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7/16/2019 CANTOU Aurelien.pdf

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QU

DES

EN M


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Aurlien Cantou

QUAND LE DESSIN

EST EN MARGESLe developpement de limaginationaux limites de la page

Mmoire de DNSEPoption illustration

Ralis sous la directionde Olivier Deloignon,

charg de cours en histoireet culture du graphisme,

du livre et de limage.

DNSEP 2012


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Aurlien Cantou / H.E.A.R. 2012

La couverture est constitue dedessins de George Prec, Marc Bell,Andr Masson, Raymond Queneau,Benot Jacques, Jochen Gerner, SaulSteinberg, Louis Soutter, et AurlienCantou.

3.1 UNE M

3.2 DUNEMARGINADMARC

3. DU MYTLES MARDESSINAT

ICONOGRBIBLIOG

TABLE DE

CONCLUS

Tabma

QUAND LE

INTRODU

1.1 LA MA

1.2 LES IMMARGES

1. LA MAR

POSITION

2.1 DE LA LCRITUDESSIN

2.2 LES C

PENSEUR

2. PARTIECHEMINE


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QUAND LE DESSIN EST EN MARGES

Le style du jeune Napolon est dclamatoireLa vue de ces travauxprcoces me rappelle mes atras juvnilesmais je ne aisais pas aux

marges de petites maisons, des dessins denant, des barbouillagesdcolier comme on voit aux marges des brouillons de Bon aparte.

Franois-Ren de Chateaubriand1

INTRODUCTIONDs son plus jeune ge, il dessinait dans les marges de ses cahiers . Combien de

fois a-t-on lu cette phrase en introduction de la biographie dun dessinateur ? Le mythe

des marges semble tre intgr une vision globale de lartiste, sous la forme dun enfant

ou dun jeune qui afche sa diffrence, plus indisciplin que bon lve ou bien plus

rveur que travailleur. Ayant moi-mme commenc par dessiner dans les marges, je me

suis aperu que je rentrais dans ce type de clichs. Jen suis alors venu me demander

quelle tait la part de vrit dans ces ides reues, et pourquoi cette action-l tait consi-

dre comme rvlatrice de quelque chose, dun talent ou dun positionnement spcique.

En me penchant sur ces questions, je me suis vite rendu compte que la marge de lcolier

tait seulement une partie de ce quoi lide de marge renvoie. Il tait ncessaire de d -

nir et retracer le parcours de la marge dans un sens plus global pour faire apparatre une

continuit, en dgager les fondements et les concepts transmis au l des ges. Montrerque lacte de dessiner au sein de cet espace prcis sinscrivait dans une longue tradition

de lhistoire du manuscrit, du livre et de lart.

Le dictionnaire2 dnit la marge dans son sens premier comme un espace blanc

laiss autour ou simplement dun seul ct dun texte manuscrit ou imprim . Cest en

premier lieu de cette marge-l dont il sera question au cours de ce texte, en extrapolant

ventuellement dans le domaine des Beaux-Arts. En effet, l espace de papier libre, en

principe non travaill, autour dun dessin, dune gravure est aussi une marge. Lexis-

tence de la marge est intimement lie celle de lcriture et de son support. Mais sa relle

origine, et en particulier la facult dy loger des dessins ou des illustrations, remonte

en fait linvention du codex3. Antrieurement, les rouleaux contenaient des colonnes

2

DictioParis,

3

Hlne Toumarginaleen texte du

direction dVezin, ParisLibrairie-Pr


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INTRODUCTION

dcritures qui en se succdant, laissaient un espace trs rduit entre elles, empchant dy

rajouter quoi que ce soit sans en altrer la lisibilit. Les codices, de par une justication

du texte plus tablie, laissrent un espace latral assez large pour permettre des com-

mentaires scholies de complter le manuscrit souvent aprs sa rdaction. La glose

du XIe et du XIIe sicle reste cependant principalement interlinaire, et cest vritable-

ment au XIIIe sicle quapparaissent les marges de dimensions idales pour commencer

leur exploitation. La marge interne est souvent condamne subir un rtrcissement d

la reliure, mais la marge externe devient le terrain propice lannotation et surtout limaginaire, car correspondant la dnition susmentionne dun espace blanc syno-

nyme de libert.

On peut distinguer ainsi avec la naissance de ce type de manuscrits, trois caract-

ristiques signicatives de la prsence de marges, pour le lecteur, lditeur et le fabricant.

La premire, nous lavons voqu, est cet avantage pratique et ergonomique

quoffrent les marges au texte, cette facult de pouvoir le lire tout en y inscrivant des

remarques, gloses ou commentaires. Lannotation est une pratique courante de lecture,

utile la progression de la pense et la comprhension des crits antrieurs. Elle permet

ainsi dinstaurer un dialogue entre le lecteur et un penseur des temps anciens et davoir

deux points de vue. Lun central, et lautre avec un recul occasionn par son positionne-

ment dans le temps et dans lespace.

Le second rle important jou par la marge, cest la lisibilit quelle offre au texte.Plus le blanc tournant est consquent, plus le texte prend de limportance et se trouve

mis en valeur. Cest dailleurs partir de cette considration esthtique que plus tard,

les ditions de luxe agrandiront leurs marges, la composition et lart de la mise en page

devenant alors des lments cls de la reconnaissance de la beaut dun livre. Pour bien

comprendre cette pratique, cette manire de concevoir le livre est mettre en parallle

avec la peinture. La marge apparat en effet comme le cadre dun texte lui-mme devenu

tableau4. Cest cette notion de sublimation du texte qui aura sans doute sduit les moines

enlumineurs, qui disposaient justement de textes sacrs mettre en valeur et honorer de

leur mieux. Cest ainsi que ds lpoque mdivale, ils ont lintuition de complter leur

art de lenluminure jusquici limit aux lettrines, par lart de lornementation marginale,

4

Franois Marotin, introduction deLa Marge, Actes de colloque (1986),publications de la Facult de Lettreset Sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1988, pp. VI-VII.

Le ait de considrer le cadre du tableaucomme la marge de la peinture (cest-

-dire le raisonnement inverse) estune question abord dans le chapitre Marges , in Victor Stoichita,LIns-tauration du tableau, Genve, Droz, Titre Courant , 1999, pp.53-99.

an de placer le message divin au centre de toutes les proccupations.

Une troisime fonction de la marge justie sa prsence dans un livre, dordre beau-

coup plus technique : son absolue ncessit dans la fabrication du livre, puisque la reliure,

plus ou moins gourmande, a besoin de manger une partie de la marge originelle de la

page.

Lexistence de la marge et son dveloppement travers les ges traduisent la ru -

nion de proccupations la fois intellectuelles, esthtiques et techniques.Le fait de dessiner dans cette marge, telle que nous venons de la dnir, nest pas

dnu de sens, et nest pas non plus reserv aux seuls mauvais lves.

Lobjectif principal de ce texte sera de mettre en lumire ce que jappelle le dessin

dans les marges. Je procederai en dressant une liste de catgories de dessins de natures

et dpoques trs diffrentes, dont je tenterai de dgager un certain nombre de points

communs au-del de leur position limitrophe, an desquisser une dnition personnelle

de cette pratique. Pour la premire fois, le dessin dans les marges sera abord comme

une thmatique part entire, sans se focaliser sur un type de dessin marginal particu -

lier, et sans tomber trop rapidement dans lextrapolation vers la marge dans son sens le

plus large, surtout quand on saperoit que tout est forcment en marge de quelque chose

dautre.

En essayant de lier les diffrents lments iconographiques de ce corpus et en tu-

diant les mcanismes dont ils sont la cause, nous en arriveront au questionnement central

de ce mmoire, qui est de se demander si les dessins dans les marges ne sont pas nale -

ment une manire originale et spcique de penser et de crer.

Enn, pour un mmoire doption illustration, je trouvais intressant de parler dun

sujet qui la fois nous concerne tous, nous parle tous, et qui en mme temps relve certai-

nement dun intrt mineur par rapport lillustration telle quelle est perue aujourdhui,

et telle que je lexercerai je lespre, aprs cette priode dtude.


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1.LA MARGE, UNPOSITIONNEMENTSPCIFIQUE


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Mon pauvre Guy Degrennes, ce nest pas comme a que vous russirez dans la vie !

Publicit tlvisuelle pour le abricant de vaisselle Guy Degrennes, 1984.

1.1 LA MARGE SCOLAIRE

Chez la plupart des gens, lexpression dessins dans la marge renverra dabord

quelques annes en arrire, et ils se souviendront de cette ligne rouge qui traversait leurspages carreaux Seys pour permettre linstitutrice de corriger leurs terribles fautes

de concordance des temps. Cet espace vide gauche de la feuille, initialement rserv

la correction, lautorit, se voyait rgulirement transgress, bafou, manipul par des

lves a priori peu enclins la concentration en classe. Lespace derrire la ligne rouge

deviendra alors synonyme de libert. Certains lves rveurs pourront regarder par la

fentre ou dans le vide, dautres sapproprieront cet espace pour laisser vagabonder leur

esprit. On pourra y inscrire des corrections de corrections, des blagues sur les commen-

taires du professeur, on pourra le caricaturer, faire des jeux, ou encore se raconter des

histoires par le dessin, sans manquer de les montrer discrtement son voisin pour le dis -

traire. Alors que le reste de la page ou la leon donne au mme moment oralement seront

plutt rservs au srieux, au devoir et au respect, la marge sera le moyen de canaliser un

esprit agit vers une forme de rbellion.

TRANSGRESSION

Cette ide est un fondement de la notion de marge, partir du moment o elle

est franchie. Nous lavons voqu, parce quil sagit en premier lieu dune limite sym-

bolise par un trait, un code classique de la dcouverte de lautorit par llve dans

lapprentissage de la vie en socit. Le non-respect de cette limite impose entrane un

positionnement contraire au mouvement gnral qui nous amne vite la question de la

marginalit dans son sens le plus large. Au-del de laction de dpasser le trait de condi-

tionnement, cest lattitude mme de dessiner dans la marge qui est transgressive. Une

attitude afche (une tte baisse griffonner parmi toutes les autres leves en direction

du professeur) quil est possible de percevoir comme une dnonciation de lennui suscit


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LA MARGE SCOLAIRE

par le cours, et donc dune contestation de lordre acadmique tabli. Enn, ce peut tre

le contenu des marges lui-mme qui peut tre provocant. Dailleurs, quand la provocation

va trop loin, ne dit-on pas franchir la ligne ? Il nest pas rare de tourner en drision

lautorit, mais aussi de mettre en images linterdit. Je me souviens parfaitement dattri-

buts sexuels ou de crottes pouvant sinviter dans la marge dun voisin quand il regardait

ailleurs.

Un de mes camarades, trs prolique en matire de dessins marginaux, reprsentait

des scnes sanglantes avec des monstres. Voici ce quil me rpond quand je lui ai deman -

d dvoquer les souvenirs de ses dessins dans les marges : Je me souviens surtout de

mes dessins gores, je dirais surtout maladroits. Je gurais les estomacs en dessinant une

boule avec deux tuyaux qui sortent et je rajoutais de la nourriture ni mche ni digre

lintrieur. Jattribue cela plus mes lectures du moment comme Kid Paddle qu une

forme prcoce de psychopathologie. Selon moi il y avait aussi probablement l un cer-

tain plaisir prouv choquer son entourage et particulirement les lles, un thme que

lon retrouve dans la bande dessine mentionne 5, qui linspirait particulirement.

Ce qui est considr comme transgressif et contraire aux normes est aussi gn-

ralement jug comme mal , do lide que llve dessinateur marginal est un mau -

vais lve, inattentif et indisciplin. Pourtant, le griffonnage dans les marges peut tre

dun point de vue cognitif, plus quun positionnement de contestation, une manire de

raisonner et de se concentrer.

CONCENTRATION

Il est globalement admis que le dessin dans les marges pendant une phase de

recherche, permet daccentuer la rexion et stimule les associations dides grce lau -

tomatisme gnr par les griffonnages. Ce mcanisme, que je considre plutt rserv

ladulte et dont nous tudierons quelques exemples dans la deuxime partie du mmoire,

a intress un certain nombre de scientiques spcialistes de la question psychologique.

Jean Vinchon en particulier, dans un ouvrage intitul La magie du dessin paru en 1959

sappuie sur une centaine de dessins, quil a recueillis par le biais dun appel radiopho-

nique. Pour lui, le griffonneur passif griffonne moins pour se concentrer que pour se

5

Le hros, KidPaddle, est unpassion de jeuxvido avec desmonstres, quiaime notammenterayer sa soeur

partir desunivers assezviolents dont ilest impregn.

librer et retrouver des possibilits dattention, dvocation des souvenirs, dassociation

de ses ides6 .

Pourtant, mon camarade de cl asse et moi-mme sommes formels sur un poin t :

nous suivions lensemble du cours qui tait donn. Les neurosciences reconnaissent

aujourdhui que non seulement les petits dessins de ce type ne perturbent pas latten-

tion porte sur le discours que lon coute, mais quils pourraient mme aider mieux

focaliser celle-ci, voire faciliter lassimilation des informations7. Ces rcentes tudes8

rpondent aux interrogations de mes professeurs qui avaient du mal comprendre que je

puisse rpondre correctement leurs questions manifestement destines me surprendre

dans un moment dinattention, et expliquent galement le retournement de situation qui

sest opr au cours de ma scolarit : simple distraction lorigine, cette pratique du des-

sin dans la marge sest transforme en rel besoin, en ncessit mthodologique utile

ma concentration.

GRAPHIQUEMENT

Visuellement, il me semble important de pouvoir noter ici que ces dessins ont une

esthtique commune. Ils naissent souvent dune plume bien quaujourdhui plumes

et stylos plumes soient progressivement remplacs par des stylos billes ou au crayon

de papier. Si couleur il y a, ce sera de manire trs limite par un outil comme le quatre

couleurs rouge-vert-noir-bleu. Les pleins et dlis maladroits ou le trait lencre bleuepais concentrant les dessins en masse suivent un aspect brut et sommaire, que nous

retrouverons dans dautres types de marges.

Quand ces dessins sont de nature automatique, construits partir dune logique

rythme, il est possible de recenser un certain nombre de gures rcurrentes et rpti -

tives : traits, spirales, formes gomtriques, tches, entrelacs, ches, labyrinthes, prols.

Chacune dentre elles peut se voir inscrite dans une histoire, se voir attribuer une symbo-

lique de manire en dduire un certain nombre dattitudes psychologiques sous-jacentes

plus ou moins vriables9. Il est par exemple intressant de voir que les tches prsentes

sur les buvards ou tombes par mgarde sur la feuille, sont frquemment compltes,

dtournes, arranges, transformes en dessin pour en compenser le sens pjoratif de

6

Jean Vinchgrionnagthrapeutichiatrique dDescle de

7

J.-P. Lachaumarges aidedans CerveaPour la Scie2012.

8

JLP

9

Jean Vinchcit, pp.53-pp.116-127


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rgression et de culpabilit, en les mettant en valeur. La pratique rgulire du dessin

dans les marges pousse ainsi effectuer une forme de rpertoire graphique. La rptition

obsessionnelle de ces formes, les thmes rcurrents, et mme les dessins de nature plus

gurative, nous incitent mettre en place certains rexes. On commencera construire

un bonhomme machinalement par ses yeux, ou bien tracer la ligne dun prol dun seul

tenant, pour ensuite le poursuivre en spirales et combiner diverses formes dans un lan

alatoire. Petit petit, une criture sinstalle. lintrieur de la marge se construisent

nos propres repres, nos codes personnels. Mon ami parle de ce phnomne : Je croisbien que les petits monstres en marge de mes cahiers de solfge sont en fait des dessins

de mon grand frre adapts mon style maladroit. lpoque le fait de refaire encore et

encore quasiment le mme dessin mavait passablement confort dans lembryon dun

style que jai ensuite avort. Nous verrons au cours de ce texte queffectivement, la

construction dun vocabulaire dimages10 par lexercice marginal est une thmatique

rcurrente des diffrents types de marges, particulirement visible chez les dessinateurs.

Le dessin dans les marges renvoie donc dans un premier temps lcole o la

marge est lie lapprentissage des rgles de socit. Limage dpinal de lartiste cancre

vhicule par exemple dans la publicit do est tire la citation en exergue semble pour-

tant faire rfrence une situation que nous avons tous connus diffrents niveaux, peut

tre pour nous faire croire que nous sommes tous des artistes potentiels et nous identier

la marque. Mais le dessin dans les marges na pas pour seule origine lcole, qui est

une gense personnelle. Les enfants sont loin dimaginer quavant eux, les marges aux

origines du livre taient tout autant imprgnes de mal et dinventivit.

10

Pierre Alechinsky :centres et marges,Muses Royauxdes Beaux-Artsde Belgique, 1988,p.24.

1.2 LES IMAGES DANS LESMARGES AU MOYEN GE

Cela pourrait paratre dplac de mettre sur un mme plan les dessins contenus dans

les marges des cahiers dcolier et les cratures, personnages et ornements qui habitent

les marges des manuscrits du Moyen ge. Pourtant, partir de leur position marginale

commune, on peut y voir quelques ressemblances plus ou moins justies, parfois sur le

plan graphique mais surtout sur le fond.

DES DIFFICULTS DINTERPRTATION

Les illustrations marginales du Moyen ge ont longtemps suscit un profond

malaise, un dsintrt et une incomprhension chez les historiens de lart au XIXe sicle 11.

Leur apparente incongruit par rapport au texte, leur caractre parfois trs provocant

et choquant pour nos yeux dhommes modernes, et leur diversit graphique, font quil

parat dlicat de se replonger dans le contexte mdival pour obtenir certaines cls

dinterprtation.

Quand on constate dans les marges de textes religieux, psautiers et livres dheures,

la prsence de monstres, danimaux, dactes sexuels et sodomites, de saltimbanques et

dexcrments, on en vient rapidement se poser la question du sens de ces images. Dans

un monde mdival quon imaginait plier sous le poids de la religion inquisitrice, les dr-

leries interrogent sans intriguer autant que luvre dun Jrme Bosch par exemple,

pourtant relevant du mme type de contradictions . Face ce mystre, certains, comme

Meyer Shapiro12 dans les annes 1930, ont voulu voir une libration des pulsions incons-

cientes rprimes par la religion. Cest principalement une forte inuence de la psycha -

nalyse dans notre perception moderne qui nous incite tirer ce genre de conclusions. Car

en ralit, une grande partie des gures reprsentes sont des images de type convention -

nelles hrites de la tradition grco-romaine (comme le grylle13) ou des images jouant sur

des mots, imprgnes de symbolisme. De la mme manire, propos des images scatolo -

giques dont les marges regorgent, la vision freudienne des matires fcales 14 nous pousse

11

Michael Camarges, auval, Paris, Gimages, 19

12

Meyer Shapimages andLate antiqutian and mYork, 1979,

14

Voir Marysouillure :notions detabou, Par


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LES IMAGES DANS LES MARGES AU MOYEN-GE

vers une analyse tronque de cette omniprsence mdivale. En effet, pour lhomme du

Moyen-ge, la merde fait partie de la vie courante, elle est comprise dans un cycle natu -

rel et lon na pas encore attribu ces substances leur caractre sale (infection, mort)

et honteux . Enn, pour expliquer la prsence de ces images, on les a mme compa -

res aux griffonnages automatiques qui remplissent les marges dcoliers 15. Moi-mme,

en tant que parfait profane en la matire, et en observant pour la premire fois certains

manuscrits, jai t trs tent de faire le rapprochement.

Un rapprochement dordre visuel, dabord, comme en tmoigne ce Livre dheures

du XIIIe sicle conserv au Walters Art Museum Baltimore (g. 1-3). Lun des artistes

ayant travaill sur le manuscrit, a produit un certain nombre de ns de ligne , cest-

-dire des oritures caractristiques qui viennent ponctuer la lecture au bas de chaque

page, sous la forme dune diagonale enlumine. Ces dcorations rouges et bleues, dont

les premires ramications partent de certaines lettres du texte, ont des formes tourbillon -

nantes qui mvoqurent instinctivement une criture automatique ou un remplissage de

lespace assez machinal, tant ces ornements sont proches de ce quun tudiant peut des-

siner pour passer le temps ou se concentrer. En plus de ces formes rptitives que je me

gurais trs libres, on observe trs rgulirement des dessins qui viennent se poser sur

llgant branchage constitu par les entrelacs de couleur. Ils naissent dans le prolon-

gement du trait, poursuivent son lan dans la simplicit et la ligne claire. Les monstres

dessins paraissent totalement alatoires dans leur construction, ils nont pas lair davoir

t rchis, et semblent tre sortis tel quel de la plume du dessinateur, au fur et mesuredu geste quil induisait. La folie qui se dgage de ces dessins dstabilise et induit en

erreur le spectateur moderne car le rapport illustratif texte image tel que nous le conce-

vons aujourdhui, est dans les marges du Moyen-ge radicalement diffrent, voire com -

pltement absent selon les cas.

Ainsi, ces a priori sur les dessins du livre dheures du Walters ne prennent pas en

compte le fait que les enlumineurs ne lisaient que rarement les textes quils taient char-

gs de dcorer. En effet, liconographie sur lensemble de la copie suivait souvent des

modles antrieurs, et les jeux de plumes dont nous parlons nont rien dautomatique

et sont en fait des ornements trs rfrencs et traditionnels. La libert graphique se situe

dans la manire dutiliser lespace partir de ces oritures, et la libert dinterprtation

15

Laura Kendricks,The Game o Love :Troubadour Wordplays,

Berkeley, University oCaliornia Press, 1988,p.114

est due une pratique courante chez les enlumineurs, celle de puiser un mot, de lisoler

et de jouer avec en lillustrant, parfois en le traduisant fautivement partir du latin. Dans

ce manuscrit, on remarque notamment ce monstre tte doiseau et au pied se terminant

par un visage, tenant une pe (g. 1a). Cette pe se situe sous des mots qui dcrivent un

combat la main16. Bien que trs subtile, la relation au texte semble se situer ce niveau.

On dcouvre ainsi un art la fois trs codi, et extrmement affranchi et dsin -

volte quant au sens des mots et leur porte. Il semble quil existait une culture et un got

prononc pour le dtournement du verbe. La marge tant utilise pour gloser et interpr-

ter les textes, limiter ou ouvrir leurs champs dinterprtation, le fait dy placer quoi que

ce soit, y compris des images, aura pour consquence de modier la perception du texte

a posteriori.

UNE LIBERT OUTRAGEUSE

On peut expliquer la prsence des grotesques et des drleries ces monstres,

chimres, mendiants, jongleurs et acrobates qui peuplent les marges en partant du

constat quils reprsentent les marges du monde connu (les monstres sont gnralement

placs aux conns des cartes) et les marges de la socit et de la cour. Les manuscrits

taient commands par les puissants, le clerg et la noblesse, et cest bien leur vision du

peuple, ridiculis de manire cynique, qui est reprsente et qui a pour but de les diver-

tir. partir de l, on comprend mieux que les artistes des marges laissent libre cours certains fantasmes, et font preuves dune imagination dbride. En revanche, ce qui

reste pour moi le plus frappant et toujours assez mystrieux en terme de violence

dans cette prise de libert, sont les dessins en rapport la sexualit, et en particulier ceux

qui mettent en scne des instances religieuses, de manire explicitement anticlricale.

Dans un manuscrit du XIVe sicle duRoman de la Rose (roman quon pourrait qualier

de best-seller mdival17 ) on trouve par exemple cette curieuse image dune nonne,

cueillant des pnis sur un arbre phallus (g. 4-4a). Limage suivante, elle embrasse (ou

se fait embrasser par) un homme roux. Mais cela ne sarrte pas l ! Quelques pages plus

loin, on retrouve nos deux personnages qui passent laction. La religieuse semble cder

aux demandes persistantes du jeune homme, et ils entament un cot o la pntration est

16

Michael Cade cette sqImages dan

opus cit, p

17

Le site htorg recenconnus dcompte p


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LES IMAGES DANS LES MARGES AU MOYEN-GE

clairement reprsente par lenlumineur (g. 5-5a). la

page suivante, on les verra poursuivre leurs bats sur

une botte de foin, qui ma surprise, semblait dj tre

un classique de la reprsentation rotique, mais fait plu-

tt pencher pour lhypothse du viol et de la domination

de lhomme sur la femme dans cette image 18. Linterpr-

tation trs premier degr, presque froide dun texte po-

tique et allgorique en langue franaise est une preuvede la licence exceptionnelle accorde aux artistes

enlumineurs. Au-del de la description sexuelle extr-

mement crue, cest la reprsentation de la nonne qui

choque ici. Cette mise en cause de la vertu dune reli-

gieuse indique-t-elle une vision fantasm de la femme

par les moines ? Un clich du clibat monastique, de ces

hommes produisant des images principalement pour des

hommes ? Dans les marges dun Roman de Lancelot,

on trouve galement une nonne pour qui les prceptes

religieux ont t quelque peu bafous (g. 6-6a). Elle

est agenouille, et allaite un singe, tel une parodie de la

vierge lenfant. Pour Michael Camille, ce type dimages a pour fonction de renforcer

les modles mme contre lesquels elles se dressent 19, car ces modles quelles inversent

ne sont jamais loin, dans les esprits et parfois au sein de la mme page. En somme, lin-

tention de provocation rvle par ces images dans lespace marginal, serait destine

mieux nous renvoyer aux conventions et nous raccrocher au propos central.

LE TEMPS SECOND

La violence subversive de ces images du Moyen ge doit beaucoup une carac -

tristique propre la marge d ans son ensemble : une intervention chron ologiquement

dcale. Si au XIIe sicle, le scribe et lartiste ne faisaient quun, par la suite, les deux

activits seront spares en deux mtiers et deux personnalits distinctes. Lenlumineur

est relgu en position seconde, son travail est moins considr que celui du copiste, mais

19

Michael Camille,Images dansles marges, opus cit, p.46.

18

Le pome duRoman de la Roseparle en grande partie de lartdaimer, de manire allgorique. Il a ait polmique, avec undbat port sur la place publique par Christine de Pisan quiestime lpoque que Meung, lun des deux auteurs accuse,blme et diame les emmes de plusieurs trs grands vices etprtend que leurs moeurs sont pleins de toutes perversits .Cette anecdote propos dune pionnire du militantismeministe apporte un nouvel clairage sur ce manuscrit quenous dcrivons. En eet, dans ces images marginales, linver-

sion des rles et des schmas traditionnels sexistes, et lamise en exergue du ridicule de lhomme sautant sur tout cequi bouge dune part, et de la religieuse nave dautre part,semblent converger vers une ide quelque peu subversive.Cette hypothse se dessine plus clairement quand on saitque les enlumineurs qui lon attribue ces ralisations sontRichard et Jeanne de Montbaston, que cette dernire a reprislaaire de son mari aprs sa mort, et quelle aurait donct tout ait susceptible dinterprter ces pomes de cettemanire, sous la vision dune emme. Cette petite lucubra-tion de ma part montre que les marges pouvaient accueillirdes messages dordre politique et sditieux. Elle sappuie surImages dans les marges de Michael Camille, p. 202, maisaussi Christine de Pisan, au coeur dune querelle antimi-niste avant la lettrepar Micheline Carrier sur le site sisyphe.org, ainsi que le site romandelarose.org, voqu plus haut.

il possde en contrepartie le pouvoir dexgse par la marge, cet effet de point de vue

dplac ou prpondrant qui permet dinteragir avec ce qui est dj crit20. Cette force

est dautant plus grande que le dcalage temporel est important. Lintervention tardive

de lenlumineur pouvait avoir lieu plusieurs sicles aprs son excution, sans quaucune

illustration nait t prvue la base, ou bien en guise de complment dillustrations pr-

existante21. Ces dessins produits postrieurement, nous amnent aux dessins accidentels,

sur lesquels on tombe frquemment quand on aborde la notion de marginalia . Par acci-

dentel, jentends ces dessins qui se retrouvent dans les livres par hasard, parce que leurauteur na trouv que ce papier-l pour les inscrire, ou quils ont t raliss pendant la

lecture du manuscrit dans un moment dabsence. Les dessins du Moyen ge entrant dans

cette catgorie ont donc un statut tout fait diffrent des images enlumines dont nous

parlions jusquici. Contrairement ces dernires, ils ne sont pas spciques la priode

gothique et la culture mdivale, et se poursuivent au-del de linvention de limpri-

merie. Ils sont cependant nombreux durant cette priode, et ont contribu la confusion

avec les drleries et les grotesques et la difcult globale dinterprtation des images

dans les marges. Des dessins denfan ts de propritaires de manuscrits22 aux griffonnages

de commentateurs qui sennuyaient, le dessin accidenteldu Moyen ge paratra pourtant

toujours plus lgitime lpoque, parce qutant totalement imprgn de cette culture

de la marge, du temps second, de ces habitudes de lectures, et de cette vision du monde,

moins ethnocentrique et si diffrente de la notre.

VIDE ET JEU

Enn, la culture mdivale a cela de particulier, quelle a horreur du vide. On voit

dailleurs lvolution de cette caractristique au cours des sicles et parfois au sein

dun mme ouvrage repris au fur et mesure des tendances de lpoque , puisque de

lornementation des lettrines, on en est venu au remplissage des bordures par des motifs

vgtaux, jusqu une saturation la Renaissance, o la marge, devenue extrmement

travaille ne contient plus dimages anecdotiques mais de relles illustrations, clipsant

parfois le texte. Dans un extraordinaire manuscrit du milieu du XIVe dorigine italienne,

on voit bien les consquences dune telle peur du vide. Lenlumineur semble samuser

remplir lespace au maximum, en recourant certaines astuces de composition pour

20

On peut mmtemps dans teur. Car la ldes marges plaisir du coEn les laissaen mme tedmancipaouverture d

on voir la mdune libertserait-ce parausse ide dexpressiola religion ?

21

Hlne Toumarginalepage et mimanuscrit,Jean Martinditions durie-Promod


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26

reprsenter lensemble des animaux et des insectes de ce Trait de vices. Il insre par

exemple de petits insectes dans les moindres espaces blancs laisss par un saut la ligne

et allonge les cous des girafes dans la longueur de la page.

La question de lutilisation dune contrainte spaciale pour jouer avec est un thme

rcurrent de la marge. Mais la marge nest pas cantonne un rle de divertissement et

de jeu. Si elle est un terrain propice au developpement de limagination, cest quelle est

galement un lieu idal pour dvelopper une pense morcelle, dont des dessins parse-

meront le cheminement.


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2.LES DESSINSDANS LES

MARGESCOMME PARTIEINTGRANTEDUNCHEMINEMENT

DE PENSE


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2.1 DE LA PRATIQUE DE LCRITURE LA FORME DESSINE

La marge doit tout lcriture. Elle y est lie par son rle daccueil de commen-

taires, despace rserv lannotation, et par son utilit rendre plus lisible ce qui est dj

crit. Mais il est surtout important de noter que lapprentissage mme de lcriture tant

lcriture littraire dexpression que la reprsentation formelle de cette pratique se faitpar lintermdiaire des marges. En effet, lcriture sapprenant principalement lcole,

elle est soumise la marge scolaire, celle assigne la correction professorale et la

pratique de lannotation.

Le dessin marginal apparat ainsi comme un simple prolongement de la pratique

crite, sintgrant dans un espace qui ne lui est a priori pas rserv, mais quil occupe en

lien troit avec les mots et les lettres. Si les dessins nont pas particulirement de rapport

de sens avec le texte, ils auront au moins un rapport du geste, car dessiner et crire proc -

dent dun mme lan, dun signal de lesprit vers un mouvement de la main jusqu leffet

de loutil sur le support dlimit.

Quand lapprentissage de lcriture se voulait plus rigoureux quaujourdhui, lac-

quisition de limage mentale de la lettre et de son dessin rsultaient de longues heures

de pratique. Apprendre crire signiait bien apprendre dessiner les lettres avant de se

mettre apprendre la langue crite. Lexercice de maniement de la plume donne ainsi lieu

un art calligraphique qui a tendance se dployer au-del des mots, vers lornementa-

tion et le dessin. La lettre est dessin, le mot est image.

Dans les manuscrits du XVIIe et XVIIIe sicle prsents lexposition Et Lettera23

Strasbourg, on trouve de tels exemples dexercices de calligraphie anglaise et italienne,

dont les courbes des lettres travailles la plume se propagent assez rgulirement par-

del les limites du texte. La marge de ces ouvrages ne fait plus quun avec le texte, les

tracs en pleins et dlis permettant de faire la jonction entre les mots et des ornements

et des dessins trs matriss et styliss. Lcriture devient visuelle, les marges permettent

de voir et de lire. Paralllement cela, on retrouve dans ces documents un got pour le

23

Et Lettera, limage, crExpositionCommissarconstitu dDg, AgathMorals, SzZakar, MdMalraux, St


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DE LA PRATIQUE DE LCRITURE LA FORME DESSINE

remplissage que nous avons dj voqu. On considrait parfois que plus la page serait

illisible, plus elle serait difcilement falsiable. Pour les institutions ou les particuliers

qui avaient les moyens de se payer un calligraphe, il sagissait l dune manire dauthen -

tier un texte ofciel.

Dj la n du Haut Moyen ge on pouvait constater des phnomnes simi -

laires denvoles crites vers des dessins marginaux : premirement parce que les dessins

dans les marges servaient lorigine pointer un mot laide dune che stylise ou

dun personnage montrant du doigt, ce qui faisait ofce de jonction entre le texte et lescommentaires marginaux. Un trs bel exemple de drlerie montre la queue dun p

du texte qui a t prolonge par lenlumineur pour former une che, venant sodomiser

un homme poisson24. Ensuite, parce que la naissance des dessins dans les marges, nous

lavons voqu, est notamment lie lexpansion au cours du temps des ornements des

lettrines vers les marges jusque-l plutt prserves. Le type de lettrine que lon trouve

le plus dans les manuscrits gothiques du XIII e sicle est enlumine en couleurs bleues et

rouges et stire en hauteur lextrieur du texte sous forme de plusieurs antennes se

terminant en boucles. Les ornements peuvent partir de la queue de la lettre, peuvent colo-

niser son il, et font parfois la jonction avec une autre initiale, samusant ainsi crer des

liens entre lespace marginal et le corps du texte principal.

On retrouve galement cet lan graphique, partant du texte pour aller vers limage

en marge, avec les jeux de plumes . Dans un manuscrit de droit canon originaire du

nord de lItalie conserv Vendme25, on observe des dessins dont le style est le mmeque les lettrines classiques que nous venons de dcrire, mais qui ont la particularit daller

au-del de lornementation. Ils dbutent par un simple trait issu de certains caractres ou

initiales, qui se dirige vers les espaces blancs pour se diviser en plusieurs lignes dco-

res et allant jusqu former des grappes de raisin stylises, des visages, des monstres et

autres gurines, crachant, vomissant elles-mmes des lignes que nous appellerons jeux

de plumes 26. On remarque le rseau que constituent ces dessins foisonnants, puisquils

lient des lettrines entre elles comme ce monstre attrapant la queue dun dragon ail (ci-

contre), semblent amener le lecteur vers dautres paragraphes, et font mme la transition

entre des pages. Lorigine de ces dessins marginaux trs particuliers reste mes yeux rela -

tivement mystrieuse. Mais une fois de plus jaimerais croire que ces vomissements

24

Psautier de Rutland. British Library,Londres, MS 62925, ol. 14 r, 298x203,Photo British Library

25

Decretum, Vendme,BM. - ms. 0088

26

Cette expression est employ danscertaines descriptions lintrieur desdossiers du site de documentation surles enluminures www.enluminures.culture.r et par M.Camille dansImagesdans les Marges, opus cit, p.59

de traits de plumes partent de la mme impulsion graphique que les dessins dcoliers et

les dessins dexercice dcriture tant ils en sont proches visuellement. Si certains orne-

ments sont devenus des gestes de tradition et sont repris par plusieurs copistes, dautres

ne sont-ils pas invents au moment de leur trac dune manire quasi automatique ? On

peut en tout cas souligner limportance de loutil employ, la plume, qui naturellement

induit un type de geste, pousse tracer des courbes et travailler pleins et dlis. Comme

les lves dans leurs brouillons, les copistes faisaient des essais de plume en marge

du manuscrit, crivaient une petite phrase hors de son contexte ou faisait un petit dessinpour tester lencre, la qualit de la plume et lagilit du poignet. Sils nont rien voir,

cest pourtant cette mme force graphique que lon retrouve dans les dessins au trait du

manuscrit de Vendme.

Tant la calligraphie que les jeux de plumes nous montrent un chemin gestuel

partant de loutil, allant vers lcriture, et poursuivant le trait pour nir en dessin marginal.

An dillustrer cette ide, jai gliss dans ces pages un dessin de Saul Steinberg,

amoureux de la plume et ambassadeur des jeux calligraphiques dans le monde de lart.

Steinberg nest pas proprement parler un artiste utilisant le dessin dans la marge. Pour-

tant, il semble en utiliser quelques codes. Dans son travail, on recense trames, gribouillis,

taches et jets de plumes avec lesquels il semble samuser dans la recherche permanente

de la simplicit et de lefcacit du trait. Mais on remarque surtout cette attention porte

au papier et au manuscrit (il a par exemple dessin sur des partitions), et par dessus tout,

cette communion quil exulte de la forme crite et de la forme dessine, procdant chezlui dun mme mouvement, dun mme pouvoir de communication au service dune ide.

Cest justement la favorisation de la mise en forme dune ide qui va maintenant

nous intresser. En effet, ce mouvement oscillant de lcriture vers le dessin dans les

marges que nous venons de dcrire peut expliquer la tendance des penseurs et des artistes

se laisser aller cette pratique. Ce basculement est le point de dpart dun fonctionne-

ment de lesprit favorisant les pas de ct et les digressions. Mais lanalyse de manuscrits

o stale un travail de rexion montre souvent que ce phnomne samplie quand il

est embarqu dans les ddales de lesprit, lorsquil participe la formulation dune pen-

se et indique la direction du bon chemin par les hasards de la plume.


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2.2 CRIVAINS ET PENSEURS

Les euillets de son manuscrit porteront trace la ois de ses trouvailleset de ses combats. Trouvailles : les mots et les phrases. Combats :

tout le reste ratures, reprises marginales, dessins.

Anne-Marie Christi n27

Les marges sont ainsi en troite liaison avec lcriture, le mouvement graphique et

lapprentissage de celle-ci. La prsence de nombreux dessins dans les manuscrits dcri-

vains produits au moment de leur phase crative, nest donc pas totalement un hasard. Au-

del de lacte dutiliser une plume, le lien fort qui existe entre crivains et marge rside

galement dans limportance accorde leurs manuscrits puisquil fut un temps, pas si

lointain, o le travail dcriture tait indissociable de la matire papier. Lattachement des

littraires lobjet livre bien sr, son toucher, son odeur, se retrouve dans lattention

quils sont enclins porter aux brouillons28. Aujourdhui, les recherches ce sujet et sur les

dessins dcrivains en particuliers, abondent, autant que les corpus dtudes eux-mmes.

Une grande partie des manuscrits font ainsi cho aux cahiers dcoliers, et les dessins

quon y trouve sont souvent du mme aspect et obissent aux mmes principes.

La rpartition texte/image est particulirement claire dans des manuscrits respec -

tant scrupuleusement la limite marginale, comme chez Franois Mauriac 29 ou dans le

cahier de Stavelot de Guillaume Apollinaire30. Mais nombres dexemples montrent que

les dessins dcrivains ne sont pas cantonns la marge physique. La dnition de la

marge peut gagner une part importante de la surface de la page, et se retrouve tendue

son sens plus large de priphrie du texte. Nous parlerons dsormais de la marge plus seu-

lement comme un espace de blanc tournant, mais bien comme tant un lieu mouvant et

instable, un lieu de rexion et de cheminement de pense, quand les dessins deviennent

une criture part entire pour synthtiser linexprimable par les mots ou bien quand ils

laissent lesprit vagabonder an de mieux rebondir sur le texte en construction. Quand les

commentaires crits servent revenir sur un propos, pour le corriger, le nuancer et faire

progresser le raisonnement, le dessin, lui, peut tre le dpart dune ide, son illustration,

27

Po

intetion2000

28

Cette attentimanuscrits dhistoriens, eeux-mmes, de fnalemenCe nest relldu XVIII silintrt dtude cration esacre du man

trouver des mgraphes avanqui montre laception vis et des procdes ges. L(reprsentatorale, ditionne, imprimdavantage s

29

BibliothBordeauxExempleeu (premmm, 1923

30

fg 2.8, p.75


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CRIVAINS ET PENSEURS

ou un moment de pose et de rcration dans la mcanique de lesprit. Il participe en tout

cas un processus global de recherche et de construction.

LE DESSIN, ACTIVIT MARGINALE DE LCRITURE

An de bien comprendre la question du dessin dans les marges chez les crivains,

il faut commencer par en montrer la diversit, les profondes diffrences de fonction et

de nature mme. On peut par exemple dissocier les crivains connus pour pratiquer le

dessin ou la peinture en parallle de leurs activits littraires, de ceux qui le font en toute

discrtion et qui ne lavouent que dans leurs brouillons.

Les crivains dores et dj rputs pour leur double activit et leurs multiples

talents comme Dostoevski31, Victor Hugo, Alfred de Musset, ou William Blake ont

plus simplement attir lattention des analystes de manuscrits en raison de lvidence

que constituait leur tendance au dessin marginal et de lintrt esthtique quon pouvait

accorder ces productions. Mais si la pratique est courante chez dautres crivains, elle

nest pas pour autant souvent revendique. Roland Barthes souhaite par exemple garder

distance cette activit parallle de barbouillages tachistes, cette activit qui na

gure de nom32. Dautre part, qui aurait pu souponner lexistence des petits dyables33

dAndr Malraux, comme il les appelle ? Ils ont ainsi t conservs dans lintimit de ses

manuscrits comme des fragments personnels dun crivain, maintenus dans lombre de

la stature dun homme dtat. Parfois, la prsence dun dessin dans les marges chez un

crivain peut tre un parfait accident, car lon nen retrouve nulle part ailleurs.

En vrit, le dessin dcrivain nest pas produit pour tre regard, apprci, et

encore moins analys. Il est un court moment privilgi entre lauteur et son manus-

crit. Cest une activit dans le prolongement de lcriture, certes, mais toujours margi-

nale par rapport celle-ci. Il faudra donc lister en particulier les trois fonctions prin-

cipales remplies par les dessins dans les marges des crivains : les dessins dits rcra-

tifs , automatiques ou dimagination, les illustrations de texte, et les dessins dide et

dorganisation.

31

Voir les recherches de KonstantinBarsht, en particulier Dostoevski : ledessin comme criture, Genesis, n17,2001 (p. 113-129) o on peut voir com-ment se mlent les dessins lcriture,et o sont intret pour la calligraphieet larchitecture sont rvls dans lesmarges.

32

Le degr zrodu coloriage(1978),uvres com-pltes V, sous ladirection dEricMarty, Paris,Seuil, 2002,p.453.

33

Madeleine Malrauxet Iigo deSatrstegui,Andr

Malraux : Dessins,Bordeaux, Mollat,1998.

LA MARGE, APPEL LIMAGINAIRE

Un lment dcisif dans mon apprciation des marges dcrivains, a t de voir que

les potes y taient particulirement sensibles. En effet, la plupart des grands potes ont

une production dessine apparaissant dans leurs manuscrits. Ceux que nous avons dj

cits bien sr, les noms dexcellents dessinateurs comme Verlaine et Baudelaire venant

ensuite, mais aussi tous les potes du XXme sicle, dj connus pour leurs talents gra -

phiques : Appolinaire, Jacob, Michaux, Dotremont, Cocteau ou Albert-Birot. Il est

noter que des dessins apparaissent galement de manire plus anecdotique chez Rimbaud,Vian, Desnos ou Prvert. Mais celui chez qui la cohsion extraordinaire entre dessin et

posie a t le plus tudie est certaine-

ment Antonin Artaud. Dans ses manus-

crits, on voit bien quel point lcriture

potique semble chez Artaud indis-

sociable dune vision graphique des

choses. Dans 50 dessins pour assassi-

ner la magie, il mle dessins et vers sur

des pages carreaux, se lanant dans

un hommage potique sa pratique du

dessin (extrait ci-contre).

La marge est alors utilise plei-

nement, faisant notamment natre

toutes ces formes oblongues et ces

totems, accompagnant un geste crit

assez violent, dstabilisant lordre

linaire de la lecture et lordre centr

de la vision. Cette violence est alors

parfois apaise par lexcution des des-

sins, qui permettent de laisser la pense

otter librement. La posie montre bien

la qualit daccompagnateur du grif-

fonnage dans les moments de cration

Ils sont donc entremls

des pages,

couchs sur des pages

o lcriture tient le 1er plan de la vision,

lcriture,

la note fvreuse,

eervescente,

ardente

le blasphme

limprcation

Dimprcation enimprcation

ces pages

avancent

et comme des corps de

sensibilit

nouveaux

ces dessins

sont l

qui les [commentent

les arent

et les clairent [.] 6


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38


littraire. Paul Valry, dessinateur marginal par excellence, a lui aussi tendance laisser

parfois un vers dune posie en suspens. la recherche dune suite, il retourne alors sa

feuille et crayonne, pendant que le pome reste actif dans son esprit. Cest un peu ce ph -

nomne quil semble expliquer dans Posie et Pense abstraite par sa mtaphore de la

pendule potique. Une sorte de va-et-vient entre la forme et le fond, entre le son et le

sens, entre le pome et ltat de la posie34. Ainsi, dans lespace de la page manuscrite,

le dessin est une tape intermdiaire, une coupure, un prolongement ou une introduction

lcriture, dans un processus de macration laissant surgir les images mentales. Anto-

nin Artaud insiste sur le caractre magique surtout, magique dabord et par-dessus tout

de ces notes. Cette magie, que jinterprterai comme tant leur capacit faire appel

limaginaire.

Dailleurs, dune autre nature, des dessins dcrivains apparaissent en marge, pour

xer limaginaire par le dessin. Je veux parler des pures illustrations de texte, qui

aident le romancier ou le pote dcrire lunivers quils construisent, mettre des mots

sur des images quils doivent matrialiser. Souvent, les auteurs de science-ction, par

exemple, vritables btisseurs de mondes , ont tendance accumuler notes, croquis,

schmas, avant de se lancer dans lcriture du rcit (g.2.18 p.79). Leurs dessins dans les

marges apparaissent alors pour largir le monde quils crent, participant ainsi la mise

en forme quasi encyclopdique dun univers quil devient ncessaire de diffrencier du

notre. Lillustration de son texte par lauteur dans la marge, permet notamment dappor-

ter de nouveaux lments de description, que les mots ne peuvent que suggrer. On voitbien le plaisir que peut avoir Lewis Carroll illustrer lui-mme son roman, malgr la

lucidit quil peut avoir propos de son niveau de dessin. Dans le manuscrit de la pre-

mire version dAlice aux pays des merveilles intituleAlices adventures under ground

(les aventures souterraines dAlice), Caroll montre quil est trs soucieux de ses dessins,

et le fait que ce soit les clbres illustrations de John Tenniel qui aient t retenues dans

la premire dition nest d qu linsistance de son diteur 35. Avec un trait inuenc par

Edward Lear, il sattache ce que le texte et les images soient le plus imbriqus possible,

pour accompagner un rcit fantastique de ce genre l. Cest pourquoi ses illustrations

se retrouvent souvent dans la marge, celle-ci tant utilise en crant du sens, comme le

prouve cette illustration de la croissance dAlice se dployant sur toute la hauteur du

34

Paul Valry,Posie et pense abs-traite, Zahane Lectures, Oxord,

Clarendon Press, 1939, pp. 20-21. Jaiemprunt ce rapprochement LouisHay, dans Images du manuscrit dansLitteratura&Arte, n6, Rivista annuale,Pise, Rome, 2008.

35

Patrick Roegiers,Le visageregard ou Lewis Carroll,dessinateur et photographe,Paris, Cratis, 1982.

manuscrit.

Quil sagisse de dessins de pose dans un moment cratif ou dun dessin dillus-

tration et de mise en image de lcrit, on voit bien comment le dessin est une projection

de la vision de lcrivain, et quel point il est un lment constitutif de la progression

artistique voluant sur la papier. Dans ces cas, le dessin dans les marges fait parti de la

dmarche globale de lcrivain, le dessin et lcriture tant pour lui placs presque sur

un mme plan. La question tant de savoir sil est possible de parler pour autant dune

forme dcriture unique ou doprations runies en une unit 36. Quoi quil en soit,le dessin dans les marges semble dsormais se positionner dans une habitude de travail et

peut tre li une manire particulire de penser en diagonale.

LE DESSIN ET LA MARGE, INTGRS LA THORIE DES NOTES

Une poigne dcrivains seulement sont particulirement concerns par une notion

que je qualierai de recherche marginale . Ce sont peu prs systmatiquement les

mmes noms que lon retrouve dans lensemble des tudes consacrs aux manuscrits, aux

carnets, et la mthodologie des crivains. Les trois principaux sont Paul Valry, Georges

Prec et Claude Simon. On retrouve chez eux, une pratique de lcriture exprimentale,

qui pourrait expliquer lintrt que suscitent leurs manuscrits.

Valry en particulier, a beaucoup thoris sur le sujet. Il dcrit sa mthode de tra-

vail comme base sur lannotation, les marginalia , les carnets pars. Son mode de penseest fragmentaire, et le fond de ses manuscrits est si consquent, que les analystes en sont

venus se demander sil sagissait l dune uvre posthume calcule par le philosophe.

Sa manire de travailler, son got pour le classement, Valry en a tabli une vritable

thorie des notes37. Les nombreux dessins qui se glissent dans ces notes, montrent ce

lien vident quil existe entre Valry et la notion de marge.

Concernant Prec, les brouillons de La vie, mode demploi sont assez rvlateurs

de son mode de fonctionnement. Ce roman sappuie sur un cahier des charges assez

complexe, de contraintes mathmatiques, absolument invisibles la lecture. Le cahier est

constitu de listes de mots en colonne, surligns au fur et mesures de leur intgration au

texte, auxquels sajoutent de multiples griffonnages et schmas dans lespace droit de la

37

Paul ValryPoe , dans1927, p.12, cmarginaliaopus cit, p


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page. Prec est connu pour son gnie littraire utilisant la contrainte comme lment cen-

tral du rcit. Son esprit la fois mathmatique et dsordonn, fait quil tait un penseur

hors normes, toujours dans le besoin de penser, classer, crire, moins que ce ne soit dans

lautre sens. Entre la marge et la liste, son uvre manuscrite est au moins aussi fascinante

que son ses ouvrages publis.

Enn, le cas de Claude Simon est un exemple intressant de construction littraire

gnre par la marge. Pour la rdaction de La Route des Flandres, il a dabord procd

par laccumulation de matriaux crits dans le dsordre. Ensuite, dans le but de les assem-bler, il a utilis une lgende de couleurs, quil a attribue chaque personnage, chaque

thme, avec la plus grande prcision possible. Sur le manuscrit, cela se traduit par une

colonne de formes rectangulaires de couleurs, simbriquant la manire du jeu Ttris .

Cette marge colore, parallle la liste chiffre des phrases, va tre profondment impli -

que dans llaboration du rcit, jusqu induire mme des parties entires. Ce quil y a

dintressant, cest que jai fabriqu certains passages [du rcit] parce quil manquait

un peu de vert ou un peu de rose tel ou tel endroit. Je nen avais absolument pas lide

avant de commencer. () Et, chose galement intressante, il sest trouv que certains

des meilleurs passages du bouquin ont quelquefois t ceux qui mont t imposs par

ces ncessits de construction38. . On voit ici que limage dans la marge pense comme

systme , renverse le mouvement que nous dcrivions. Nous voil parvenus au point

o cest limage qui se prolonge en criture.

Ces auteurs nous montrent dans quelle mesure le dessin peut tre un outil nonngligeable dans lassistance de lcriture, par le classement et le rangement. La marge

favorise un raisonnement par fragments, mais exprime galement un got pour la clari-

cation de cette pense mise sur papier. La disposition de ces crivains pour lcriture

sous contrainte marque bien leur diffrence. Le dessin dans les marges nest plus

seulement une activit dilettante parallle, mais bel un bien une manire de fonction -

ner, le dessin de respiration se trouvant tre autant impliqu que les systmes dessins.

Cela nous renvoie peu peu aux Images de pense 39, ces croquis, schmas, tableaux,

dessins que sont susceptibles de produire un grand nombre de disciplines artistiques et

scientiques, chacune se dsolidarisant de leur langage conventionnel pour exprimer le

plus prcisment une pense quil sera difcile de concrtiser par les mots seuls. Si cette

38

Claude Simon, laquestion in ClaudeSimon (Colloque deCerisy), UGE, coll.10/18, 1975, p.428.

39

Marie-Haude Caraset Nicole Marchand-Zanartu,Images dePenses, d. RMN,Paris, 2011.

notion nous fait driver progressivement de lide fondamentale de marge et de dessins

dans les marges que nous dveloppons dans ce mmoire, il faut dceler nanmoins le

rle primordial quelle a le pouvoir de jouer dans la mise en image de la pense, et dans

lvolution de celle-ci.

La question qui se pose dsormais, est de savoir si ce phnomne sapplique aux

dessinateurs, et si moi-mme jai t susceptible dy recourir ou si je me sens proche

toutes proportions gardesde ce mode de pense.


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3.DU MYTHE LA RALIT :

LES MARGES CHEZLES DESSINATEURS


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3.1 UNE PRATIQUE PEU RPANDUEOU UNE MARGE TENDUE ?

Dans un bureau de poste de Picardie, jattendais une communication tlphonique. Pourpasser le temps, je pris une ormule tlgraphique qui tranait sur la table et traais la plume une tte de emme. Je dessinais sans y penser, ma plume allant sa volont,

et je us surpris de reconnatre le visage de ma mre avec toutes ses fnesses.

Henri Matisse40

Dans chaque enant il y a un artiste. Le problme est desavoir comment rester un artiste en grandissant.

Pablo Picasso41

Le chapitre prcdent nous aura ainsi montr que lutilisation de la marge accom-

pagne souvent le dsir de travailler une ide, de construire un raisonnement. Le fait de

dessiner dans ce but montre que le dessin dans la marge nest plus simplement un jeu, un

passe-temps ou une provocation mais quil relve dun fonctionnement gnral, dune

manire de penser, sous la forme de notes graphiques dissmines, quil faudra ensuite

ordonner. Si tel est le cas chez les crivains et autres penseurs, quen est-il chez ceux dont

le dessin constitue lactivit principale ? Les dessinateurs (le terme dartisteme semblant

beaucoup trop vague) utilisent-t-ils la marge de la mme manire que lorsquils taient

lcole (pour peu quils aient effectivement dessins lcole) ou bien comme un rel

atout, une sorte dassistant personnel dans leur processus cratif ? Quest-ce qui diffren-

cie la marge dun pote de celle dun illustrateur ? Au-del de la ralit de cette pratique,

quoi correspond nalement la marge chez un dessinateur ?

LA MARGE SUIVRE

Trouver des exemples de ce que pourrait tre la marge dun dessinateur nest pas

si vident. Si les dessins dcrivains ont permis aux historiens de dverser beaucoup

dencre, la recherche sur la marge dans les manuscrits dart est encore plutt timide. Celle

sur les rapports entre marge et bande dessine est inexistante. Cest pourquoi je com-

41

Source nonidentife


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UNE MARGE TENDUE

mencerai par dcrire un exemple issu de ce milieu-l, souvent marginalis par les mdias

et les commentateurs culturels. Cet exemple est celui des marges de Fluide Glacial, qui

montre bien ce que peut encore signier la question de marge pour un dessinateur, en

loccurrence, de bandes dessines.

Les marges de Fluide Glacial, sont presque aussi vieilles que le magazine, et

elles ont contribu une partie de son succs. Elles naissent ds le n6 en 1976, dans

la Gazette de Frmion , journal pirate lintrieur du journal, pilot par le rdac-

teur en chef ponyme. Cet aspect clandestin ne positionne t-il pas dores et dj lentre-prise dans un positionnement marginal tel que nous avons pu jusquici lexposer ? Mais

poursuivons. Ainsi, des premiers gags de Gotlib, Alexis, Loup ou Lacroix colonisent les

marges de la gazette, de manire devenir au l des annes (entrecoup dune petite

priode creuse dans les annes 80, et dune relle activit partir du milieu des annes

90) une pratique incontournable dans lesprit du journal, et un phnomne ditorial tout

fait unique en son genre. En effet, peu dhebdomadaires peuvent se vanter de laisser

leurs collaborateurs rguliers venir samuser dans un espace normalement vierge, agrandi

exprs pour eux, au moment de la priode sous pression que constitue le bouclage du

journal. Je dis bien samuser , car cest ce qui nous intressera dans cet exemple. Ce

qui se dgage de ces marges quand on est un lecteur de Fluide, cest la gnrale bonne

ambiance qui semble rgner dans lquipe des dessinateurs, qui nous montrent avec ces

dessins lenvers du dcor, un petit aperu sympathique du travail du dessinateur et de

la vie dun journal. La majorit du contenu de ces marges, est dans la droite ligne des

dessins dcoliers. Et cet cho retentissant, est dautant plus assourdissant quil vient

comme soutenir le fameux poncif de llve dessinateur et garnement. On y trouve ainsi

de nombreux jeux, la plupart des dessins sont des taquineries des dessinateurs entre eux

et des mises en scnes de chacun, se transformant en personnages part entire construits

au l de running gags. On y trouve aussi des marges plus graphiques , de remplissage

ou de dtournements dimages (un dessin xe de Bernar dans chaque numro est par

exemple dtourn rgulirement par Blutch). Toutes les thmatiques de la marge jusque

l abordes sont prsentes. Par exemple, la notion de temps second agit quand on voit

linteraction entre les diffrents intervenants qui compltent leurs dessins et se rpondent.

La notion de subversion et de critique de lautorit est galement l, puisque il y a rgu-

lirement des dessins qui attaquent directement le rdacteur en chef de Fluide Glacial

(protant du fait que ce dernier ne lit que rarement les marges, faites au dernier moment)

ou qui sont parfaitement politiquement incorrects.

Mais deux aspects importants de ces marges sont noter : premirement, le fait

que ce moment particulier entre collgues est souvent loccasion pour les dessinateurs de

tester des ides de gags ou de srie. Pris dans les dlires de limprovisation, ils acquirent

une libert leur permettant des audaces insouponnes. La marge comme laboratoire, ou

comme libratrice de la pense est donc galement trs puissante chez le dessinateur.Deuximement, la particularit du dessinateur par rapport lcrivain, semble tre lai-

sance quil peut avoir jouer avec lespace. Lutilisation de la marge comme contrainte

de composition, est une intuition chez le dessinateur qui apparat beaucoup plus claire -

ment. La srie des trucs-clacs de Hugot, les pin-up anorexiques de Raynal ou les gags

jouant sur le manque de place (dessin de blutch p.99), e n sont des exemples probants.

Ces dessinateurs de bande dessine humoristique semblent donc retrouver le plaisir

de la dsinvolture des marges de leur enfance. Lamusement la lecture donne en tout cas

cette impression. Il y a peut tre un sentiment similaire chez des auteurs comme Franquin

et ses fameuses signatures, en dehors du cadre, dcores et animes 42. Il est dailleurs

noter que les marges du journal Spirou, de manire moins systmatique, contiennent un

nombre important de petits dessins jouant avec les titres, les foliotages, donnant ainsi

une valeur ajoute et sentimentale au magazine de prpublication par rapport lalbum

cartonn43. Cette pratique parat donc relativement ancr dans les habitudes du dessina-teur, au service de lhumour, venant en partie consolider une vision strotyp du travail

de bande dessine tel quil est ici prsent. Mais sil est ici afch, le procd du dessin

dans les marges existe t-il en tant que tel dans la vie courante du dessinateur ? Lutilise

t-il comme une mthode de travail ?

METHODE DE TRAVAIL ET RECHERCHE

Lusage de la marge, intgr la mthode de travail du dessinateur, commence

naturellement par des croquis aux conns de la planche nale. Le cas de gure est int -

ressant car on se retrouve avec des dessins en marge de dessins, il ny a alors plus tout

42

Les signatuFranquin, Marsu Prod2005.


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UNE MARGE TENDUE

fait ce rapport texte/image que nous dcrivions dans dautres chapitres. Les lithographes

utilisent par exemple la marge pour prouver leur outil ou sexercer la main avant denta-

mer le travail, en dessinant parfois de minuscules esquisses de correction sur les preuves

dessai, que limprimeur se chargera deffacer au moment du tirage. Les essais doutils

chez le dessinateur donnent lieu des marges dautomatisme assez particulires. Quand

des dessins se mlent la palette de couleurs par exemple, permettant de jouer avec les

formes alatoires des diffrentes taches en venant gribouiller par dessus avec un stylo.

Mais la diffrence dun penseur, un praticien du dessin a la possibilit de remployer un

dessin automatique. Il y a quelques annes, jai tenu un carnet de dessins exclusivement

rempli pendant des cours thoriques. Au fur et mesure apparaissaient la fois un uni-

vers et une criture, et un certain type de hachures est n de loutil, que jai pu remployer

dans mes illustrations rchies. Le dessin marginal devient alors un moyen technique

davancer dans une pratique artistique.

Ensuite, il faut se demander comment cela interagit avec la partie plus conceptuelle

de la dmarche du dessinateur. Peut-il utiliser ce type de dessin dans le but de faire avan-

cer sa rexion personnelle ?

Il me semble intressant de citer le travail de Joann Sfar sur des textes de diffrents

philosophes publis aux ditions Bral. Sil se situe plutt dans une dmarche dillus-

tration didactique, de partage dune lecture, il est possible nanmoins de percevoir ce

quoi pourraient correspondre les marginalia dun illustrateur. Quand Sfar entoure un

paragraphe pour le transformer en bulle et en parole dun personnage mis en scne dansla marge, il pratique ainsi la glose dessine. Je nai pas trouv beaucoup dexemples

historiques de cela, mais comme cest une pratique laquelle je me suis quelquefois

adonn, elle vient appuyer lide que la marge, y compris du dessinateur, est un moyen

de travailler un propos et davancer une rexion par le dessin.

MARGE TENDUE

Enn, en interrogeant certains de mes camarades, je nai pas trouv une vraie pra-

tique de la marge comme moyen de penser, une vraie marge la manire des margina-

lia dans les livres. Cest juste sils reconnaissent avoir dessin dans leurs cahiers pen-

dants leurs tudes, et ce nest pourtant pas systmatique. Sans gnraliser pour autant,

dans mon entourage, les dessinateurs plutt spcialiss dans la bande dessine ou le des-

sin dhumour, ont peut tre plus tendance se distraire ou sexercer dans la marge. En

revanche toutes ces pratiques semblent tre remplace par le carnet de recherche et la

marge du dessinateur parat peut tre plus tendue quelle nen a lair. Feuilles volantes,

post-it, murs, son susceptibles daccueillir des dessins surement plus riches et intres-

sants dans la forme que les dessins de penseurs. La difcult pour moi de tenir des car -

nets de recherches, est dailleurs que mes dessins se dispersent dans toutes ces formes

de marges, totalement clates, et quil devient compliqu de les runir et de les utiliser

dune quelconque manire.

Cependant, certains dessinateurs savent remployer une criture visuelle marginale

aprs la phase daccumulation, lexposent et la dveloppent dans une relle dmarche

artistique.


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50

3.2 DUNE PRATIQUE MARGINALEVERS UNE DMARCHE ARTISTIQUE

Nous venons de voir que la marge du dessinateur a subi une certaine volution

depuis ses dessins dcole. Si lon retrouve les ides principales de la marge, de lattitude

subversive au cheminement de pense, on peut la voir de manire largie au carnet et

la recherche parallle. De la mme manire quun mathmaticien dans ses dessins tl -phoniques aura tendance transformer ses cercles en sphre, ses triangles en pyramide, et

ses carrs en cube par dformation professionnelle44, le dessinateur emploie ses propres

codes, utilise et dveloppe le mme langage que dans son travail en ladaptant au support

marginal. Parfois, lemploi de ce langage graphique se rvle si personnel et signicatif

de lapproche crative de lauteur, quil peut dcider den faire une relle dmarche artis-

tique, propulsant ainsi la marge dans la lumire.

LA MARGE EN POSITION CENTRALE

Certains artistes font de la marge, telle que nous lavons dnie au cours de notre

rexion, un lment central de leur uvre. Le dessinateur de bandes dessines Jochen

Gerner45 par exemple, sest illustr dans le monde de lart en exposant et en ditant, sous

forme de fac-simil, ses carnets de dessins tlphoniques. Ces carnets, poss ct du

tlphone, rceptionnent les dessins effectus au cours du temps durant les conversa-

tions tlphoniques de lartiste. partir de traits alatoires, saccumulent au l des pages

des formes abstraites ou guratives, se rpandent des motifs de manire obsessionnelle

constitus dobjets et de personnages, auxquels se mlent les notes et les mots issus des

discussions. Ce travail trs tal dans le temps chaque conversation quivaut un ou

deux centimtre carr du carnet, et une page peut tre le rsultat de trois mois daccu -

mulation de dessins automatiques permet dapprcier lvolution graphique de lauteur.

Au fur et mesure de lavancement du carnet, une criture sinstalle, de nouvelles obses-

sions, des rexes apparaissent. La superposition des dessins est plus construite et on

sent que lespace de la page est appropri plus facilement. Quand lauteur est occup sa

44

Jean Vinch

45

Joc

197et adesTrprejeudenotLArvmajsanban


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DUNE PRATIQUE MARGINALE VERS UNE DMARCHE ARTISTIQUE

table avec un pinceau et de la couleur et que le tlphone sonne, il garde loutil pendant

la conversation et la couleur se retrouve par accident dans le carnet. Ce mouvement de

la table dessin vers le tlphone et son carnet, montre bien le positionnement marginal

de cette pratique chez lartiste, son statut de travail de recherche graphique parallle et

autonome46 . Lexposition de ces carnets les dplace alors en position centrale, et montre

lintrieur mme de la cuisine graphique de Jochen Gerner. Il dnit dailleurs ses

dessins tlphoniques en ces termes : Pour moi cest ce quil y a de plus personnel, cest

ma vie en tranche sur des pages, je me mets nu mais en mme temps je ne me montre

pas, je ne me dessine pas vraiment non plus et je ne me mets pas en scne. Cest comme

si je ne montrais pas mon visage ou mon corps mais lintrieur de mon cerveau. 47 Lat-

tention concentre sur la marge provoque toujours un sentiment de voyeurisme sur un

monde cens tre cach, voluant dans lombre. Pourtant, elle exerce paralllement sur

le spectateur une fascination pour la mise sur papier des profondeurs de lesprit ou des

mcanismes de la pense comme nous avons pu le voir chez les crivains.

La mise en place progressive de systmes graphiques inhrent au style et

la culture artistique de lauteur peut conduire la revendication de ces signes dans len-

semble de son travail. Un illustrateur comme Marc Bell semble avoir parfaitement intgr

les langages automatiques propres la marge dans ses uvres. Il utilise les griffonnages

et ornements classiques quil mle ses inuences graphiques comme Robert Crumb

ou Max Fleischer, apparaissant avec plus ou moins de rminiscence. La productivit

incroyable de cet artiste et la profusion des dessins montre la pratique obsessionnelle et

quotidienne quil peut avoir de ce type de compositions alatoires, crant un univers tout

entier ayant sa propre logique. Comme Gerner, une feuille seule naurait que peu de sens,

mais le dessin compris dans un ensemble explicite la dmarche. Pourtant, les dessins

tant produits en tat de semi conscience et dcouverts une fois le tlphone raccroch,

la vue dun univers organis dans la page chez Gerner est une raction quil observe a

posteriori. Lapproche de Marc Bell, elle, serait plus de lordre de limprovisation. Le

temps daccumulation nest plus aussi tir et fragmentaire mais semble au contraire plus

continu et intuitif. Limage est construite progressivement autour daxes visuels forts et

intentionnels (un personnage, un fragment de paysage, une forme organique) dgageant

un certain sens de la composition. Si les dessins de Gerner ont tendance se superposer

46

Jochen Gerner, Introduc-tion deEn ligne(s), Paris,LAmpoule, 2004.

47

Jochen Gerner interwiev parChristian Rosset,Avis doragedans la nuit, France Culture,Radio France, 2010.

de plus anciens, crant des transparences, ceux de Marc Bell sont parfaitement spa -

rs dans laccumulation, tel un clat de toutes les pices et engrenages de son univers.

Cette sensation paradoxale de clart et dordre dans les images satures de Bell est ren-

force par la forte prsence de texte et de typographie. Les titres travaills sont intgrs

limage, des bulles sont ajoutes pour donner vie des personnages absurdes, et des mots

sont nots par ci par l pour interagir avec les dessins, crer de nouvelles combinaisons

de sens ou plutt de non-sens. Un peu comme Gerner qui note les phrases type des usages

tlphoniques telles nous nous efforons dcourter votre appel , pour contextualiser

ses dessins, Bell intgre des notes sans rapports apparents, issus du quotidien, comme

elles viennent, de manire impromptue.

Avec des intentions quelque peu diffrentes mais des consquences parfois simi-

laires, Gerner et Bell utilisent ainsi chacun leur manire la puissance libratrice des

marges. Ils mnent galement tous deux en parallle un travail de narration en bande

dessine, dans lesquels ils vont pouvoir remployer certaines trouvailles issues de leur

pratique marginale. Mais cette phase dexercice et de recherche prend une place telle

dans leur vie artistique, quils sont presque contraints de lafcher et de la revendi -

quer, pour peut-tre apporter un nouvel clairage sur leur travail plus conventionnel .

QUESTIONNEMENTS ARTISTIQUES

La propulsion de la marge sur le devant de la scne , et la mise en forme dun

exercice au dpart trs personnel, permet pour des artistes de mettre au point une mthode

de cration en gnrant une esthtique rinvestir. Ces travaux donnent voir un rsul-

tat, les consquences dun positionnement et dune manire de crer, alors quon peut

sinterroger sur les fondements mmes de ce type diconographie, que jai en partie tent

de dcrire jusque-l au cours de ce mmoire.

Andr Masson est certainement celui qui a le plus interrog la pratique du dessin

automatique parmi ceux qui lont expriment chez ses amis surralistes. tel point

que ses dessins dits automatiques occupent aujourdhui une position primordiale

dans luvre de Masson et sont ce quil a produit de plus clbre. Une fois de plus, la

marge est mise en valeur en devenant une dmarche artistique. Masson cherche


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DUNE PRATIQUE MARGINALE VERS UNE DMARCHE ARTISTIQUE

thoriser la pratique automatique et ltudier de manire rigoureuse. Tout lenjeu pour

lui est de trouver o se situent les limites de lautomatisme, comment atteindre un tat

de semi conscience ne subissant aucune altration extrieure, et enn comment analyser

et classer les dessins en fonction des diverses mthodes dapproche employes. Masson

questionne le geste et sintresse nalement plus au processus quau rsultat.

Lorsque lon parle de gribouillis et de griffonnage , on fait souvent rf-

rence en dehors de Masson, Paul Klee ou Kandinsky et mme dans certains cas

George Grosz48

. Sil est vrai que certains de leurs dessins peuvent avoir la mme dyna-mique, la mme recherche de composition par le trait et les formes rcurrentes, et lappa-

rence de travaux semi conscients laissant place aux pulsions intrieures, les associer

lide de marge comme dmarche artistique me parat inappropri. Ces artistes font partie

de mouvements spciques, et il me semble que dautres facteurs que le graphisme

et la priphrie entrent en jeu dans leurs dessins. Je ne me risquerais donc pas trahir

leurs intentions en commettant de fausses interprtations.

En revanche, la position du peintre Pierre Alechinsky propos de ses gribouillis

est autrement plus claire puisque ces derniers forment la marge de certains de ses tableaux,

et sont revendiqus comme tels. Ses remarques marginales comme il les appelle, en

rfrence aux marginalia des livres et des manuscrits, sont des dessins en noir et blanc,

qui entourent limage centrale en couleur des quatre cts, et qui sont eux-mmes sou-

vent diviss et enferms dans plusieurs rectangles, posant tour de rle leur problme

de composition49

. Lattitude dAlechinsky par rapport son travail sur les marges estintressante car elles servent en ralit de prtexte pour mieux se focaliser sur le centre.

Peintures voir en deux temps, de loin et de prs, comme je les ai faites. [...] Jobserve

le centre avant de me lancer dans les marges.49 . On retrouve la caractristique du temps

second propre la marge, qui est ici assez pousse, car il arrive Alechinsky de soccu-

per de la priphrie de ses tableaux plusieurs mois aprs avoir peint le centre, ce temps

darrt permettant un regard neuf sur cet espace premier 50. Le choix de la squence pour

animer ces remarques marginales est assez indit dans le monde de lart. Alechinsky

ne renie pas totalement une ventuelle inuence de la bande dessine, mais considre

faire plutt allusion ses souvenirs dimagiers. Quoi quil en soit la composition de ces

marges sous une forme squence cre de nouvelles connexions entre les dessins, peut

48

Jean Vinchon consacre desparties entire de son livre la comparaison de dessins dePaul Klee. avec les grionagesautomatiques. George Grosz,lui, est voqu par exemple parlun des intervenants dans lelivre consacr Marc Bell, HotPatatoe.

49

Entretien avec MichaelGibson,Pierre Alechinsky :centres et marges, MusesRoyaux des Beaux-Arts deBelgique, 1988, p.24.

50

Voir la premire partie Lepositionnement spcifque dela marge et son afnit avecle dessin : de lchange lasubversion .

produire une narration abstraite, et propose lil une promenade, un va-et-vient per-

manent entre les diffrents espaces. Le fait dencadrer chaque dessin marginal, renvoie

lide de classement que nous voquions dans dautres exemples, de rangement dans

des tiroirs des symboles universels qui sen dgagent. Par la marge, le peintre aura

tendance crer plusieurs centres, et cest bien cette problmatique quil semble vouloir

revenir constamment. Ainsi ordonne, on pourrait penser que la marge permet de partir

dans diffrentes directions, diffrents champs dinterprtations et que plusieurs centres

signieraient plusieurs douvertures.

En rapprochant la marge des milieux de lunderground, nous allons nous interroger

sur cette question douverture ou de repliement sur soi, de communication externe ou

interne propres ce monde limitrophe.

LA MARGE ET LUNDERGROUND

Ainsi, les manires daborder la marge et les questions quelle soulve quand elle

est assume comme une dmarche artistique sont nombreuses. Mais il en est une sur

laquelle je voulais ouvrir la conclusion de ce chapitre : la question de la marginalit. Plus

quune dmarche artistique, la marge dun dessinateur peut tre un mode de vie par

choix ou par contrainte. Cest ce qui aura tendance orienter son travail vers des langages

propres sa socit hors-champ. Marc Bell, dont nous avons tudi le travail, est par

exemple issu du milieu underground canadien et du groupe des gribouilleurs 51 . En

France, des collectifs ddition imprgns de culture punk comme Le dernier cri52

comportent nombre de productions dont les codes et les thmatiques se rapportent au des-

sin dans les marges. Des auteurs comme Pakito Bolino, Valium et dautres, utilisent cette

esthtique de composition sature, noire et foisonnante, et systmatiquement provocante

(sexe et violence)53.

Je ne dis pas que la marge induit forcment un rejet de la socit et un positionne-

ment en opposition. Cependant, nombreux sont les artistes qui se revendiquent de lalter-

natif, de lindpendant, du off, de lunderground, par opposition aux courants principaux

(mainstream), afchant une contre-culture et sintgrant parfois dans des mouvances

punk ou hippies. Nous sommes forcs de constater quils emploient tous rgulirement

51

Compos oMarc Bell, dJason McLeMark ConnAmy LockhPeter Tomp

53

Voir les illutions la fnlouvrage.


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dans leurs productions des codes qui semblent correspondre des afnits graphiques

avec la marge, rvlant ainsi sa puissance visuelle et sditieuse.

Dans ces milieux, on laisse une grande part aux marginaux, lart brut, lart des

fous, aux rejets de la socit, mais aussi ceux qui la dbectent. Lunivers en marge est

enferm sur lui-mme, et le dessin semble tre une manire de communiquer et de se

faire comprendre lintrieur de ce milieu, en restant assez hermtique et difcilement

accessible pour un public plus large. Il sagit dans ces cas dun moyen didentication,

dappartenance pour marquer un accord de positionnement. Si la marge se nourrit ducentre, elle construit une logique qui lui est propre et se croit alors autonome dans lespoir

de smanciper et de stendre un jour.

On dduira de cela que, alors quil se positionne en marge, le milieu underground

peut nalement suivre autant de rgles et de contraintes que le monde quil combat.

Celles-ci sont implicites, inconscientes, mais lon saperoit que la marge semble tou-

jours tre le reet, mme invers , des modles qui nous sont c ommunment inculqus54.

Enn, le pessimisme latent que peut exprimer le punk dans la marge, la petite

musique no future que lon peut entendre au bout du stylo, nous renvoie une fois de

plus la vision des hommes du Moyen ge. Si eux-mmes se considraient aux franges

de leur univers, cest quils se voyaient comme les rebuts dune humanit dcadente, et

vivaient dans lattente impatiente du jugement dernier. La comparaison est ose, mais la

vision dcentre de lhomme est l, et la marge est le moyen den exprimer la dtresse.

54

C.. note 19

CONCLUSION Il se peut que le dessin soit la plus obsdante tentation de

lesprit. Est-ce mme de lesprit quil aut dire ?

Paul Valry55

Cette tentative de classication des dessins dans les marges nous aura permis de

dresser un portrait de la marge dun point de vue assez gnral. Tout en restant attach

une dnition lie la page et au manuscrit, nous avons pu entrevoir la diversit des

dessins sintgrant dans ces marges, en dgageant ainsi quelques ides communes aux

diffrentes catgories.

Dessiner dans la marge, cest dabord exploiter un espace qui na pas pour fonc-

tion premire daccueillir des dessins. On remarque alors la tendance du dessinateur

prendre possession des lieux, et samuser avec les limites de celui-ci. La marge devient

une contrainte, et les tentatives de contournement de cette contrainte sont libratrices

pour limaginaire et la cration. Quil sagisse du remplissage en hachures dune zone

de manire automatique, dune drlerie tirant lantenne dune initiale, ou dun dessin

gliss dans les marges dun magazine et stalant sur toute la longueur du format, le des -

sin marginal est un jeu de comblement du vide, et dutilisation dune surface restreinte.

Ainsi, dans la forme, la spatialit oppressive de la marge fait appel des astuces

de composition et fait natre des critures charges et concentres. Mais sur le fond, elleest aussi le lieu idal des commentaires dessins dordre subversif. Souvent accentu

par un dcalage supplmentaire, celui du temps, la position de la marge et lattitude de

celui qui lexploite semblent donc tre transgressives tous les niveaux. La marge a tout

le temps eu un rle de second plan, une place hirarchique dimportance moindre. Cette

position qui a pour premire consquence quon y prte moins attention est pourtant la

raison dune telle richesse et dune telle libert de ton.

Enn, si dessiner dans les marges est une raction une norme de socit, telle

que lcole tente de nous lenseigner, cette action peut galement tre le fruit dun mode

de pense. Lhypothse formule dans ce mmoire est que, aussi bien les marginalia qui

55

Cit padans AlreddessinAllia, 1


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mon activit principale, la laisser dans lombre, sa place, parfaitement marginale.

Enn, je reviendrai sur la question de la marge et du manuscrit. Nous avons vu

quun manuscrit, qui nest a priori pas destin tre vu ou lu, loin dtre un produit ni et

assum suscitera toujours pourtant un intrt pour un procd de cration, et une admira-

tion pour des raisons esthtiques et authentiques. Le dtournement de sa fonction initiale

pour tre regard dans un autre contexte aura tendance mettre en avant la marge en par-

ticulier, souvent plus intrigante. On peut se demander

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