaniciens, dont un descendant dechacun des trois pilotes originaires destrois départements limousins.

    L’Ambassade de Russie en France étaitreprésentée par l’attaché militaire adjointlieutenant-colonel Solomasov en visiteofficielle.

    Parmi les appareils, dont de nombreuxYAKs et avions d’outre Rhin, se trouvaitun des emblématiques YAK 3 del’escadrille Normandie Niemen. Son piloteGeorges Chauveau a fait unedémonstration époustouflante devant lesplus de 10 000 visiteurs présents. Lespectacle aérien était clôturé de façon toutaussi magistrale avec un autre avionsoviétique, le Sukhoï du champion dumonde de voltige, Frédéric Chesneau.

    Après les avions de l’Est, l’édition des 6et 7 septembre 2014, ayant eu l’honneurd’être labellisée pour la « Mission duCentenaire de la Première GuerreMondiale », a été dédiée à un nouveauthème « Cocardes et la Grande Guerre

    Sukhoï 26du champion

    de voltigeFrédéric Chesneau

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    ACTUA LITE

    1914–1918 ».Le public a pu effectuer gratuitement

    des visites guidées du parc avions etassister aux vols d’entraînement, suivre lebriefing du directeur des vols et participeraux défilés costumés. Un camp de poilusavec sa tranchée grandeur nature de 20mde long, ses véhicules d’époque et sessoldats-figurants en tenue a étéreconstitué durant tout le week-end.

    Le meeting de cette année laissera lesouvenir de moments forts de Légend’Aircomme le passage par Saint-Junien de lacélèbre Patrouille de France en transitentre Roanne et Bergerac et le vol destrois Léopoldoff (sur les quatre avionsrestant actuellement en état de vol enFrance).

    Légend’Air en Limousin présente entrequarante et cinquante avions de collectionchaque année, certains d’eux sontrarissimes. Ils peuvent être admirésgratuitement et de très près. En parallèle,

    plusieurs expositions de véhiculesanciens : autos, motos, side-cars,véhicules des pompiers sont regroupées àproximité dans un pré. Le « Hangar desAviateurs » sert de lieu de rencontre pourles artistes travaillant sur le thème del’aéronautique, peintres, écrivains,photographes, aéromodélistes,collectionneurs, dessinateurs, philatélistes,brodeurs,.. et de plusieurs associations desauvegarde du patrimoine aéronautiquecomme le Conservatoire Aéronautique duLimousin.

    Les organisateurs souhaitent préserverla dimension humaine de leur fêteaéronautique, dans l’esprit de cellesd’autrefois, en mettant en vedette lespetits avions de collection, les machinesrares, qui sont parfois les oubliées desgrands meetings aériens et quis’accommodent très bien des 550 mètresde longueur de la piste et des dimensionslimitées de l’aérodrome, rebaptisé pourl’occasion « champ d’aviation ».

    Cette manifestation réussie n’estpossible que grâce à l’implication de prèsde 150 bénévoles, au soutien des deuxpartenariats publics, la Région Limousin etla Ville de Saint-Junien, et de la trentainede partenaires privés qui concourent ausuccès de la manifestation par leur aidefinancière ou matérielle.

    Duo de Yak 18

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    ACTUA LITE

    BiplanLéopoldoff

    aux couleursd’avantguerre

    de PhilippeCantournet,

    créateurde la manifestation

    Yak 52

    Tranchéemilitaire

    ( reconstitution )

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    Helsinki

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    L’Hôtel de Ville d’Helsinkiaccueille régulièrement des vernissages.

    Une exposition sur la publicité des années1950 y a été présentée de juin à août 2014.Les visiteurs ont pu découvrir des exemples

    de publicités coopératives de l’épo