01 Bilbo le Hobbi · 2018. 7. 14. · BILBO LE HOBBIT Né en 1892 à Bloemfontein (Afrique du Sud),...

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  • J.R.R.TolkienBilbo

    leHobbit

    TraductionFrançaisedeFrancisLedouxIllustréparAlanLee

  • CETOUVRAGEESTLATRADUCTION

    INTÉGRALEDE:

    THEHOBBIT

    PubliéenGrande-BretagneparGeorgeAllen&UnwinLtd,Londres.

    ©GeorgeAllen&UnwinLtdetJ.R.R.Tolkien,1937.©ÉditionStock,1969.

  • BILBOLEHOBBIT

    Néen1892 àBloemfontein (AfriqueduSud), JohnRonaldReuelTolkienpasse sonenfance, après lamortdesonpèreen1896,auvillagedeSareholeprèsdeBirmingham(Angleterre),villedontsafamilleestoriginaire.Diplôméd’Oxforden1919(aprèsavoirservidanslesLancashireFusilierspendantlapremièreguerremondiale),iltravailleaucélèbreDictionnaired’Oxford,obtientensuiteunpostedemaître-assistantàLeeds, puis une chaire de langue ancienne (anglo-saxon) à Oxford de 1925 à 1945 – et de langue etlittératureAnglaisesde1945àsaretraiteen1959.Spécialistedephilologiequifaitautoritédanslemondeentier,J.R.R.Tolkienaécriten1936LeHobbit,considéré commeun classique de la littérature fantastiquemoderne ; en 1938-1939 un essai sur lescontesdefées.Paruen1949,FarmerGilesofHamaséduitégalementadultesetenfants.J.R.R. Tolkien a travaillé quatorze ans au cycle intitulé Le Seigneur des anneaux composé de : LaCommunauté de l’anneau (1954), Les Deux Tours (1954), Le Retour du roi (1955) –œuvremagistrale qui,aprèsdixansd’obscurité,s’estimposéedanstouslespays.Dans The Adventures of Tom Bombadil (1962), J.R.R. Tolkien déploie son talent pour les assonancesingénieuses. En 1968, il enregistre sur disque les Poèmes et chansons de la Terre du Milieu, tirés desAventuresdeTomBombadiletduSeigneurdesAnneaux.LeconteSmithofWoottonMajor aparuen1967.JohnRonaldReuelTolkienestmorten1973.

  • D

    Chapitrepremier

    UNERÉCEPTIONINATTENDUE

    ansuntrouvivaitunhobbit.Cen’étaitpasuntroudéplaisant,saleethumide,remplideboutsdeversetd’uneatmosphèresuintante,nonplus qu’un trou sec, nu, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur

    quoimanger:c’étaituntroudehobbit,cequiimpliqueleconfort.Ilavaituneportetoutàfaitrondecommeunhublot,peinteenvert,avec

    unboutonde cuivre jaunebienbrillant, exactement au centre.Cetteporteouvraitsurunvestibuleenformedetube,commeuntunnel:untunneltrèsconfortable,sansfumée,auxmurslambrissés,ausoldalléetgarnidetapis;ilétaitmeublédechaisesciréesetdequantitédepatèrespourleschapeauxetlesmanteaux– lehobbitaimait lesvisites.Le tunnel s’enfonçaitassez loin,mais pas tout à fait endroite ligne, dans le flancde la colline – la Colline,comme tout le monde l’appelait à des lieues alentour – et l’on y voyaitmaintespetitesportesrondes,d’abordd’uncôté,puissurunautre.Lehobbitn’avait pas d’étages à grimper : chambres, salles de bain, caves, réserves(celles-cinombreuses),penderies(ilavaitdespiècesentièresconsacréesauxvêtements), cuisines, salles à manger, tout était de plain-pied, et, en fait,dans lemême couloir. Lesmeilleures chambres se trouvaient toutes sur lagauche (en entrant), car elles étaient les seules à avoir des fenêtres, des

  • fenêtres circulaires et profondes, donnant sur le jardin et les prairies quidescendaientau-delàjusqu’àlarivière.

    Cehobbitétaitunhobbit trèscossu,et il s’appelaitBaggins.LesBagginshabitaient le voisinage de la Colline depuis des temps immémoriaux et ilsétaienttrèsconsidérés,nonpasseulementparcequelaplupartd’entreeuxétaient riches, mais aussi parce qu’ils n’avaient jamais d’aventures et nefaisaient rien d’inattendu : on savait ce qu’un Baggins allait dire surn’importequelsujetsansavoirlapeinedeleluidemander.Ceciestlerécitde la façondontunBaggins eutuneaventure et se trouvadire et faire leschoses les plus inattendues. Il se peut qu’il y ait perdu le respect de sesvoisins,maisilygagna…ehbien,vousverrezs’ilygagnaquelquechoseenfindecompte.

    Lamèredenotrehobbit…Maisqu’est-cequeleshobbits?Jepenseque,denosjours,unedescriptionestnécessaire,vulararéfactiondeleurespèceetleurcraintedesGrands,commeilsnousappellent.Cesont(ouc’étaient)despersonnages de taillemenue, à peu près lamoitié de la nôtre, plus petitsdoncquelesnainsbarbus.Leshobbitssontimberbes.Iln’yaguèredemagiechezeuxquecelle,toutordinaireetcourante,quileurpermetdedisparaîtresans bruit et rapidement quand de grands idiots comme vous et mois’approchent lourdement, en faisant un bruit d’éléphant qu’ils peuvententendre d’un kilomètre. Ils ont une légère tendance à bedonner ; ilss’habillentdecouleursvives(surtoutdevertetdejaune);ilsneportentpasde souliers, leurs pieds ayant la plante faite d’un cuir naturel et étantcouvertsdumêmepoilbrun,épaisetchaud,queceluiquigarnitleurtêteetquiestfrisé; ilsontdelongsdoigtsbrunsetagilesetdebonsvisages,etilsrient d’un rire ample et profond (surtout après les repas, qu’ils prennentdeuxfoispar jourquandils lepeuvent).Etmaintenantvousensavezassezpourlapoursuitedenotrerécit.

    Or donc, la mère de ce hobbit – c’est-à-dire Bilbo Baggins – était lafameuseBelladoneTook, l’unedes trois remarquables fillesduVieuxTook,chef des hobbits qui habitaient de l’autre côté de l’Eau, à savoir la petiterivière coulant au pied de la Colline. On disait souvent (dans les autresfamilles)qu’autempsjadisl’undesancêtresTookavaitdûépouserunefée.C’était absurde, bien sûr, mais il y avait tout de même chez eux sans nuldoutequelquechosequin’étaitpasentièrementhobbitaletdetempsàautredes membres du clan Took se prenaient à avoir des aventures. Ilsdisparaissaient,etlafamillen’ensoufflaitmot;maisiln’enrestaitpasmoinsque les Took n’étaient pas aussi respectables que les Baggins, bien qu’ilsfussentincontestablementplusriches.

  • Cen’estpasqueBelladoneTookaiteudesaventuresaprèsêtredevenueMmeBungoBaggins.Bungo,lepèredeBilbo,construisitpourelle(enpartieavecsonargent) leplus luxueuxdestrousdehobbitquisepûtvoirsous laColline,surlaCollineoudel’autrecôtédel’Eau,etilsdemeurèrentlàjusqu’àla finde leurs jours.Mais siBilbo, filsuniquedeBelladone, ressemblait entout point par les traits et le comportement à une seconde édition de sonsolide et tranquille père, il devait avoir pris au côté Took une certainebizarrerie dans samanière d’être, quelque chose qui ne demandait qu’uneoccasionpourserévéler.Cetteoccasionneseprésenta jamaisqueBilbonefûtdevenutoutàfaitadulte;ilavaitalorsenvironvingt-cinqans;ilhabitaitdanslebeautroudehobbitqu’avaitconstruitsonpèreetquej’aidécritplushaut,etilsemblaitqu’ils’yfûtétabliimmuablement.

  • Un matin, il y a bien longtemps, du temps que le monde était encorecalme,qu’ilyavaitmoinsdebruitetdavantagedeverdureetqueleshobbitsétaient encore nombreux et prospères, Bilbo Baggins se tenait debout à saporteaprèslepetitdéjeuner,entraindefumeruneénormeetlonguepipedeboisquidescendaitpresquejusqu’àsespiedslaineux(etbrossésavecsoin).Par quelque curieux hasard, vint à passer Gandalf. Gandalf ! Si vous aviezentendu lequartde ceque j’ai entendu raconter à son sujet (et ceque j’aientendu ne représente qu’une bien petite partie de tout ce qu’il y a àentendre),aucunehistoire,fût-celaplusextraordinaire,nevousétonnerait.Histoiresetaventuresjaillissaientdelafaçonlaplusremarquablepartoutoùil allait. Il n’était pas passépar ce chemin aupiedde la Collinedepuis deséternités,enfait,pasdepuislamortdesonamileVieuxTook,etleshobbitsavaient presque oublié son aspect. Il était parti au-delà de la Colline et del’autrecôtédel’Eaupourdesaffairespersonnellesàl’époqueoùilsn’étaientquedespetitshobbitsetdespetiteshobbites.

    Bilbo,quinesedoutaitderien,nevitcematin-làqu’unvieillardappuyésurunbâton.L’hommeportaitunchapeaubleu,hautetpointu,unegrandecapegrise,uneécharpedemêmecouleurpar-dessuslaquellesalonguebarbeblanchedescendaitjusqu’àlataille,etd’immensesbottesnoires.

    «Bonjour!»ditBilbo.Etilétaitsincère.Lesoleilbrillaitetl’herbeétaittrèsverte.MaisGandalf

    leregardadesousseslongssourcilsbroussailleuxquidépassaientencoreleborddesonchapeauombreux.

    « Qu’entendez-vous par là ? dit-il. Me souhaitez-vous le bonjour ouconstatez-vousquec’estunebonnejournée,quejeleveuilleounon,ouquevousvous sentezbien cematin, ou encoreque c’estune journéeoù il fautêtrebon?

    —Toutcelaàlafois,ditBilbo.Etc’estunetrèsbellematinéepourfumerunepipedehors,par-dessuslemarché.Sivousenavezunesurvous,asseyez-vousetprofitezdemontabac !Riennepresse,nousavonstoute la journéedevantnous!»

    Bilbos’assitalorssurunbancquisetrouvaitàcôtédesaporte,croisalesjambes et lança un magnifique rond de fumée grise qui s’éleva sans serompreets’enallaenflottantpar-dessuslaColline.

    « Très joli ! dit Gandalf.Mais je n’ai pas le temps de faire des ronds defuméecematin.Jecherchequelqu’unpourprendrepartàuneaventurequej’arrange,etc’esttrèsdifficileàtrouver.

    —Jelecroisaisément–danscesparages!Noussommesdesgenssimpleset tranquilles, et nous n’avons que faire d’aventures. Ce ne sont que de

  • vilaineschoses,dessourcesd’ennuisetdedésagréments!Ellesvousmettenten retard pour le dîner ! Je ne vois vraiment pas le plaisir que l’on peut ytrouver»,ditnotreM.Baggins–etilpassaunpoucesoussesbretelles,toutenémettantunnouveauronddefuméeencoreplusgrandqueleprécédent.Puisilpritsoncourrierdumatinetsemitàlire,faisantsemblantdeneplusprêterattentionauvieillard.Ilavaitdécidéquecelui-cin’étaitpastoutàfaitdesonbord,etilvoulaitlevoirpartir.Maisl’autrenebougeapas.Ilrestaitappuyésursonbâton,àregarderlehobbitsansriendire,jusqu’àcequeBilboenressentîtunecertainegêneetmêmequelqueirritation.

    «Bonjour ! dit-il enfin.Nousne voulonspas d’aventures par ici, je vousremercie !Vouspourriezessayerau-delàde laCollineoude l’autrecôtédel’Eau.»

    Ilentendaitparlàquelaconversationétaitterminée.« À combien de choses vous sert cemot de « bonjour » ! fit remarquer

    Gandalf. Vous voulezmaintenant dire que vous désirez être débarrassé demoi et que le jour ne sera pas bon tant que je n’aurai pas poursuivi monchemin.

    — Pas du tout, pas du tout, cher monsieur ! Voyons, je ne crois pasconnaîtrevotrenom?

    — Si, si, cher monsieur – et moi, je connais le vôtre, monsieur BilboBaggins.Etvoussavezlemien,quoiquevousnevousrappeliezpaslerapportqu’il y a entre lui etmoi. Je suis Gandalf, et Gandalf, c’estmoi ! CommentpenserquejevivraisassezpourquelefilsdeBelladoneTookmesalued’unbonjourcommesijevendaisdesboutonsàlaporte!

    — Gandalf, Gandalf ! Dieu du Ciel ! Pas lemagicien errant qui donna auVieux Took une paire de boutons de diamant magiques qui s’agrafaientd’eux-mêmesetne sedéfaisaientque surordreexprès? Pas le personnagequiracontaitdans lesréunionsdesimerveilleuseshistoiresdedragons,degéants, de la délivrance de princesses et de la chance inespérée de fils deveuves?Pasl’hommequifaisaitdesfeuxd’artificesiparfaits?Ah!jemelesrappelle, ceux-là ! Le Vieux Took les avait la veille de la Saint-Jean.Splendides ! Ils s’élevaient commedegrands lis,desgueulesde lionoudescytisesdefeuetrestaientlongtempssuspendusdanslecrépuscule.»

    VouspourrezdéjàremarquerqueM.Bagginsn’étaitpasaussiprosaïquequ’ilseplaisaitàlecroire,etaussiqu’ilaimaitbeaucouplesfleurs.

    «MonDieu!poursuivit-il.PasleGandalfquifutresponsabledecequetantde garçons et de filles bien tranquilles aient pris le large pour de follesaventures?Cela allait degrimper auxarbres à faire visite aux elfes – ou às’embarquer surdesnavirespourd’autres rivages !Dieumebénisse, la vie

  • étaittoutàfaitinter…jeveuxdirequ’àunmomentvousavezbienperturbéleschosesparici.Jevousdemandepardon,maisjen’avaisaucuneidéequevousétieztoujoursenactivité.

    —Etoùvoudriez-vousquejefusse?ditlemagicien.Enfin…jesuistoutdemêmecontentdevoirquevousvoussouvenezunpeudemoi.Voussemblezgarderunbonsouvenirdemesfeuxd’artifice,entoutcas,etcen’estpassansespoir.Defait,enconsidérationdevotrevieuxgrand-pèreTooketdecettepauvreBelladone,jevousaccorderaicequevousm’avezdemandé.

    —Jevousdemandepardon,maisjenevousairiendemandé.—Si ! Par deux foismaintenant.Mon pardon, je vous l’accorde. En fait,

    j’iraijusqu’àvouslancerdanscetteaventure.Ceseratrèsamusantpourmoiet très bon pour vous – sans compter le profit, très probablement, si vousréussissez.

    —Jeregrette!jeneveuxpasd’aventures,merci.Pasaujourd’hui.Bonjour!mais venez prendre le thé – quand vous voudrez ! Pourquoi pas demain ?Venezdemain.Aurevoir!»

    Surquoi, lehobbit se détourna et se réfugia vivementderrière saporterondeetverte,qu’ilrefermaaussiviteque lepermettait lapolitesse.Aprèstout,lesmagicienssontdesmagiciens.

    «Pourquoidiablel’ai-jeinvitéàprendrelethé?»sedemanda-t-il,toutenserendantaugarde-manger.

    Il venait de prendre son petit déjeuner, mais il pensait qu’un ou deuxgâteauxetunverredequelquechoseluiferaientdubienaprèssapeur.

    Cependant,Gandalfétaitrestédeboutàlaporteetilritlonguement,maisensilence.Aprèsunmoment,ils’approchaduvantailet,duferdesonbâton,iltraçaunsignebizarredanslabellepeintureverte.Puisils’enfutàgrandspas, à peu près au moment où Bilbo achevait son second gâteau etcommençaitàpenserqu’ilavaitfortbienesquivélesaventures.

    Le lendemain, il avait complètement oublié Gandalf. Il n’avait pas trèsbonnemémoiredeschoses,àmoinsde les inscrire sur sonagenda, commececi :ThéGandalfmercredi. La veille, il était trop agité pour rien faire de lasorte.

    Justeavantl’heureduthé,uneretentissantesonneriesefitentendreàlaporte, et alors il se souvint ! Il se précipita pour mettre la bouilloire àchauffer, sortirune seconde tasseetunoudeuxgâteaux supplémentaires ;puisilcourutàlaporte.

    «Excusez-moidevousavoirfaitattendre!»allait-ildire,quandilvitquecen’étaitnullementGandalf,maisunnainavecunebarbebleuepasséedansuneceinturedoréeetdesyeuxbrillantssoussoncapuchonvertfoncé.

  • Aussitôt la porte ouverte, il entra tout comme s’il était attendu. Ilsuspendit son capuchon à la patère la plus proche et dit avec un profondsalut:«Dwalïn,pourvousservir!

    —BilboBaggins, à votredisposition ! » dit le hobbit, trop surpris sur lemomentpourposerdesquestions.

    Le silencequi suivit devenant gênant, il ajouta : « J’étais sur le point deprendrelethé;venezlepartageravecmoi,jevousenprie.»

    C’était dit d’un ton peut-être un peu raide, mais il n’y mettait aucunemauvaiseintention.Etqueferiez-voussiunnainnoninvitévenaitsuspendreseseffetsdansvotrevestibulesansunmotd’explication?

    Ilsn’étaientpasàtabledepuisbienlongtemps(àpeine,enfait,enétaient-ils au troisièmegâteau), quand il y eut unnouveau coupde sonnette, plusfortencorequelepremier.

    «Excusez-moi!»ditlehobbit.Etils’enfutrépondreàlaporte.«Ainsivousvoilàenfin!»C’étaitcequ’ils’apprêtaitàdireàGandalf,cettefois.Maisiln’yavaitpas

    làdeGandalf.Àsaplace,setenaitsurleseuilunnaind’aspectâgé,avecunebarbeblancheetuncapuchonécarlate;etluiaussientrad’unpassautillantaussitôtlaporteouverte,toutcommes’ilavaitétéinvité.

    « Je vois qu’ils ont déjà commencé d’arriver », dit-il en apercevant auportemanteau lecapuchonvertdeDwalïn. Il suspenditàcôtésonmanteaurougeetdit,lamainsurlecœur:

    «Balïn,pourvousservir!—Merci»,réponditBilbo,suffoqué.Cen’étaitpas exactement cequ’il eût convenudedire,mais le « ils ont

    commencé d’arriver » l’avait grandement troublé. Il aimait recevoir desvisiteurs,maisilaimaitaussilesconnaîtreavantleurarrivée,etilpréféraitles inviter lui-même.Lapenséeaffreuse luivintque lesgâteauxpourraientmanquer et alors – en tant qu’hôte, il connaissait son devoir et s’y tenait,quelquepéniblequecefût–illuifaudraitpeut-êtres’enpasser.

    «Venezprendrelethé!parvint-ilàdireenrespirantprofondément.—Jepréféreraisunpeudebière,sicelavousestégal,monbonmonsieur,

    ditBalïnàlabarbeblanche.Maisjeveuxbiendugâteau–dugâteauàl’anis,sivousenavez.

    —Desquantités!»réponditBilbo,àsapropresurprise.Ils’aperçutenmêmetempsqu’ilcouraitàlacavepouremplirunechope

    d’unepinte,puisàlaréservepourchercherdeuxmagnifiquesgâteauxrondsà l’anis qu’il avait fait cuire dans l’après-midi comme friandise d’après le

  • dîner.Àsonretour,BalïnetDwalïnbavardaientàtablecommedevieuxamis(de

    fait, ils étaient frères). Bilbo posait avec quelque brusquerie la bière et lesgâteaux devant eux, quand retentit derechef un violent coup de sonnette,puisunautre.

    «C’estGandalf,poursûr,cettefois»,pensa-t-ilencourant,haletant,danslecouloir.

    Maisnon ;c’étaientencoredeuxnains, tousdeuxportantdescapuchonsbleus,desceinturesd’argentetdesbarbesblondes;ettousdeuxavaientàlamainunsacd’outilsetunepelle.Aussitôtlaporteentrebâillée,ilsentrèrentensautillant–Bilbofutàpeinesurpris.

    «Quepuis-jepourvous,mesbravesnains?demanda-t-il.—Kili,pourvousservir!»ditl’un.Et:«Fili!»ajoutal’autre,tandisquetousdeuxrabattaientleurcapuchon

    bleuets’inclinaient.« À votre service et à celui de votre famille ! répondit Bilbo, observant

    cettefoislesconvenances.—JevoisqueDwalïnetBalïnsontdéjàlà,ditKili.Allonsrejoindrelafoule!—Lafoule!pensaM.Baggins.Jen’aimepastropcela.Ilfautvraimentque

    jem’asseyeuneminutepourrassemblermesespritsetboirequelquechose.»Iln’avaitencoreavaléqu’unepetitegorgée–danslecoin,tandisqueles

    quatrenains,assisautourdelatable,parlaientdemines,d’or,dedifficultésavec les gobelins(1), de déprédations commises par des dragons et dequantités d’autres choses qu’il ne comprenait pas et qu’il ne désirait pascomprendre, car elles paraissaient beaucoup trop aventureuses – quand,ding-dong-a-ling-dang, voilà que sa sonnette retentit derechef, comme siquelquepetithobbits’évertuaitàenarracherlapoignée.

    «Ilyaquelqu’unàlaporte!dit-il,cillant.—Quatre,m’estavisd’aprèsleson,ditFili.D’ailleurs,nouslesavonsvus

    venirauloinderrièrenous.»Le pauvre petit hobbit s’assit dans le vestibule et mit sa tête dans ses

    mains, se demandant ce qui allait arriver et s’ils allaient tous rester pourdîner.Alors,lasonnetteretentitplusfortementquejamaisetildutcouriràlaporte. Ilsn’étaientpasquatrefinalement,maisCINQ.Unautrenainétaitarrivépendantqu’ilseposaitdesquestionsdanslevestibule.Àpeineavait-iltourné leboutonqu’ilsétaient tousentrésetqu’ils saluaientendisant l’unaprès l’autre : « Pour vous servir. » Ils s’appelaient Dori, Nori, Ori, Oïn etGloïn ; presque aussitôt deux capuchons pourpres, un gris, un brun et unblancsetrouvèrentsuspendusauxpatères,etilsallèrentretrouverlesautres

  • à laqueue leu leu, leurs largesmains enfoncéesdans leurs ceinturesorouargent.Celafaisaitdéjàpresqueunefoule.Certainsdemandaientdelabièreblonde,d’autresdelabrune,unducafé,ettousdesgâteaux;aussilehobbitfut-iltrèsoccupédurantunmoment.

    Ungrandpotdecafévenaitd’êtreinstallédansl’âtre,lesgâteauxàl’anisavaient disparu et les nains s’attaquaient à une assiettée de petits painsbeurrés, quand vint un rude pan-pan sur la belle porte verte du hobbit.Quelqu’uncognaitavecunecanne!

    Bilboseprécipitadanslevestibule,trèsmécontent,maisenmêmetempsabasourdiettroublé–c’étaitlemercredileplusembarrassantdetousceuxdont ileûtsouvenance. Ilouvrit laported’unmouvementsibrusquequ’ilss’écroulèrent tous l’un sur l’autreà l’intérieur.Encoredesnains,quatredeplus!Etderrière,ilyavaitGandalfqui,appuyésursonbâton,étaitagitéd’ungrand rire. Il avait fait une véritable encoche sur la belle porte ; il avaitégalement supprimé, soit dit en passant, la marque secrète qu’il y avaittracéelaveilleaumatin.

    «Toutdoux!Toutdoux!dit-il.Cen’estpasdansvotremanière,Bilbo,defaireattendredesamissurlepaillasson,etpuisd’ouvrirlaportecommeunpistoletàbouchon!Permettez-moidevousprésenterBifur,Bofur,BomburetparticulièrementThorïn!

    —Pourvousservir!»direntBifur,BofuretBombur,alignés.Ilssuspendirentalorsdeuxcapuchonsjaunesetunvert;etaussiunbleu

    ciel avec un long gland d’argent. Ce dernier appartenait à Thorïn, unnainextrêmement important, qui n’était autre, en fait, que le grand ThorïnOakenshield(2) enpersonne, lequelétait fortmécontentd’être tombéàplatventresurlepaillassondeBilboavecBifur,BofuretBombursurledos.Sanscompter queBombur était énormément gros et lourd. En fait, Thorïn étaittrès hautain, et il ne fit aucune allusion au « service » ; mais le pauvreM. Baggins exprima tant de fois son regret que l’autre finit par grogner :«C’estsansimportance»,etcessadefairegrisemine.

  • « Eh bien, nous voilà tous arrivés ! dit Gandalf, observant la rangée destreizecapuchons–parmilesmeilleurscapuchonsdétachablespourréunionsmondaines– suspendusavecsonproprechapeau.Voilàuneréunion toutàfaitjoyeuse! J’espèrequ’ilrestequelquechoseàmangeretàboirepourlesderniersvenus!Qu’est-cequecela?Duthé!Non,merci!Unpeudevinrouge,pourmoi,s’ilvousplaît.

    —Pourmoiaussi,ditThorïn.— Et de la confiture de framboises avec de la tarte aux pommes, ajouta

    Bifur.—Etdespetitspâtésavecdufromage,ditBofur.—Etdupâtédeporcavecdelasalade,ditBombur.—Etd’autresgâteaux–de labièreblonde–etducafé,sivous levoulez

    bien,crièrentlesautresnainsparlaporte.—Mettezaussiquelquesœufsàcuire,vousserezbienbrave!criaGandalf,

    tandisquelehobbits’enallaitenclopinantverssaréserve.Etn’oubliezpasdesortirlepouletfroidetlescornichons.

    — On dirait qu’il connaît aussi bien que moi le contenu de mes garde-manger ! » pensaM. Baggins qui, positivement démonté, commençait à sedemandersiuneaffreuseaventurenevenaitpasdepénétrerdanssamaison.

    Letempsqu’ileûtentassétouteslesbouteilles,lesplats,lescouteaux,lesfourchettes, les verres, les assiettes, les cuillers et tout sur de grandsplateaux,ilsesentittouttranspirant,congestionnéettrèscontrarié.

    « La peste soit de ces nains ! s’écria-t-il tout haut. Que ne viennent-ilsm’aiderunpeu!»

    EtvoilàqueBalïnetDwalïnétaientà laportedelacuisine,etFilietKiliderrièreeux;avantqu’iln’eûtpudire«couteau»,ilsavaientfaitpasserlesplateaux et deux petites tables dans le salon, où ils disposèrent tout ànouveau.

    Gandalfprésidaitàlaréunion,aveclestreizenainsrangésàlaronde;etBilbos’assitsuruntabouretprèsdelacheminéepourgrignoterunbiscuit(ilavait perdu tout appétit), tout en s’efforçant de paraître trouver tout celaparfaitementnatureletdépourvudetoutesuggestiond’aventure.Lesnainsmangèrenttantetplus,parlèrenttantetplus,etletempspassait.Enfin,ilsrepoussèrent leurs chaises, et Bilbo se mit en devoir de rassembler lesassiettesetlesverres.

    «Jepensequevousrestereztouspourdîner?dit-ilsansenthousiasme,desavoixlapluspolie.

    —Biensûr!ditThorïn.Etaprès.Nousn’enauronsterminéqu’asseztard,etilnousfautd’aborddelamusique.Allons-ypourdébarrasser!»

  • Là-dessus, les douze nains – pas Thorïn qui, vu son importance, resta àparleravecGandalf–sautèrentsurleurspiedsetfirentdegrandespilesdetout lematériel. Ils s’en furent ainsi sans attendre des plateaux, balançantd’une main des colonnes d’assiettes, chacune surmontée d’une bouteille,tandisquelehobbitcouraitaprèseux,poussantpresquedesvagissementsdepeur : « Faites attention, je vous en supplie » et « Ne vous donnez pas lapeine,jevousenprie,jepeuxtrèsbienmedébrouillertoutseul!»Maislesnainssemirenttoutsimplementàchanter:

    Ébréchezlesverresetfêlezlesassiettes!Émoussezlescouteauxettordezlesfourchettes!VoilàexactementcequedétesteBilboBaggins–Brisezlesbouteillesetbrûlezlesbouchons!Coupezlanappeetmarchezdanslagraisse!Versezlelaitsurlesoldelaréserve!Laissezlesossurletapisdelachambre!Éclaboussezdevintouteslesportes!

    Déversezlespotsdansunebassinebouillante,Martelez-lesd’uneperchebroyante;Et,celafait,s’ilenrested’entiers,Envoyez-lesroulerdanslevestibule!VoilàcequedétesteBilboBaggins!Aussi,attention!Attentionauxassiettes!

    Et,biensûr, ilsne firentaucunede toutescesaffreuseschoses ; tout futenlevé et mis en sûreté avec la rapidité de l’éclair, tandis que le hobbittournait en rond au milieu de la cuisine, s’efforçant d’observer leursmouvements. Puis ils revinrent et trouvèrent Thorïn en train de fumer sapipe, les pieds sur la galerie du foyer. Il lançait les plus énormes ronds defumée et, oùqu’il leurdît d’aller, les rondsobéissaient : dans la cheminée,derrière la pendule, sous la table ou en grands cercles autour du plafond ;mais,oùquecefût,ilsn’étaientpasassezrapidespouréchapperàGandalf.Pouf!ilenvoyaitunpluspetitronddefuméedesacourtepipedeterrejusteau travers de chacun de ceux de Thorïn. Et puis les ronds de Gandalfdevenaientvertsetrevenaientflotterau-dessusdelatêtedumagicien.Ilenavaitdéjàunnuageautourdeluiet,danslafaiblelumière,celaluidonnaitune apparence étrange de sorcier. Bilbo s’immobilisa pour regarder – iladorait les rondsde fumée–mais ilne tardapasà rougirde la fiertéqu’ilavaitmontréelaveillepourceuxqu’ilavaitenvoyésdansleventau-dessusdelaColline.

    «Etmaintenant,delamusique!ditThorïn.Sortezlesinstruments.»KilietFiliseprécipitèrentversleurssacs,d’oùilsrapportèrentdespetits

    violons ; Dori, Nori et Ori sortirent des flûtes de l’intérieur de leur veste ;

  • Bomburapportaduvestibuleuntambour;BifuretBofursortirentaussi,pourreveniravecdesclarinettesqu’ilsavaientlaisséesparmilescannes.DwalïnetBalïndirent:«Excusez-moi,j’ailaissémoninstrumentsousleporche!

    —Apportezdoncaussilemien!»ditThorïn.Ils revinrent avec des violes aussi grandes qu’eux et avec la harpe de

    Thorïn, enveloppée de toile verte. C’était une magnifique harpe dorée, etquand Thorïn pinça les cordes, la musique commença tout d’un coup, sisoudaine et si douce que Bilbo oublia toute autre chose et se trouvatransportédansdesrégionssombressousd’étranges lunes,bienau-delàdel’EauettrèsloindesontroudehobbitsouslaColline.

    L’obscuritéentraparlapetitefenêtrequiouvraitsurlecôtédelaColline;la lueur du feu vacilla – on était en avril – mais ils continuaient à jouer,tandisquel’ombredelabarbedeGandalfoscillaitsurlemur.

    L’obscurité envahit toute la pièce, le feu finit par s’éteindre, les ombresdisparurent,maisilscontinuaientàjouer.Etbrusquement,l’unaprèsl’autre,ilssemirentàchantertoutenjouantdecesmélodiesgutturalesquelesnainschantent dans les profondeurs de leurs vieilles demeures ; et voici unexempledeleurchant,sitantestquecelapuisseyressemblerenl’absencedeleurmusique:

    Loinau-delàdesmontagnesfroidesetembruméesVersdescachotsprofondsetd’antiquescavernesIlnousfautalleravantleleverdujourEnquêtedel’orpâleetenchanté.

    LesnainsdejadisjetaientdepuissantscharmesQuandlesmarteauxtombaientcommedesclochessonnantesEndeslieuxprofonds,oùdormentleschosesténébreusesDanslessallescaverneusessouslesmontagnes.

    Pourunantiqueroietunseigneurlutin,Là,maintsamasdorésetmiroitantsIlsfaçonnèrentetforgèrent,etlalumièreilsattrapèrentPourlacacherdanslesgemmessurlagardedel’épée.

    Surdescolliersd’argentilsenfilèrentLesétoilesenfleur;surdescouronnesilsaccrochèrentLefeu-dragon;enfilstorsadésilsmaillèrentLalumièredelaluneetdusoleil.

    Loinau-delàdesmontagnesfroidesetembrumées,Versdescachotsprofondsetd’antiquescavernesIlnousfautalleravantleleverdujourPourréclamernotreorlongtempsoublié.

    Desgobeletsilsciselèrentlàpoureux-mêmesEtdesharpesd’or;oùnulhommenecreuseLongtempsilssontrestés,etmainteschansonsFurentchantées,inentenduesdeshommesoudeselfes.

  • Lespinsrugissaientsurlescimes,Lesventsgémissaientdanslanuit.Lefeuétaitrouge,ils’étendaitflamboyant;Lesarbrescommedestorchesétincelaientdelumière.

    LesclochessonnaientdanslavalléeEtleshommeslevaientdesvisagespâles;Alors,dudragonlacolèreplusférocequelefeuAbattitleurstoursetleursmaisonsfrêles.

    Lamontagnefumasouslalune;Lesnains,ilsentendirentlepaspesantdudestin.IlsfuirentleurdemeurepourtombermourantsSoussespieds,souslalune.

    Loinau-delàdesmontagnesfroidesetembruméesVersdescachotsprofondsetdescavernesobscures,IlnousfautalleravantleleverdujourPourgagnersurluinosharpesetnotreor!

    Enlesentendantchanter,lehobbitsentitremuerenluil’amourdesbelleschosesfaitesparletravailmanuel,l’adresseetlamagie,unamourféroceetjaloux,ledésirempreintaucœurdesnains.Alors,quelquechosedetookiens’éveillaenlui,ilsouhaitaallervoirlesgrandesmontagnes,entendrelespinsetlescascades,explorerlescavernesetporteruneépéeaulieud’unecanne.Il regardapar la fenêtre. Lesétoiles luisaientau-dessusdesarbresdansunciel noir. Il pensa aux joyaux des nains, scintillant dans des cavernesobscures.Soudain,danslaforêt,au-delàdel’Eaus’élevauneflamme–sansdoute quelqu’un allumait-il un feu de bois – et il vit en imagination desdragons pilleurs s’installer sur sa tranquille Colline pour lamettre toute àfeu. Il frissonna ; et très vite il redevint M. Baggins de Bag-End Sous LaColline.

    Ilseleva,tremblant.Ilsesentaitunecertainevelléitéd’allerchercherlalampe et une velléité plus certaine encore de faire semblant et d’aller secacherderrièrelestonneauxdebièredanslacaveetden’enpointremonterquetouslesnainsnefussentrepartis.Ils’aperçuttoutàcoupquelamusiqueet le chant avaient cessé et que tous le regardaient avec des yeux quibrillaientdansl’obscurité.

    «Oùallez-vous? » demandaThorïn, d’un ton qui laissait supposer qu’ildevinaitlesdeuxaspectsdelapenséeduhobbit.

    «Sij’apportaisunpeudelumière?ditBilbod’untond’excuse.— Nous aimons l’obscurité, déclarèrent tous les nains d’une seule voix.

    L’obscurité pour les affaires obscures ! Il y a encore bien des heures d’icil’aube.

    —Biensûr!»ditBilbo.

  • Et il s’assit précipitamment derrière le garde-feu, culbutant avec fracaspelleettisonnier.

    «Chut!ditGandalf.LaissezparlerThorïn!»EtvoicicommentThorïnentamasondiscours:«Gandalf,nainsetmonsieurBaggins!Nousvoiciréunisdanslamaisonde

    notreamietcompagnon-conspirateur,cetrèsexcellentetaudacieuxhobbit– puisse le poil de ses pieds ne jamais tomber ! Louange à son vin et à sabière!…»

    Il s’arrêta pour reprendre souffle et attendre une remarque polie de lapart duhobbit,mais les compliments n’avaient pas lemoindre effet sur lepauvre Bilbo Baggins, qui agitait les lèvres en protestation contrel’appellation d’audacieux et, pis encore, de compagnon-conspirateur, encorequ’aucunsonnesortîttantilétaitmédusé.Thorïnpoursuivitdonc:

    «Nous nous sommes réunis pour discuter de nos plans, de nos voies etmoyens,delapolitiqueàsuivre.Peuavantleleverdujour,nousallonspartirpournotre longueexpédition,uneexpéditiondontcertainsd’entrenous, ilse peut même tous (à l’exception de notre ami et conseiller, l’ingénieuxmagicienGandalf),nereviendrontpeut-êtrepas.C’estunmomentsolennel.Notre objet est bien connu de tous, j’imagine, mais pour l’estimableM.Bagginsetpeut-êtreaussipourunoudeuxdesplus jeunesnains (jenepensepasmetromperennommantKilietFili,parexemple),lasituationtellequ’elle se présente exactement en cemoment appelle peut-être une brèveexplication…»

    C’était là le style de Thorïn, nain important. Si on lui en avait laissé laliberté,ilauraitsansdoutecontinuéainsitantqu’ilauraiteudusouffle,sansriendirequinefûtdéjàconnudetous.Maisilfutbrutalementinterrompu.Le pauvre Bilbo ne put en supporter davantage. Au ne reviendront peut-êtrepas, il sentitmonter en lui un cri, quine tardapas à s’échapper comme lesiffletd’unelocomotivesortantd’untunnel.Touslesnainssautèrentenl’air,renversantlatable.Gandalffitjaillirunelumièrebleueduboutdesacanneet, dans son éclat de feu d’artifice, on put voir le pauvre petit hobbit àgenouxsurlacarpettedufoyer,tremblantcommeunegeléefondante.Puisils’écroula tout de son long sur le sol, criant sans arrêt : « Foudroyé, je suisfoudroyé!»Etcefuttoutcequ’onputtirerdeluipendantunlongmoment.Ons’endébarrassadoncenleportantsurlesofadusalon,oùonlelaissaavecuneboissonàcôtédelui,ettousretournèrentàleursombreaffaire.

    « Quel garçon émotif ! dit Gandalf, tandis qu’ils reprenaient place. Il aparfoisdecurieusescrises,maisc’estundesmeilleurs,oui,undesmeilleurs–aussiférocequ’undragonaffamé.»

  • Sivousavezjamaisvuundragonaffamé,vousconcevrezquecen’étaitlàqu’exagération poétique, appliquée à n’importe quel hobbit, fût-ce mêmel’arrière-grand-oncle du Vieux Took, Bullroarer(3), lequel était si énorme(pourunhobbit)qu’ilpouvaitmonteruncheval.IlavaitchargélesrangsdesgobelinsdumontGramàlabatailledesChampsVertsetfaitsauterlatêtedeleurroiGolfimbuld’uncoupdegourdin,laquelletêteavaitvolécentmètresenl’airpourretomberdansunterrierdelapin;etc’estainsiquefutgagnéelabataille,toutenmêmetempsquefutinventélejeudegolf.

    Cependant,ledescendantpaisibledeBullroarerseremettaitdanslesalon.Au bout d’un moment et après avoir bu un petit coup, il se coulacraintivementjusqu’àlaporteduparloir.Voicicequ’ilentendit(c’étaitGloïnquiparlait):«Hum!(ouquelqueébrouementdecegenre).Croyez-vousqu’ilfera l’affaire ? Gandalf a beau dire que ce hobbit est féroce, c’est possible,maisunseulcritelquecelui-làpoussédansunmomentd’excitationsuffiraitàréveillerledragonettoutesafamilleetnousfairetoustuer.M’estavisqu’ilétait davantage de peur que d’excitation ! En fait, n’eût été le signe sur laporte, j’aurais été certainquenous avions fait erreur sur lamaison.Dès lepremiercoupd’œil sur lepetitbonhommequis’agitait touthaletantsur lepaillasson, j’ai éprouvé des doutes. Il a plutôt l’air d’un épicier que d’uncambrioleur!»

    M.Bagginstournaalorslapoignéeetentra.SoncôtéTookl’avaitemporté.Ilsentaitsoudainqu’ilsepasseraitdelitetdepetitdéjeunerpourêtrejugéimpitoyable.Quantau«petitbonhommequis’agitaitsurlepaillasson»,celale rendait presque féroce. Àmaintes reprises, par la suite, le côté Bagginsdevaitregrettercequ’ilfaisaitàprésent,etildevaitsedirealors:«Bilbo,tuasétéstupide;tuesentrétoutdroitpourfairelabêtise.»

    «Excusez-moid’avoirsurprisvosderniersmots,dit-il.Jeneprétendspascomprendredequoivousparliez,nivotreallusionàdescambrioleurs;maisjenecroispasmetromperenpensant(c’étaitcequ’ilappelaitleprendredehaut)quevousmejugezincapable.Iln’yaaucunsigneàmaporte–elleaétépeinte la semaine dernière –, et je suis bien certain que vous vous êtestrompés demaison. Dès que j’ai vu vos drôles de têtes sur le seuil, j’ai euquelquesdoutes.Maisfaitescommesic’étaitlabonne.Dites-moicequevousvoulez,etjetâcheraidel’accomplir,dussé-jemarcherd’iciàl’estdel’Estetcombattre les sauvages Verts dans le Dernier Désert. Un de mes arrière-arrière-grands-oncles,BullroarerTook,autrefois…

    —Oui, oui,mais ça, c’était il y abien longtemps,ditGloïn. Jeparlaisdevous.Etjevousassurequ’ilyaunemarquesurcetteporte–lesignehabitueldanslemétier,ouenfinquil’était.Cambrioleurdésirebonboulot,comportant

  • sensations fortes et rémunération raisonnable, voilà ce qu’elle signifiecouramment. Vous pouvez dire chercheur de trésor expert au lieu decambrioleur,sivous lepréférez.C’estcequefontcertains.Pournous,c’esttoutun.Gandalfnousavaitditqu’ilyavaitpariciunhommedecegenrequicherchait du boulot immédiat et qu’il avait ménagé une rencontre ici cemercrediàl’heureduthé.

    —Biensûrqu’ilyaunemarque,ditGandalf;jel’yaimisemoi-même.Pourd’excellentes raisons. Vous m’aviez demandé de trouver un quatorzièmepourvotreexpédition,etj’aichoisiM.Baggins.Qu’unseuld’entrevousdisequejemesuistrompéd’hommeoudemaison,etvouspouvezvousenteniràtreize et encourir toute la malchance que vous voudrez, ou retourner àl’extractionducharbon.»

    IlécrasaGloïnd’unregardsi furieuxetsimenaçantque lenainsetassasur sa chaise ; et, quand Bilbo fitmine d’ouvrir la bouche pour poser unequestion, il se retournaet le regarda si sévèrement,projetant enavant sessourcilsbroussailleux,quelehobbitrefermalaboucheenfaisantclaquersesdentsetgardaleslèvresserrées.

    « Bon, dit Gandalf. Assez de discussion. J’ai choisi M. Baggins, et celadevrait vous suffire, à tous tant que vous êtes. Si je dis que c’est uncambrioleur, c’est un cambrioleur, ou il le sera le moment venu. Il y abeaucoupplusen luiquevousne lesoupçonnez,etpassablementplusqu’ilnelesoupçonnelui-même.Vousmeremerciereztous(peut-être)unjour.Etmaintenant,Bilbo,allezchercherlalampe,quel’onfasseunpeudelumièresurtoutcela.»

    Danslalumièred’unegrandelampeàabat-jourrouge,ilétalasurlatableunmorceaudeparcheminquiressemblaitassezàunecarte.

    «CecifuttracéparThror,votregrand-père,Thorïn,dit-ilenréponseauxquestionsimpatientesdesnains.C’estunplandelaMontagne.

  • —Jenevoispastropenquoicelapourranousaider,ditThorïnd’unairdéçu,aprèsyavoirjetéuncoupd’œil.J’aiassezbonsouvenirdelaMontagneetdelarégionenvironnante.EtjesaisoùsetrouventMirkwoodetlaLandeDesséchée,oùsereproduisentlesgrandsdragons.

    —SurlaMontagneestmarquéenrougeundragon,ditBalïn,maisilseraassezfaciledeletrouversanscela,sijamaisnousarrivonsjusque-là.

    —Ilyaunpointquevousn’avezpasremarqué,dit lemagicien,etc’estl’entrée secrète. Vous voyez cette rune sur le côté ouest et lamain qui ladésigne?EllemarqueunpassagecachéverslesSallesInférieures(4).

    — Ilapuêtresecretautrefois,ditThorïn,maiscommentsavoir s’il l’estencore?LeVieuxSmaugavécu là assez longtempspourdécouvrir tout cequ’ilyaàconnaîtredecescavernes.

    —Peut-être–maisiln’apul’utiliserdepuisbiendesannées.—Pourquoidonc?—Parceque lepassageest troppetit.«Laporteacinqpiedsdehautet

    trois peuvent passer de front », disent les runes, mais Smaug ne pourraitramperparuntroudecettedimension,pasmêmequandiln’étaitqu’unpetitdragon,etcertainementpasaprèsavoirdévorétantdenainsetd’hommesdeDale.

    — Cela me paraît un très grand trou », vagit Bilbo (qui n’avait aucuneexpérience des dragons, mais seulement de trous de hobbits). Il oubliaitd’observer lesilence, tantson intérêtétaitdenouveauexcité. Iladorait lescartes, et dans son vestibule en était suspendue une grande représentanttout le Pays d’Alentour, sur laquelle étaient tracées en rouge toutes sespromenadesfavorites.

    « Comment pouvait-on tenir une si grande porte secrète pour tous àl’extérieur, hormis le dragon ? demanda-t-il (ce n’était qu’un petit hobbit,rappelez-vous).

    —Ilyavaitbiendesmanières,ditGandalf.Maislaquelleaétéutiliséepourcette porte-ci, nous ne le saurons qu’en allant voir sur place. D’après lesindicationsdelacarte,jepenseraisqu’ilyauneportefermée,quiaétéfaiteà la ressemblance exacte du flanc de la Montagne. C’est là la méthodehabituelleauxnains–jenepensepasmetromper,n’est-cepas?

    —C’esttoutàfaitexact,ditThorïn.—Etpuis,poursuivitGandalf,j’aioubliédementionnerqu’aveclacarteil

    y avait une curieuse petite clef. La voici ! dit-il, tendant à Thorïn une clefd’argent au long canon et aux bouterolles compliquées. Gardez-lasoigneusement!

    —Oui,certes»,ditThorïn.

  • Etill’accrochaàunebellechaînequ’ilavaitaucousoussaveste.«Àprésent,leschosesseprésententsousunmeilleurjour.Cettenouvelle

    amélioregrandementlesperspectives.Jusqu’àprésent,nousn’avionsaucuneidée claire sur ce qu’il convenait de faire.Nous pensions nous diriger versl’est jusqu’auLongLac, avec toute laprudenceet le silencepossibles.C’estaprèscelaquelesdifficultéscommenceraient…

    —Ceneserapastoutdesuite,pourautantquejeconnaisselesroutesdel’Est,ditGandalf,l’interrompant.

    —Delà,nouspourrionsremonterlelongdelaRivièreCourante,continuaThorïn sans prêter attention, et gagner ainsi les ruines deDale – la vieilleville qui se trouve là, dans la vallée, au pied de la Montagne. Mais nousn’aimonsni lesunsni les autres l’idéede laPortePrincipale. La rivièreensorttoutdroitparlegrandà-picausuddelaMontagne,etc’estaussiparlàque sort ledragon–beaucoup trop souvent, àmoinsqu’iln’ait changé seshabitudes.

    —Celaneserviraitàrien,ditlemagicien,toutaumoinssansunpuissantguerrier, pour ne pas dire un Héros. J’ai essayé d’en trouver un ; mais lesguerrierssontoccupésàbataillerentreeuxdansdespayslointains,etdanscette région leshéros sont rares, sinon introuvables.Par ici, lesépées sontpour la plupart émoussées, les haches, on s’en sert pour les arbres, et lesboucliersserventdeberceauxoudecouverclesdeplats;quantauxdragons,ilssetrouventàunedistancetoutàfaitrassurante(etpartant,relèventdelalégende).C’estpourquoijemesuisdécidépourlecambriolage:surtoutquandj’ai repensé à l’existence de cette petite porte. Et voici notre petit BilboBaggins,lecambrioleur,lecambrioleurchoisiettriésurlevolet.Ainsidonc,poursuivonsetdressonsdesplans.

    —Bon, dit Thorïn, à supposer que l’expert-cambrioleur nous donne desidéesoufassedessuggestions.»

    IlsetournaversBilboavecuneironiquepolitesse.«Jevoudraisd’abordensavoirunpeupluslong,ditcelui-ci,toutconfuset

    intérieurement un peu tremblant,mais, jusque-là, toujours décidé par soncôtéTookàpoursuivre.Jeveuxdireencequiconcernel’or,ledragonettoutça;commentest-ilvenulà,àquiappartient-il,etainsidesuite?

    —Dieumebénisse ! ditThorïn.N’avez-vouspasune carte? N’avez-vouspasentendunotrechanson?Etn’avons-nouspasparlédelachosetoutescesdernièresheures?

    — Tout de même, j’aimerais que tout cela soit clair et net, dit-il avecobstination,arborantsamanièrepratique(d’ordinaireréservéeauxgensquiessayaient de lui emprunter de l’argent) et faisant de son mieux pour

  • paraîtresage,prudentetexpert,etêtreàlahauteurdelarecommandationde Gandalf. J’aimerais aussi savoir quels seront les risques, les débours, letempsrequis,larémunération,etc.(parquoiilentendait:«Queretirerai-je?etrentrerai-jevivant?»).

    — Oh ! bon, dit Thorïn. Il y a longtemps, du temps de mon grand-pèreThror,notre famille fut chasséeduGrandNordet elle revintavec tous sesbiens et ses outils à cette Montagne marquée sur la carte. Elle avait étédécouverte par mon lointain ancêtre, Thraïn l’Ancien ; mais alors, ilscreusèrentdesminesetdestunnels,etbâtirentdeplusgrandessallesetdeplusgrandsateliers–enplusdecela,jecroisqu’ilstrouvèrentbeaucoupd’oret beaucoup de pierres précieuses aussi. En tout cas, ils devinrentimmensément riches et fameux ; mon grand-père devint Roi sous laMontagneetilfuttraitéavecgrandrespectparleshommesquivivaientverslesudets’étendaientgraduellementlelongdelaRivièreCourantejusqu’àlavalléeaupieddelaMontagne.Ilsédifièrentencetemps-làl’aimablevilledeDale.LesRoisavaientaccoutuméd’appelernosforgeronsetderécompensertrès richement même les moins habiles. Les pères nous suppliaient deprendreleursfilscommeapprentisetnouspayaientgénéreusement,surtouten vivres, que nous ne nous souciions jamais de faire pousser ou de nousprocurerparnous-mêmes.Sommetoute,cefutpournousunheureuxtemps,etlepluspauvred’entrenousavaitdel’argentàdépenserouàprêter,etleloisirdefabriquerdebeauxobjetsparsimpleplaisir,sansparlerdes jouetsles plus merveilleux et les plus magiques, tels que l’on n’en trouve plusaujourd’huidanslemonde.Ainsi,lessallesdemongrand-pèreregorgeaient-ellesd’armures,dejoyaux,deciseluresetdecoupes,etlemarchéauxjouetsdeDaleétaitlamerveilleduNord.

    « Ce fut sans nul doute ce qui attira le dragon. Les dragons volent auxhommes,auxelfesetauxnains l’oret lesbijoux,partoutoù ilspeuvent lestrouver ; et ils conservent leur butin tant qu’ils sont vivants (ce qui estpratiquementàjamais,àmoinsqu’ilsnesoienttués),sansjamaisengoûterletintementd’airain.Enfait,ilssaventàpeinediscernerunbeautravaild’unmauvais, encore qu’ils aient d’ordinaire une bonne idée de la valeurmarchandecourante;etilssontincapablesderienfairepareux-mêmes,fût-cemêmerépareruneécaillemalassujettiede leurarmure. Il yavaitencetemps-làdansleNorddesquantitésdedragons,etl’ors’yfaisaitsansdouterare, alors que tous les nains fuyaient vers le sud ou étaient tués, sanscompter que le gaspillage et la destruction commis par les dragonsempiraientde jouren jour. Ilyavaitunverparticulièrementavide, fortetméchant, du nom de Smaug. Un jour, il s’envola et vint dans le Sud. La

  • première annonce que nous en eûmes fut un bruit semblable à celui d’unouraganenprovenancedunordetlegrincementetlecraquementdespinsde laMontagnesous l’assautduvent.Quelques-unsdesnainssetrouvaientdehors(j’enétaisparchance)–beauxgarsaventureuxàl’époque,toujourslenezauvent, cequime sauva lavie ce jour-là.Ordonc,d’uneassezgrandedistance,nousvîmesledragonseposersurnotremontagnedansunetrombedefeu.Puisildescenditlapenteet,quandilatteignitlesbois, ilssemirenttous à flamber. À cemoment, toutes les cloches de Dale sonnèrent, et lesguerriersprirentlesarmes.Lesnainsseprécipitèrentparleurgrandeporte;maisledragonétaitlàquilesattendait.Aucunnes’échappadececôté.Delarivière s’éleva une grande vapeur ; un brouillard s’étendit sur Dale et dumilieu de ce brouillard le dragon fondit sur eux et détruisit la plupart desguerriers–c’étaittoujourslamêmemalheureusehistoire,tropcouranteencetemps-là.Aprèsquoi, il retournaseglissersous laPortePrincipaleet fîtplacenettedanstouslespassages,lestunnels,lesallées,lescaves,lessalleset les appartements. Il ne resta plus alors sous la Montagne un seul nainvivant,etils’emparadetousleursbiens.Sansdoutelesa-t-ilamassésloinàl’intérieur en un seul grand tas dont il se sert comme lit pour dormir, carc’estlàlafaçondesdragons.Parlasuite,ilpritl’habitudedeseglisserlanuithors de la grande porte et de venir à Dale, d’où il enlevait des gens,particulièrement des jeunes filles, pour les dévorer, jusqu’à ce qu’enfin laville fût ruinéeet tous leshabitantsmortsoupartis.Cequi sepasse là-basmaintenant,jen’ensaisriendeprécis,maisjesupposequepersonnenevitaujourd’huiplusprèsdelaMontagnequel’extrémitéduLongLac.

    « Les quelques-uns d’entre nous qui étaient bien à l’extérieur s’assirentpourpleurerencachette,maudissantSmaug ; et là,nous fûmes rejointsdefaçon inattendueparmonpère etmongrand-père,dont lesbarbes étaientroussies. Ils avaient un air très sombre,mais ils ne dirent que très peu dechose. Quand je leur demandai comment ils s’étaient échappés, ilsm’invitèrentàmetaire,medisantquejelesauraisentempsutile.Aprèscela,nouspartîmes,etnousdûmesgagnernotrevietantbienquemalenerrantdans le pays, allant jusqu’à nous faire maréchal-ferrant oumêmemineur.Maisnousn’avonsjamaisoubliénotretrésorvolé.Etmêmeaujourd’huiquenousavonsmispassablementdecôtéetquenousnesommespassimalenpoint,jel’avoue(ici,Thorïncaressalachaîned’orqu’ilportaitaucou),nousentendonstoujours lerécupéreret fairesubiràSmaug,sinous lepouvons,l’effetdenosmalédictions.

    «Jemesuissouventinterrogésurlafaçondontmonpèreetmongrand-père s’étaient échappés. Je vois maintenant qu’ils devaient disposer d’une

  • portedérobéeconnued’euxseuls.Maisilsavaientapparemmentdresséunecarte, et j’aimerais savoir comment Gandalf s’en est emparé, alors qu’elleauraitdûm’échoir,àmoileurhéritierlégitime.

    — Jenem’en suispas « emparé» ; ellem’a étédonnée, dit lemagicien.Votregrand-pèreThrorfuttuéparAzogleGobelindanslesminesdeMoria,vousvousensouvenez.

    —Oui,mauditsoit-il!ditThorïn.—EtThraïn,votrepère,partitle21avril,ilyaeucentansjeudidernier,

    etvousnel’avezjamaisrevudepuislors…—C’estexact,oui,ditThorïn.—Ehbien,votrepèrem’aremisceciafinque jevous ledonne ;etsi j’ai

    choisimonpropremomentetmaproprefaçonpourcefaire,vousnesauriezguèrem’enblâmer,vuladifficultéquej’aieueàvoustrouver.Votrepèrenesesouvenaitpasdesonproprenomquandilm’aremislepapier,etilnem’ajamaisditlevôtre;desortequej’estime,sommetoute,mériterdeslouangesetdesremerciements!Voiciledocument,dit-il,tendantlacarteàThorïn.

    —Jenecomprendspas»,ditThorïn.Et Bilbo eut le sentiment qu’il aurait aimé dire la même chose.

    L’explicationnesemblaitrienexpliquer.« Votre grand-père, reprit le magicien avec lenteur et sévérité, avait

    donnélacarteàsonfilspourplusdesécuritéavantdeserendreauxminesdeMoria. Après lamort de votre grand-père, votre père s’en fut tenter sachanceaveclacarte ;et ileutdestasd’aventuresdespluspénibles,mais iln’arriva jamais près de la Montagne. Comment il y aboutit, je l’ignore ;toujoursest-ilquejeletrouvaiprisonnierdanslescachotsduNécromancien.

    —Quediablefaisiez-vouslà?»demandaThorïnavecunfrisson.Ettouslesnainsfrémirent.«N’importe.Jeprenaismesrenseignementscommed’ordinaire;etc’était

    unevilaineetdangereuseaffaire, certes.Mêmemoi,Gandalf, jen’échappaique de justesse. J’ai essayé de sauver votre père,mais il était trop tard. Ilavaitperdularaison;ildivaguaitetavaitpresquetoutoublié,hormislacarteetlaclef.

    — Il y a longtemps que nous avons fait payer les gobelins deMoria, ditThorïn;ilvanousfalloiraccorderunepenséeauNécromancien.

    — Ne soyez pas absurde ! C’est un ennemi dont le pouvoir est bien au-dessus de celui de tous les nains réunis, pût-on même les rassembler denouveaudesquatrecoinsdumonde.Leseulvœudevotrepèreétaitquesonfils lût la carte et se servît de la clef. Le dragon et la Montagne sont destâchesplusquesuffisantespourvous!

  • —Écoutez !Écoutez ! pensaBilbo, qui parmégardeprononça cesmots àhautevoix.

    —Écoutezquoi?»dirent-ilstous,setournantsoudainverslui.Etsontroublefuttelqu’ils’écria:«Écoutezcequej’aiàdire!—Etqu’est-cequec’est?demandèrent-ils.—Ehbien,jetrouvequevousdevriezallerducôtédel’Estetexaminerun

    peuleschoses.Aprèstout,ilyacetteportedérobée,etlesdragonsdoiventbiendormirparfois,jesuppose.Sivousrestezassezlongtempssurleseuil,jesuissûrquevousaurezuneidée.Etpuis,aprèstout,jepensequenousavonsassezdiscutépourcesoir,sivousvoyezcequejeveuxdire.Quepenseriez-vousd’allernouscoucher,departirdebonneheure,etc.? Jevousdonneraiunbonpetitdéjeuneravantvotredépart.

    —Avantnotredépart,vousvoulezdire, jepense,fitThorïn.N’est-cepasvousleCambrioleur?Etnevousrevient-ilpasderester,vous,surleseuil,sicen’estdepasserde l’autrecôtéde laporte?Mais je suisd’accordpour lecoucheretlepetitdéjeuner.J’aimeavoirsixœufsavecmonjambonquandjeparsenvoyage:surleplat,paspochés,etfaitesattentionànepascreverlesjaunes.»

    Quand les autres eurent commandé leurpetit déjeuner, sans lemoindre«s’ilvousplaît»(cequiennuyafortBilbo),ilsselevèrenttousensemble.Lehobbit dut trouver une place pour chacun ; il remplit toutes ses chambresd’amis, fit des lits surdes fauteuils etdes sofas, et, quand il eut enfin casétoutsonmonde,ilgagnasonproprepetitlit,trèsfatiguéetpasentièrementheureux. Il était une chose qu’il avait bien décidée : c’était de ne pas sesoucierdeselevertrèstôtpourpréparerlesacrépetitdéjeunerdetouslesautres. L’influence Took s’effaçait, et il n’était plus bien sûr de partir lelendemainmatinpourunvoyagequelconque.

    Couchédansson lit, il entendaitThorïnquicontinuaità fredonnerpourlui-mêmedanslameilleurechambre,voisine:

    Loinau-delàdesmontagnesfroidesetembruméesVersdescachotsprofondsetd’antiquescavernes,IlnousfautalleravantleleverdujourPourtrouvernotreorlongtempsoublié.

    Bilbos’endormitaveccetéchodanslesoreillesetileneutdesrêvespeuagréables.Cenefutquelongtempsaprèsleleverdujourqu’ils’éveilla.

  • B

    ChapitreII

    GRILLADEDEMOUTON

    ilbosautaàbasdesonlitet,aprèsavoirenfilésarobedechambre,ilserenditdanslasalleàmanger.Là,ilnevitpersonne,maisilyavaittouslessignesd’unplantureuxdéjeunerprisàlahâte.Danstoutelapièce

    régnait un affreux désordre et, dans la cuisine, il constata la présence dequantitédepotssales.Ilsemblaitquel’oneûtusédelapresquetotalitédecequ’ilpossédaitenfaitdepotsetdecasseroles.Lelavagedelavaisselleétaittristementréel,etBilbofutbienobligédecroirequelaréceptiondelaveillene relevait pas de ses mauvais rêves comme il s’était plu à l’espérer. Envérité,ilsesentaitplutôtsoulagé,toutcomptefait,àlapenséequ’ilsétaienttouspartissans luietsanssepréoccuperdeleréveiller(«maissansmêmeunmerci»,pensa-t-il);etpourtant,d’uncertaincôté,ilnepouvaitseretenird’éprouverunbrindedéception.Cesentimentlesurprit.

    « Ne sois pas stupide, Bilbo Baggins ! se dit-il ; à ton âge, penser à desdragonsetàtoutescesfaribolesdeboutdumonde!»

    Il passadoncun tablier, allumades feux,mitde l’eau à bouillir et fit lavaisselle.Aprèsquoi, il pritunbonpetitdéjeunerdans la cuisine avantdenettoyer la salle à manger. À ce moment, le soleil brillait ; et la porte dedevant,ouverte, laissaitpénétrerunetièdebriseprintanière.Bilbosemità

  • siffleravecforceetàoublierlasoiréedelaveille.Enfait, ils’asseyait justedevantunsecondetagréablepetitdéjeunerdanslasalleàmangeràcôtédelafenêtreouverte,lorsqueGandalfentra.

    «Alors,moncher,dit-il,quandallez-vousvousdécideràvenir?Onavaitparlé d’un départ à l’aube – et vous voilà en train de prendre votre petitdéjeuner,oujenesaiscommentvousappelezcela,àdixheuresetdemie!Ilsvousontlaissélemot,parcequ’ilsnepouvaientattendre.

    —Quelmot?ditlepauvreBaggins,toutenémoi.—Par les Grands Éléphants ! s’écria Gandalf, vous n’êtes pas dans votre

    assiette,cematin–vousn’avezmêmepasépoussetélacheminée!—Qu’est-cequecelaaàvoiraveclaquestion?J’aieuassezàfaireavecla

    vaisselledequatorzepersonnes!—Sivousaviezépoussetélacheminée,vousaurieztrouvéceciglissésous

    la pendule », ditGandalf, tendant àBilboune lettre (écrite sur sonproprepapier,naturellement).Voicicequ’illut:

    « Thorïn et Cie au Cambrioleur Bilbo, salut ! Nos plus sincèresremerciements pour votre hospitalité, et notre reconnaissante acceptationde votre offre d’assistance technique. Conditions : paiement à la livraison,jusqu’àconcurrenced’unquatorzièmedesbénéficestotaux(s’ilyena),tousfraisdevoyagegarantis en toutétatde cause ; frais d’enterrement à notrechargeouàcelledenosreprésentantss’ilyalieuetsilaquestionn’estpasrégléeautrement.

    «Jugeantinutilededérangervotrereposestimé,noussommespartisenavant pour faire les préparatifs requis, et nous attendrons votre personnerespectéeàl’aubergeduDragonVert,Prèsdel’Eau,àonzeheuresprécises.Comptantsurvotreponctualité,

    Nousavonsl’honneurd’êtrevosprofondémentdévoués,

    ThorïnetCie.»

    «Celanevouslaissequedixminutes.Ilvousfaudracourir,ditGandalf.—Mais…,fitBilbo.—Iln’yapasletemps,ditlemagicien.—Mais…,répétaBilbo.—Pasletempspourcelanonplus!Ouste!»Jusqu’àlafindesesjours,Bilbonedevaitjamaisoubliercommentils’était

    trouvédehors, sans chapeau, sans canne, sans argent, sans riende cequ’ilprenaitgénéralementpoursortir;ilavaitlaissésonsecondpetitdéjeuneràdemiconsommé,lavaisselleaucunementfaite;ayantfourrésesclefsdansla

  • main de Gandalf, il avait dévalé le chemin de toute la vitesse de ses piedspoilus,passédevantlegrandMoulin,traversél’Eauetcourusurunmilleetplus.

    Il était bien essoufflé, en arrivant à Près de l’Eau comme onze heuressonnaient,etilconstataalorsqu’ilavaitoubliésonmouchoir!

    «Bravo!»s’écriaBalïnqui,duseuil,surveillaitlaroute.À ce moment, tous les autres tournèrent le coin, venant du village. Ils

    étaientmontéssurdesponeys,dontchacunétaitchargédetoutunattiraildebagages,ballots,paquets.Ilyenavaituntrèspetit,apparemmentdestinéàBilbo.

    «Enselle,touslesdeux,etpartons!ditThorïn.— Je suisnavré,ditBilbo,mais je suisvenu sans chapeau, jen’aipasde

    mouchoir et je n’ai pas d’argent. Je n’ai trouvé votremot qu’à dix heuresquarante-cinq,pourêtreprécis.

    —Nesoyezpasprécis,ditDwalïn,etnevousenfaitespas!Ilvousfaudravouspasserdemouchoiretdebiend’autreschosesavantd’arriverautermeduvoyage.Quantauchapeau,j’aidansmesbagagesuncapuchonetunecapederechange.»

    Etvoilàcommentilspartirentdel’aubergeparunbeaumatinjusteavantle mois de mai, au petit trot de poneys bien chargés ; et Bilbo portait uncapuchon vert foncé (un peu délavé par les intempéries) et une cape demême couleur, empruntés à Dwalïn. Ils étaient trop grands pour lui, et ilavait un air assez comique. Ce que son père Bungo aurait pensé de lui, jen’ose y songer. Sa seule consolation était de ne pouvoir être pris pour unnain,puisqu’iln’avaitpasdebarbe.

  • Ils n’avaient pas parcouru beaucoup de chemin, que parut Gandalf,splendidement monté sur un cheval blanc. Il apportait une provision demouchoirs,ainsiquelapipeetletabacdeBilbo.Aussi,aprèscela,legroupepoursuivit son chemin tout à fait gaiement ; on raconta des histoires, onchantadeschansonsenchevauchanttoutelajournée,hormisnaturellementles arrêts pour les repas. Ceux-ci ne se produisaient pas tout à fait aussisouvent que Bilbo l’eût souhaité, mais il commençait cependant à trouverquelesaventuresn’étaientpassidésagréablesaprèstout.

    On avait commencé par traverser une région de hobbits, un paysconvenable habité par d’honnêtes gens, avec de bonnes routes, quelquesauberges et de temps à autre un nain ou un fermier se rendant d’un pastranquille à ses affaires. Puis on était arrivé dans des contrées où les gensusaient d’un langage étrange et chantaient des chansons que Bilbo n’avaitjamais entendues. Et maintenant on avait pénétré loin à l’intérieur desTerres Solitaires, où on ne voyait plus personne, où il n’y avait plusd’auberges et où les routes devenaient franchement mauvaises. Non loindevant eux s’élevaient, deplus enplushaut, demornes collines, couvertesd’arbres noirs. Certaines étaient couronnées de vieux châteaux à l’airsinistre, comme s’ils avaient été construits par de mauvaises gens. Toutrevêtaitunaspectsombre,carletempsavaitprismauvaisetournure.Jusque-là, il avait été aussi beau qu’il peut l’être aumois demai, même dans lescontes joyeux ; mais à présent il faisait froid et humide. Dans les TerresSolitaires, ils avaient dû camper quand ils le pouvaient, mais au moins yfaisait-ilsec.

    «Direqueceserabientôt juin»,grognaBilbo,quibarbotaitderrière lesautresdansunsentierfortboueux.

    Lemomentduthéétaitpassé;ilpleuvaitàverse,commeilavaitfaittoutlelongdelajournée;soncapuchonluidégouttaitdanslesyeux,sacapeétaitsaturéed’eau; leponeyétait fatiguéetbronchaitsur lespierres ; lesautresétaienttropmaussadespourparler.

    «Etjesuissûrquelapluies’estinfiltréedanslesvêtementssecsetdanslessacsdeprovisions,pensaBilbo.Lapestesoitdelacambrioleetdetoutcequiytouche!Jevoudraisbienêtrechezmoiaucoindufeudansmongentiltrou,aveclabouilloireentraindecommenceràchanter!»

    Cenedevaitpasêtreladernièrefoisqu’ilsediraitcela!Les nains continuaient cependant à trotter, sans jamais se retourner ni

    prêter attention au hobbit. Quelque part derrière les nuages gris, le soleilavait dû se coucher, car il commençait à faire sombre tandis qu’ilsdescendaient dans une vallée profonde, au fond de laquelle coulait une

  • rivière. Le vent se leva, et les saules, le long des rives, se courbaient engémissant.Heureusement,laroutepassaitsurunvieuxpontdepierre,carlarivière,enfléeparlespluies,descendaitimpétueusementdescollinesetdesmontagnesduNord.

    Quand ils eurent traversé, il faisait presque nuit. Le vent dispersa lesnuages gris, et une lune vagabonde parut au-dessus des collines parmi leslambeaux flottants. Ils s’arrêtèrentalorsetThorïnmurmuraquelquechoseausujetdusouper:«Etoùtrouveruncoinsecpourdormir?»

    Cefutàcemomentseulementqu’ilss’aperçurentdel’absencedeGandalf.Jusque-là,illesavaitaccompagnéstoutdulong,sansjamaisdires’ilprenaitvraimentpartà l’expéditionous’il leurfaisait justeunboutdeconduite. Ilavaittoujoursétélepremierpourcequiétaitdemanger,deparleretderire.Maismaintenantilavaittoutsimplementdisparu!

    « Et précisément aumoment où unmagicien aurait été le plus utile ! »grognèrentDorietNori(quipartageaientlesvuesduhobbitsurlanécessitéderepasabondantsetfréquents).

    Ilsdécidèrentfinalementdecamperoùilssetrouvaient.Ilsgagnèrentunbouquetd’arbres,et,bienqu’àcetabrileterrainfûtplussec,leventfaisaittomber les gouttes des feuilles et le ruissellement était extrêmementdésagréable.Etlamalicesemblaitavoirgagnélefeu.Lesnainspeuventfairedufeuàpeuprèsn’importeoùavecàpeuprèsn’importequoi,qu’ilyaitduventounon;maiscesoir-là, ilsn’yparvinrentpas,mêmepasOïnetGloïn,quiyétaientparticulièrementexperts.

    Et puis, l’un des poneys, prenant peur sans raison, se précipita dans larivièreavantqu’onnepûtlerattraper.Pourl’enressortir,FilietKilifurentbienprèsdesenoyer,tandisquetoutlebagagequ’ilportaitétaitarrachédesondos.Naturellement,c’étaitsurtoutde lanourriture,et ilrestabienpeudechosepourledîneretmoinsencorepourlepetitdéjeuner.

    Lesvoilàdoncassis,maussades,mouillésetmarmonnant,tandisqu’OïnetGloïnpersistaientdansleurseffortspourallumerlefeuetsequerellaientàcesujet.Bilboméditaittristementsurcequelesaventuresneconsistentpastoujoursenpromenadesàdosdeponeydans le soleildemai,quandBalïn,leurguetteurattitré,s’écria:«Ilyaunelumièrelà-bas!»

    Une colline s’élevait à quelque distance, avec des arbres, par endroitsassezépais.Dumilieudelamassesombre,ilsvirentalorsbrillerunelumière,unelumièrerougeâtreàl’aspectréconfortant,commed’unfeuoudetorchesclignotantes.

    Après un moment de contemplation, ils se mirent à discuter. Les unsdisaient « non », d’autres « oui ». Certains déclarèrent qu’il n’y avait qu’à

  • aller voir et que tout valaitmieux qu’unmaigre souper, un petit déjeunerplusmaigreencoreetdesvêtementshumidespourlanuitentière.

    D’autresrépondirent:«Cesrégionssontassezpeuconnues,etellessonttrop proches des montagnes. Les voyageurs viennent rarement par ici, àprésent.Lesvieillescartesnesontd’aucuneutilité:leschosesontchangéenmal,etlarouten’estpasgardée.Ilsontmêmeàpeineentenduparlerduroidans ces parages, etmoins vous vousmontrerez curieux en les traversant,moinsvousrisquerezsansdouted’ennuis.»

    Certainsdirent:«Aprèstout,noussommesquatorze.»D’autresdemandèrent:«OùestpasséGandalf?»Cetteremarque,toutlemondelarépéta.Etalorslapluiesemitàtomberà

    torrentsplusfortsquejamais,etOïnetGloïncommencèrentàsebattre.Cela décida de la question : « Après tout, nous avons avec nous un

    cambrioleur»,dirent-ils.Etilsdécampèrent,poussantleursponeys(avectoutelaprudencevoulue)

    endirectiondelalumière.Ilsarrivèrentàlacollineetfurentbientôtdanslebois. Ils commencèrent à grimper, mais on ne voyait aucun sentier tracésusceptibledemeneràunemaisonouàuneferme ;et,malgrétoutes leursprécautions, ils produisaient passablement de bruissements et decraquements (sans compter une bonne dose de bougonnements et degrognements)enpassantsouslesarbres,danslanuitnoire.

    Soudain la lumière rouge brilla avec un grand éclat entre les troncs, àpetitedistancedevanteux.

    « C’est maintenant au cambrioleur d’agir, dirent-ils, entendant par làBilbo.Ilfautallervoircequec’estquecettelumière,àquoiellesertets’iln’yaaucundanger,ditThorïnauhobbit.Sautezetrevenezvitesitoutvabien.Danslecascontraire,revenezsivouslepouvez!Etsivousnelepouvezpas,poussezdeuxululementsd’effraieetundechouette,etnous feronscequenouspourrons.»

    Bilbo dut partir, sans même pouvoir expliquer qu’il ne savait pas plusululer, fût-ce une seule fois, à la manière d’aucune sorte de hibou qu’iln’aurait pu voler comme une chauve-souris. Mais en tout cas les hobbitspeuvent sedéplacerdans lesbois sans fairedebruit, sans faire lemoindrebruit.Ilsensontfiers,etBilboavaitmarquéàplusieursreprisesaucoursdeleurrandonnéesondédainpourcequ’ilappelait«toutceboucandenains»,quoique,jelesuppose,nivousnimoin’aurionsrienremarquéparunenuitventeuse,toutelacavalcadeeût-ellepasséàdeuxpiedsdedistance.Pourcequi était de Bilbo, tandis qu’il avançait d’un pas compassé vers la lumièrerouge, je pense que pas même une belette n’aurait bougé d’un poil de sa

  • moustache. Il arrivadonc,naturellement, jusqu’au feu–carc’enétaitun–sansdérangerpersonne.Etvoicicequ’ilvit.

    Trois personnages de très forte carrure étaient assis autour d’un trèsgrand feude bûchesdehêtre. Ils faisaient rôtir dumouton surde longuesbroches de bois et léchaient la sauce sur leurs doigts. Une bonne etappétissante odeur se répandait alentour. Ils avaient aussi à portée de lamain un tonneau de bonne boisson, et ils buvaient dans des pichets.Maisc’étaientdestrolls.Manifestementdestrolls.MêmeBilbopouvaitlevoir,endépitdesaviepasséebienàl’abri:àleurgrandeetlourdeface,àleurtailleetàlaformedeleursjambes,sansparlerdeleurlangage,quin’étaitpasdutout,maislàpasdutoutceluidessalons.

    «Dumoutonhier,dumoutonaujourd’huiet,lediablem’emporte!çam’atoutl’airdedevoirêtreencoredumoutondemain,ditundestrolls.

    —Pasun sacrémorceaude chairhumainedepuis jene sais combiendetemps,ditun second.Àquoi, bonDieu ! pouvait penserWilliampournousamener par ici, jeme l’demande ; et la boisson vamanquer, qui pis est »,continua-t-il, poussant le coude deWilliam qui prenait une lampée de sonpichet.

    William s’étrangla : « Ferme ça ! dit-il aussitôt qu’il le put. Tu vas pasespérerquelesgensvonttoujoursresterlàuniquementpoursefairemangerpartoietparBert.Àvousdeux,vousavezdévoréunvillageetdemidepuisqu’noussommesdescendusdesmontagnes.Combienqu’t’enveuxencore?Etlachancenousapasmalservis,alorstud’vraisdire:«Merci,Bill,pourunbonmorceaudemoutongrasdelavalléecommecelui-ci.»

    Ilmorditàbellesdentsdansungigotqu’ilrôtissaitets’essuyales lèvressursamanche.

    Oui, je crains que ce ne soient là les façons des trolls, même lesmonocéphales.Ayantentendutoutcela,Bilboauraitdûfaireimmédiatementquelquechose.Soitretournersansbruitavertirsesamisqu’ilyavaitlàtroistrolls de bonne dimension et assez mal disposés, tout prêts sans doute àgoûterdunain,voiremêmeduponeyrôtipourchanger;soits’exerceràunbon et rapide cambriolage. Un cambrioleur de premier ordre, légendaire,auraitàcemomentfaitlespochesdestrolls–cequivautpresquetoujourslapeine, quand on peut y arriver ; il aurait chipé le mouton même sur lesbroches,dérobélabière,ets’enseraitallésansavoirétéremarqué.D’autres,plus positifs,mais doués demoins d’amour-propre professionnel, auraientpeut-êtreplantéunpoignarddans lecorpsdechacund’euxavantqu’ilsnes’enfussentaperçus.Aprèsquoi,onauraitpasséjoyeusementlanuit.

    Bilbolesavait.Ilavaitbeaucouplusurdeschosesqu’iln’avaitjamaisvues

  • oujamaisfaites.Ilétaitextrêmementalarméetaussidégoûté;ilauraitvouluêtreàmillelieuesdelà–etpourtantquelquechosel’empêchaitderetournertoutdroit,lesmainsvides,auprèsdeThorïnetCie.Ilrestadonclà,hésitant,dansl’ombre.Detouslesprocédésdecambriolagedontilavaitconnaissance,le vol à la tire dans les poches des trolls lui sembla présenter lemoins dedifficultés;aussifinit-ilparseglisserderrièreunarbrejustedansledosdeWilliam.

    Bert et Tom allèrent au tonneau. William prenait encore un pot. Bilborassemblaalorstoutsoncourageetmitsapetitemaindansl’énormepochedeWilliam.Ilyavaitlàunporte-monnaie,pourBilboaussigrandqu’unsac:«Ha!voilàtoujoursuncommencement!»pensa-t-il, s’échauffantpoursonnouveautravail,tandisqu’iltiraitsoigneusementl’objet.

    C’était bien un commencement ! Les porte-monnaie de trolls ont de lamalice,etcelui-cinefaisaitpasexception.

    «Holà,quiêtes-vous?fit-ild’untonaigu,commeilsortaitdelapoche.—Crénom!Regardeunpeucequej’aiattrapé,Bert!ditWilliam.—Qu’est-cequec’est?direntlesautres,s’approchant.—Dudiablesijelesais!Qu’est-cequet’es?—BilboBaggins,uncamb…unhobbit,dit lepauvreBilbo, tremblantde

    tous ses membres et se demandant comment faire des bruits de chouetteavantd’êtreétranglé.

    —Uncambunhobbit?»s’écrièrent-ils,unpeusaisis.Les trolls ont l’esprit assez lent et ils se méfient énormément de toute

    nouveauté.«Qu’est-cequ’uncambunhobbitaàvoirdansmapoche,detoutefaçon?

    ditWilliam.—Etçasecuit-il?demandaTom.—Tupeuxtoujoursessayer,ditBert,ramassantunebrochette.— Une fois dépiauté et désossé, il ne ferait pas plus d’une bouchée, fit

    remarquerWilliam,quiavaitdéjàbiendîné.— Peut-être qu’y en a d’autres comme lui dans les environs et qu’on

    pourraitfaireunpâté,suggéraBert.Ditesdonc,yena-t-ild’autresdevotreespèce en train de fureter dans les bois, sale petit lapin ? » ajouta-t-il, lesyeuxfixéssurlespiedspoilusduhobbit.

    Et,leramassantparlesorteils,ilsemitàlesecouer.

  • «Oui,desquantités,réponditBilbo,avantdes’êtrerappeléqu’ilnedevait

    pastrahirsesamis.Non,pasdutout,pasunseul,enchaîna-t-il.— Qu’est-ce que tu veux dire ? dit Bert, le tenant à l’endroit, par les

    cheveux,cettefois.—Ce que je dis, fit Bilbo, haletant. Et, je vous en prie, neme faites pas

    cuire,mesbonsmessieurs!Jesuisunexcellentcuisiniermoi-même,etjecuismieuxque jene cuis, si vous voyez ceque je veuxdire. Je vous ferai de lasucculentecuisine,unpetitdéjeunerparfaitementmerveilleux,siseulementvousvoulezbiennepasmeprendrepoursouper.

    — Pauvre petit bonhomme, ditWilliam (il avait déjà avalé tout ce qu’ilpouvaitcontenir;etilavaitaussibuunegrandequantitédebière).Lepauvrepetitbonhomme!Laissez-lealler!

    —Pasavantqu’ilnenousaitexpliquécequ’ilentendpardesquantitésetpas du tout, déclara Bert. Je ne tiens nullement à avoir la gorge tranchéependantmonsommeil!Tenez-luilespiedsdanslefeujusqu’àcequ’ilparle!

    — Je ne veux pas de ça, ditWilliam. C’estmoi qui l’ai attrapé, de toutefaçon.

    —T’esungrosimbécile,William,ditBert,cen’estpaslapremièrefoisquejeledis.

    —Ettoi,t’esunbutor!—Ça,j’vaispasaccepterçadetapart,BillHuggins»,ditBert,mettantson

    poingdansl’œildeWilliam.

  • Il y eut alors une magnifique bagarre. Il restait tout juste assez deprésence d’esprit chez Bilbo, quand Bert le laissa tomber à terre, pours’écarteràquatrepattesdesousleurspiedsavantqu’ilsnefussentoccupésàsebattrecommedeschiensetàsetraiteràvoixtrèsfortedetouslesnomsparfaitement véridiques et applicables. Bientôt, ils furent étroitementenlacésetilsroulèrentpresquedanslefeu,ruantetcognant,tandisqueTomlesfouettaitavecunebranchepourlesrameneràlaraison–cequinefaisaitnaturellementquelesrendreplusfurieuxencore.

    C’eût été, pour Bilbo, lemoment de filer. Mais ses pauvres petits piedsavaientété fortementécrasésdans la largepattedeBert, iln’avaitplusdesouffledanslecorpsetlatêteluitournait;desortequ’ilrestaunmomentàtituberjusteendehorsducercledelumièredufeu.

    EnpleinmilieudelaluttesurvintBalïn.Lesnainsavaiententendudeloindesbruits et, après avoir attenduunmoment le retourou leululementdeBilbo,ilsétaientpartisl’unaprèsl’autreenrampantleplussilencieusementpossibleverslalumière.ÀpeineTomeut-ilvuparaîtreBalïnqu’ilpoussaunaffreux hurlement. Les trolls détestent tout simplement la vue des nains(quandilsnesontpascuits).BertetBillarrêtèrentinstantanémentlecombatpours’écrier:«Unsac,Tom,vite!»

    Avant que Balïn, qui se demandait où, dans toute cette confusion, setrouvaitBilbo,serendîtcomptedecequisepassait,unsacluienveloppalatête,etilfutàterre.

    «Ilyenad’autresàvenir,oujemetrompefort,ditTom.Desquantitésetpas du tout, que c’est. Pas des cambunhobbits, mais des quantités de cesnains.Voilààpeuprèscommentçaseprésente!

    — J’ai idée que t’as raison, dit Bert ; et on f’rait mieux de sortir de lalumière.»

    Ce qu’ils firent. Tenant à la main les sacs dont ils se servaient pouremporterlemoutonetautrebutin,ilsattendirentdansl’ombre.Aufuretàmesurequelesnainsarrivaientetregardaientavecsurprise lefeu, lespotsrenversésetlemoutonrongé,crac!unvilainsacpuantleurenserraitlatêteetilsétaientjetésàterre.Bientôt,DwalïnetBalïnfurentétenduscôteàcôte,Fili et Kili ensemble, Dori, Nori et Ori en tas, et Oïn, Gloïn, Bifur, Bofur etBomburinconfortablementempilésprèsdufeu.

    «Voilàquileurapprendra !»ditTom ;carBifuretBombur leuravaientdonné beaucoup de mal, se battant comme des forcenés, comme font lesnainsquandilssontacculés.

    Thorïnarrivaendernier–etilnefutpasprisàl’improviste.Ils’attendaitàquelquemauvaistour,etiln’avaitpasbesoindevoirlesjambesdesesamis

  • dépassant des sacs pour comprendre que les choses n’allaient pas pour lemieux.Ilrestaàdistancedansl’ombre,sedemandant:«Qu’est-cequetoutcetintouin?Quidoncamalmenémesgens?

    —Cesontdestrolls ! réponditdederrièreunarbreBilbo,que lesautresavaientcomplètementoublié.Ilssontcachésdanslesfourrésavecdessacs.

    —Ah!vraiment?»ditThorïn.Etilbonditjusqu’aufeuavantqu’ilsn’eussentpuluisauterdessus.Ilsaisit

    unegrandebranche, toutenflamméeàunbout ;etBertreçutceboutdansl’œilavantd’avoirpus’écarter.Celalemithorsdecombatpourunmoment.Bilbofitdesonmieux.IlattrapaunejambedeTom–tantbienquemal,carelleavaitl’épaisseurd’unjeunetroncd’arbre–maisilfutenvoyéau-dessusdesbuissonsquandTomdécochadescoupsdepieddanslefeupourprojeterlesétincellesdanslafiguredeThorïn.

    En retour, Tom reçut la branche dans les dents et il en perdit une dedevant, ce qui lui fit pousser un beau hurlement.Mais juste à cemoment,William, s’approchant par-derrière, jeta un sac sur la tête de Thorïn etjusqu’à ses pieds. Et ainsi la lutte prit fin. Ils se trouvaient dans un beaupétrin,maintenant : tousproprement ficelésdansdessacs,avec trois trollsfurieux(dontdeuxavaientlesouvenircuisantdebrûluresetdecontusions),assis à côté et discutant pour savoir s’ils devaient les rôtir à petit feu, leshachermenupourlesfairebouillirousimplements’asseoirsureuxpourlesréduire en gelée ; tandis que Bilbo restait terré dans un buisson, lesvêtementsetlapeaudéchirés,sansoserbougerdepeurd’êtreentendu.

    CefutalorsqueGandalfrevint.Maispersonnenelevit.Lestrollsvenaientdedéciderderôtir lesnainstoutdesuitepour lesmangerplustard : l’idéevenaitdeBertet,aprèsunelonguediscussion,touss’yétaientralliés.

    «Paslapeinedelesrôtirmaintenant,çaprendraittoutelanuit»,ditunevoix.

    Bertcrutquec’étaitcelledeWilliam.«Nereprendspastouteladiscussion,Bill,dit-il,sansquoiilyfaudraen

    effettoutelanuit.—Quidoncdiscute?ditWilliam,croyantquec’étaitBertquiavaitparlé.—Toi,ditBert.—Tumens»,ditWilliam.Etladiscussionrepritdeplusbelle.Finalement, ilsdécidèrentdehacher

    menulesnainsetdelesfairebouillir.Ilssortirentdoncunegrandemarmitenoireettirèrentleurscouteaux.

    « On ne peut pas les faire bouillir ! On n’a pas d’eau, et le puits est audiable»,ditunevoix.

  • BertetWilliamcrurentquec’étaitcelledeTom.«Laferme!dirent-ils.Onn’enfinirajamais.Ettuiraschercherl’eautoi-

    même,situl’ouvresencore.—Lafermetoi-même!ditTom,quipensaitquec’étaitlavoixdeWilliam.

    Quidiscute,sinontoi,jevoudraisbienlesavoir!—Tun’esqu’unidiot,ditWilliam.—Idiottoi-même!»ditTom.Etladiscussionrepritdeplusbelleetsepoursuivitpluschaudequejamais

    jusqu’àcequ’enfinilsdécidentdes’asseoirsurlessacsl’unaprèsl’autrepourlesécraser,etlesfairebouillirultérieurement.

    «Parlequelva-t-oncommencer?ditunevoix.—Lemieuxestdecommencerparledernierbonhomme»,ditBert,dont

    l’œilavaitétéendommagéparThorïn.Ilcroyaitquec’étaitTomquiparlait.«Neparlepastoutseul!ditTom.Maissituveuxt’asseoirsurledernier,

    fais-le.Lequelest-ce?—Celuiqu’adesbasjaunes,ditBert.—Allonsdonc,c’estceluiqu’adesbasgris,ditunevoixsemblableàcelle

    deWilliam.—J’aibienvuqu’ilsétaientjaunes,ditBert.—Ilsétaientjaunes,ditWilliam.—Alorspourquoiqu’t’asditqu’ilsétaientgris?ditBert.—J’aijamaisditça.C’estTomquil’adit.—Jamaisdelavie!ditTom.C’étaittoi.—Deuxcontreun,alorsboucle-la!ditBert.—Àquiqu’tucauses?ditWilliam.—Oh!assez,direntTometBertensemble.Lanuits’avanceetl’aubevient

    debonneheure.Finissons-en.—Quel’aubevoussaisissetousetsoitpourvousdepierre!»ditunevoix

    quisonnaitcommecelledeWilliam.Maiscen’étaitpaselle.Car,justeàcemoment,lalumièreparutau-dessus

    delacolline,etilyeutunpuissantgazouillisdanslesbranches.Williamnesoufflamot : il avait été pétrifié là, tandis qu’il se baissait ; et Bert et Tomavaient été plantés commedes rocs pendant qu’ils le regardaient. Et ils sedressentencorelààcejour,toutseuls,àmoinsquelesoiseauxneperchentsurleurpersonne;carvouslesavezsansdoute,lestrollsdoiventsetrouversousterreavantl’aurore,ouilsretournentàlamatièredesmontagnesdontilssontsortisetnefontplusunmouvement.C’étaitcequiétaitarrivéàBert,TometWilliam.

  • «Excellent !»ditGandalf, sortantdederrièreunarbreetaidantBilboàdescendre d’un arbrisseau épineux. Bilbo comprit alors. C’était la voix dumagicienquiavaitmaintenulaquerelleetlazizanieentrelestrolls jusqu’àcequelalumièredujourvîntenfiniraveceux.

    Latâchesuivante futdedélier lessacsetde libérer lesnains. Ilsétaientpresquesuffoquésettrèsennuyés:ilsn’avaientéprouvéaucunplaisiràêtrecouchés là et à entendre les trolls discuter de leur rôtissage, de leurréductionenbouillieoude leurhachementmenu.Pour lessatisfaire,Bilbodutraconterdeuxfoisdesuitesesaventures.

    «Cen’étaitpaslemomentdevousexercerauchapardageouauvolàlatire, alors que ce qu’il nous fallait, c’était du feu et de la nourriture ! ditBombur.

    —Etc’estprécisémentcequevousn’auriezpasobtenudecesgenssansvousbattre,detoutefaçon,ditGandalf.Quoiqu’ilensoit,vousêtesentrainde perdre votre temps. Ne vous rendez-vous pas compte que les trollsdoivent avoir une caverne ou un trou creusé près d’ici pour se cacher dusoleil?Ilfautyjeteruncoupd’œil!»

    Ilscherchèrentalentouretilsnetardèrentpasàdécouvrirlesempreintesdessouliersdepierredestrolls,quipartaientparmilesarbres.Ilssuivirentlatraceauflancdelacollinejusqu’àunegrandeportedepierredissimuléepardesbuissons,laquellefermaitunecaverne.Maisilsnepurentl’ouvrir,mêmeenpoussanttousàlafois,tandisqueGandalfessayaitdiversesincantations.

    « Ceci servirait-il à quelque chose ? demanda Bilbo, quand ilscommencèrent à être fatigués et mécontents. Je l’ai trouvé par terre àl’endroitoùlestrollss’étaientbattus.»

    Il tendait une clef assez grande, bien que William l’eût sans douteconsidéréecommetrèspetiteetsecrète.Elleavaitdûparchancetomberdesapocheavantsatransformationenpierre.

    «Pourquoidiantrenepasenavoirparléplustôt?»s’écrièrent-ils.Gandalf la saisit et l’engageadans la serrure. Laportedepierre s’ouvrit

    alors sur une seule bonne poussée, et tous entrèrent. Le sol était jonchéd’ossementsetuneodeurnauséabondeflottaitdansl’air;maisilyavaitunegrande quantité de nourriture pêle-mêle sur des étagères et par terre, aumilieud’unfouillisdebutindetoutessortesallantdeboutonsdecuivreàdespotsremplisdepiècesd’ordansuncoin.Ilyavaitaussidesquantitésd’effetssuspendusauxmurs–troppetitspourdestrolls,cedevaientêtreceuxdesvictimes,jelecrains–etparmiceux-cisevoyaientplusieursépéesdefaçons,de formes et de dimensions variées. Deux attirèrent particulièrement leurregardàcausedessuperbesfourreauxetdesgardesenrichiesdepierreries.

  • GandalfetThorïnenprirentchacunune;etBilboprituncouteauàgainedecuir.Cecouteaun’aurait faitqu’untoutpetitcanifpouruntroll,mais ilvalaitunecourteépéepourunhobbit.

    « On dirait de bonnes lames, dit le magicien, les tirant à demi et lesregardant avec curiosité. Ellesn’ontpas été forgéesparun troll,niparunhommedecetterégionoumêmedecetemps.Maisnousensauronspluslongquandnousauronspudéchiffrerlesrunesquiysontgravées.

    —Sortonsdecettehorribleodeur!»ditFili.Ilsemportèrentdoncau-dehorslespotsdepiècesetlanourritureintacte

    qui leur parut bonne à consommer, ainsi qu’un tonneau de bière encoreplein. À ce moment, ils se sentirent l’envie d’un déjeuner et, comme ilsavaient très faim, ils ne dédaignèrent pas ce qu’ils avaient prélevé dans legarde-manger des trolls. Leurs propres provisions étaient maigres.Maintenant,ilsavaientdupainetdufromage,delabièreensuffisanceetdulardàfairegrillersurlabraisedufeu.

    Lerepasterminé,ilsdormirentunpeu,carleurnuitavaitététroublée;etilsnefirentplusrienjusqu’àl’après-midi.Alors,ilsamenèrentleursponeysetemportèrentlespotsd’orqu’ilsenterrèrentengrandsecretnonloindelapiste longeant la rivière, non sans les avoir protégés par de nombreuxcharmes, pour le cas où ils auraient quelque jour la chance de venir lesrécupérer. Cela fait, tous remontèrent sur les poneys, et ils repartirent aupetittrotendirectiondel’est.

    «Oùétiez-vousdoncallé,si jepuismepermettredevousledemander?ditThorïnàGandalf,tandisqu’ilspoursuivaientleurchemin.

    —Jeterunregardenavant,répondit-il.—Etqu’est-cequivousaramenéjusteàtemps?—Unregardenarrière,dit-il.—Biensûr!ditThorïn;maispourriez-vousêtreunpeuplusclair?— J’étais parti examiner la route. Elle deviendra bientôt dangereuse et

    difficile.Aussi étais-je anxieuxde réapprovisionnernotrepetite réservedevivres.Jen’étaispasallébienloin,cependant,lorsquejerencontraiunepaired’amisdeRivendell.

    —Oùest-ce?demandaBilbo.— N’interrompez pas ! dit Gandalf. Avec de la chance, vous y arriverez

    dans quelques jours, maintenant, et vous découvrirez tout ce qu’il y a àsavoiràcesujet.Jedisaisdoncquej’avaisrencontrédeuxdesgensd’Elrond.Ilssehâtaientparcraintedestrolls.Cesonteuxquim’apprirentquetroisdecestrollsétaientdescendusdelamontagneets’étaientinstallésdanslesboisnonloindelaroute.Aprèsavoirfaitfuirlesgensdelarégion,ilsguettaient

  • les étrangers. J’eus aussitôt l’impression quema présence était nécessaire.Regardantenarrière,jevisauloinunfeu,etj’allaidanscettedirection.Voussavez la suite.Mais, je vous enprie, faitesplus attention laprochaine fois,sansquoinousn’arriveronsjamaisnullepart!

    —Merci!»ditThorïn.

  • I

    ChapitreIII

    COURTEPAUSE

    ls ne chantèrent ni ne racontèrent d’histoires, ce jour-là, malgrél’améliorationdutemps;nonplusquelelendemain,nilesurlendemain.Ils avaient commencé à sentir que le danger n’était pas loin de part et

    d’autredeleurroute.Ilscampaientsouslesétoilesetleurschevauxavaientplusàmangerqu’eux-mêmes,cars’ilyavaitabondanced’herbe,iln’yavaitpasgrand-chosedansleurssacs,comptetenumêmedecequ’ilsavaientprisaux trolls.Unmatin, ilspassèrent àguéune rivière enunendroit largeetpeuprofond,toutécumantetremplidubruitdescailloux.L’autreriveétaitescarpéeetglissante.Quandilsparvinrentausommet,menantleursponeys,ilss’aperçurentqueleshautesmontagnesétaientàprésenttoutprèsd’eux.Le pied de la plus proche semblait déjà n’être qu’à une petite journée demarche.Elleavaitunaspectsombreetlugubre,malgrédesplaquesdesoleilsursesflancsbruns,etderrièresescontrefortsbrillaientlescimesneigeuses.

    « Est-ce là La Montagne ? » demanda Bilbo d’une voix grave, lacontemplantavecdesyeuxronds.

    Iln’avaitjamaisrienvud’aussigrand.«Bien sûrquenon ! dit Balïn. Cene sont que les contreforts desMonts

    Brumeux,etilnousfautlesfranchird’unefaçonoud’uneautre,par-dessusoupar-dessous,pourarriverauPaysSauvagequiestdel’autrecôté.Etilyaencoreassezloin,mêmedelà,à laMontagneSolitairedansl’Est,oùSmaugcouchesurnotretrésor.

  • —Ah!»ditBilbo–et justeàcemomentilsesentitpluslasqu’iln’avaitjamaisété.Ilpensaitunefoisdeplusàsonconfortablefauteuilaucoindufeudanslepetitsalonpréférédesontroudehobbit,etauchantdelabouilloire.Ceneseraitpasladernièrefois!

    Gandalfavaitprismaintenantlatêtedelatroupe.«Ilnefautpasmanquernotreroute,carnousserionsfichus,dit-il.Nous

    avons besoin de nourriture, entre autres, et de repos dans une sécuritéraisonnable–etaussi,ilesttrèsnécessaired’aborderlesMontsBrumeuxparlebonsentier,sansquoivousvousperdrezetvousserezobligésdereveniraupointdedépartpourtoutrecommencer(sijamaisvousrevenez).»

    Ilsluidemandèrentversoùilsedirigeait,etilrépondit:« Vous êtes arrivés au bord même du Désert, certains d’entre vous le

    saventpeut-être.Cachéequelquepartdevantnous,setrouvelabellevalléedelaCombeFendue,oùvitElronddanslaDernièreMaisonSimpleàl’OuestdesMonts.J’aienvoyéunmessageparmesamis,etnoussommesattendus.»

    Cette nouvelle était agréable et réconfortante, mais ils n’étaient pasencore arrivés, et il n’était pas aussi commode qu’il paraît de trouver laDernière Maison Simple à l’Ouest des Monts. Il semblait n’y avoir pasd’arbres,pasdevallées,pasdecollinespour rompre lamonotoniedupaysqu’ilsavaientdevanteux:cen’étaitqu’unevastepentemontantlentementàlarencontredupieddelamontagnelaplusvoisine,unlargeespacecouleurdebruyèreetderocherséboulés,avecdestachesetdespansdevertherbeuxoumoussuquirévélaientlaprésencepossibled’eau.

    Lamatinéepassa,l’après-midivint;maissurtoutela landesilencieuseiln’yavaitaucunsigned’habitation.Ilsdevenaientinquiets,carilsvoyaientàprésentquelamaisonpouvaitêtrecachéeàpeuprèsn’importeoùentreeuxet les montagnes. Ils tombaient sur des vallées inattendues, étroites etescarpées,quis’ouvraientsubitementà leurspieds,et ils lescontemplaientd’enhaut,surprisdevoirsouseuxdesarbresetdel’eaucouranteaufond.Ilyavaitdepetitescrevassesqu’ilspouvaientpresquefranchird’unbond,maisquiétaient trèsprofondesetcontenaientdescascades. Ilyavaitdesravinssombresquel’onnepouvaitnisauter,niescalader.Ilyavaitdesfondrières,dont certaines offraient une vue agréable avec leur verdure parsemée defleurshautesetvives ;maisunponeyquiauraitmarché là,unchargementsurledos,n’enseraitjamaisressorti.

    Larégionquis’étendaitduguéàlamontagneétaitcertesbeaucoupplusétendue qu’on ne l’aurait cru. Bilbo en était plongé dans l’étonnement.L’unique sentier était marqué de pierres blanches, dont certaines étaientpetitesetd’autresàdemirecouvertesdemousseoudebruyère.C’étaitune

  • tâchepéniblequede suivre lapiste,mêmesous laconduitedeGandalfquisemblaitconnaîtreassezbiensonchemin.

    Satêteetsabarbeoscillaientd’uncôtéetdel’autretandisqu’ilcherchaitlespierres,ettouslesuivaient;maisilsemblaitqu’onn’eûtguèreapprochédelafinduvoyagelorsquelejourcommençademanquer.Lemomentduthéétait depuis longtemps passé, et il apparaissait que celui du souper netarderait pas à faire de même. Des phalènes voletaient de-ci de-là, et lalumièredevinttrèsfaible,lalunen’étantpasencorelevée.LeponeydeBilbocommençaàbutersurlesracinesetlespierres.Onarrivasibrusquementaubord d’une brutale dénivellation que le cheval de Gandalf faillit dévaler lapente.

    «Nousyvoicienfin!»cria-t-il.Ettousdes’assemblerautourdeluietderegarderpar-dessusl’arête.Loin

    endessousd’eux, ilsvirentunevallée. Ilspouvaiententendre lavoixd’uneeau qui, dans le fond, coulait en un rapide courant sur un lit rocheux ; unparfumd’arbreimprégnaitl’air;et ilyavaitune lumièrede l’autrecôtédel’eauenaval.

    BilbonedevaitjamaisoublierlafaçondontilsglissèrentetdégringolèrentdanslecrépusculelelongdusentierenzigzagjusquedanslasecrètevalléedelaCombeFendue.L’airseréchauffaitaufuretàmesuredeladescente,etl’odeurdespinsassoupissaitlehobbit,desortequ’àtoutmomentilbranlaitla tête et manquait tomber, ou bien il heurtait du nez l’encolure de sonponey. Leur entrain se réveilla à mesure qu’ils descendaient. Les arbresdevenaientdeshêtresetdeschênes,etuneagréablesensationsedégageaitdu crépuscule. La dernière teinte verte s’était presque effacée de l’herbequandilsfinirentpararriveràunepercéesituéeunpeuau-dessusdesbordsdelarivière.

    «Hum!çasentl’elfe!»pensaBilbo.Et il leva lesyeuxvers lesétoiles.Elles luisaientd’unéclatvif etbleuté.

    Jus